Interviews de M. Luc Guyau, président de la FNSEA, à France-Inter le 19 février 1998 et dans "La Vie" du 26 février, sur son livre intitulé "La Terre, les paysages et notre alimentation" sur la nécessité d'un lien entre l'agriculteur et le consommateur et sur les risques d'une standardisation de la production agricole et d'une uniformisation des paysages.

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Média : CFTC La Vie à défendre - France Inter - La Vie

Texte intégral

France Inter : jeudi 19 février 1998

Quel lien entre le steak dans votre assiette, les légumes qui l’accompagnent, le paysage, et donc l’environnement, et finalement le monde dans lequel vivront nos enfants ? C’est bien sûr le paysan. Un beau mot qui disparaît au profit de « agriculteur » et même « producteur ». Cette évolution sémantique en dit long sur l’évolution du métier et sur les enjeux économiques de la production agricole. Elle est soumise, au même titre que la production industrielle, aux lois de la mondialisation. C’est contre ces perspectives de standardisation de la production, et donc le risque d’uniformisation du paysage, que manifestent les éleveurs traditionnels, à Paris, en route vers Bruxelles, avec « la caravane des pâturages de France. » L. Guyau, auteur aux éditions du Cherche-Midi d’un essai qui a pour titre, « La terre, les paysages et notre alimentation ». Il y a un sous-titre qui me paraît important : Pour une alliance agriculteur-consommateur. Il faut qu’il y ait un lien pour nous protéger de la standardisation, justement ?

– « Oui, je crois que cet engagement des producteurs et des consommateurs est commun pour, justement, définir l’identité de nos produits agricoles, je dirais l’identité même, culturelle de notre pays, que ce soit la France ou l’Europe. Le lien qu’il y a, comme vous le disiez tout de suite, entre notre alimentation, le lieu où il a été produit, le lieu de ressourcement aussi de nos citadins qui demandent de plus en plus de campagne. Alors les agriculteurs ont une responsabilité très importante : bien sûr de nourrir les populations, mais aussi d’aménager, de maintenir ce patrimoine ancestral que sont les paysages, mais qui est devenu véritablement un bien de consommation. »

Mais dites-vous qu’il existe aujourd’hui un projet pour une mondialisation de la production agricole ?

– « Aujourd’hui, la mondialisation, on a du mal à y échapper en matière d’échanges. Mais ce n’est pas une raison pour tout standardiser. Je n’ai pas envie du tout que l’agriculture, ni les paysages français et européens, soient comme ceux d’Argentine ou ceux d’Amérique centrale ou ceux d’Amérique du Nord ou même du Japon ou d’ailleurs. »

C’est-à-dire organisés pour la production de masse ?

– « Organisés pour la production de masse mais pas uniquement pour la production, mais sans tenir compte de ce qui fait la force de la France, c’est-à-dire ce lien entre les hommes, les produits et les territoires. C’est-à-dire qu’il y a, dans notre région du monde, un lien entre les populations, ceux qui y travaillent, les territoires et l’aménagement. C’est ce que j’ai voulu dire dans ce livre, parce que c’est plus qu’agricole, c’est culturel. Et les agriculteurs le souhaitent, pas forcément à tous les moments. Il y a eu à un certain des excès qu’il faut réparer. Mais aujourd’hui, les consommateurs – consommateurs d’alimentation mais de biens et de services –, c’est ce qu’ils nous demandent. »

Mais à vous lire, peut-être me suis-je trompé, mais ça n’est pas tellement un argument français que vous défendez. Vous, défendez simplement la diversité, si j’ai bien compris ?

– « Oui, la diversité… »

Vous disiez : « les paysans français », mais ce que vous dites est aussi valable pour les paysans argentins ou italiens que pour vous ?

– « Tout à fait, mais la seule différence qu’il y a, c’est que dans le cadre de la mondialisation, on veut nous faire le modèle unique, qui est un peu le modèle américain et en particulier, des grandes cultures ou des grands espaces et, on sait très bien que pour nous, et quand vous parliez tout à l’heure de la manifestation des agriculteurs des pâturages de France qui font, vis-à-vis de la communication, un travail important d’explication, c’est qu’ils veulent vivre au pays, pour eux-mêmes, pour ceux qui sont autour d’eux et aussi pour les citadins qui ont envie d’aller à la campagne pour pouvoir avoir tout cela. »

Mais ça veut dire que vous défendez, aujourd’hui, un projet de production qui revient à la taille humaine, à l’échelle humaine, de petite propriété où l’on défendrait la qualité, où on se protègerait de la « vache folle » ?

– « Je crois qu’il ne faut pas non plus se tromper. Il faut bien expliquer qu’aujourd’hui l’agriculture, comme les autres secteurs, a connu son évolution technologique, biotechnologique et de modernisation, et que l’on peut très bien faire de l’aménagement du territoire, de la politique de qualité, tout en faisant de la modernité. Et dans ma propre exploitation, j’ai commencé à travailler avec les chevaux et les bœufs et aujourd’hui, il y a l’ordinateur dans la maison. Et j’ai tout à fait l’impression, malgré tout, de la qualité. Et le consommateur, par le dialogue que nous avons développé avec lui, doit comprendre qu’il n’y a pas que les produits d’hier qui sont sains, ceux d’aujourd’hui, même fabriqués de façon parfois plus industrielle, le sont aussi. Mais notre souci, c’est de justement garder ce lien entre le producteur et le consommateur. Et la banalisation de la production, des produits éloigne toujours le producteur du consommateur. »

Mais le lien dont vous nous parlez, le lien entre vous et nous par exemple, est-ce que c’est le lien de la confiance et est-ce que cette confiance a été durablement et gravement touchée notamment par la crise de la « vache folle » ?

– « Elle a été gravement touchée mais pas durablement parce que nous avons justement, et je crois qu’il y a eu un effort extraordinaire de fait en peu de mois, regagner une certaine confiance avec le consommateur par ce que nous appelons un mot très savant – je ne sais pas si c’est savant, mais très compliqué –, la traçabilité, c’est-à-dire la capacité que peut avoir le consommateur, vous, moi, demain, de dire : j’achète un steak, dans ma boucherie, j’ai la possibilité en deux opérations de retrouver l’éleveur et d’aller chez lui voir comment cela s’est produit. Parce que cette confiance, elle se mérite. Et pour qu’elle soit méritée, il faut que les agriculteurs fassent des efforts et ils en font et ils doivent continuer à en faire. Mais aussi de le démontrer, ça ne suffit pas de le déclarer, il faut pouvoir le faire de visu dans nos exploitations. Et c’est comme cela que nous pourrons regagner la confiance. »

Mais quand vous dites que le métier a changé – en effet, les paysans ont plus changé en 50 ans qu’en cinq siècles… Cela vous dérange, que je dise paysan, parce que je trouve que c’est un beau mot ? Parce que dans paysan, il y a pays, et donc environnement ?

– « Pas du tout. Et si le terme de paysan explique pays, environnement, mais aussi facteur de production et de biens alimentaires et de vie, c’est-à-dire de permettre à ces paysans de vivre, parce qu’il ne faudrait quand même pas que le terme paysan, demain, on en dise : ils occupent le pays mais ils n’ont pas beaucoup d’argent pour vivre. Ils vont bien piocher, ils vont trouver un peu de pommes de terre… Ce n’est pas cela, le paysan. Le paysan doit vivre et faire vivre le pays. Derrière le terme paysan, il y a l’existence même du métier d’agriculteur, mais aussi de tout ce qu’il y a autour. Parce que les agriculteurs seuls sur le territoire, cela ne sera pas suffisant. »

N’y aura-t-il pas la tentation, pour vous, d’être aussi des apprentis-sorciers : paysans-savants, travaillant, sur le maïs transgénique ?

– « Il ne faut pas être en retard d’une génération. Il faut être attentif à toutes les évolutions technologiques, et nous avons dit que la précaution est essentielle. Mais nous ne pouvons pas non plus être en permanence à refusant le progrès. Il faut maitriser le progrès. Notre responsabilité est engagée. »

Quel lien entre vous et les scientifiques ? Qui contrôle quoi ?

– « J’appelle les scientifiques à être plus clairs, plus précis sur les données qui nous sont apportées. Et puis lorsqu’il y a risque, il faut protéger le consommateur. Mais lorsque tous les calculs ont été faits, que toutes les précautions ont été prises, je, crois que l’on peut avancer là-dessus. Pas pour toujours. S’il y a le moindre risque, il faut retirer le produit. »

Existera-t-il une Internationale de l’environnement ? Et est-ce que c’est vous, les paysans ? « Paysans de la terre entière, unissez-vous » : on peut y rêver à cela ?

– « On peut toujours y rêver ; il y a encore un peu de chemin à faire. Mais je dois dire qu’au niveau européen, c’est déjà presque le cas. Et je dois dire que c’est avec une grande satisfaction que je vois qu’aujourd’hui, les agriculteurs européens, sur ce que nous appelons le modèle agricole européen, nous arrivons à nous rassembler. »

Malgré les intérêts quelquefois opposés ?

– « Malgré le fait que la moyenne des exploitations est de 70 hectares en Angleterre et de 3 hectares en Grèce, nous arrivons à trouver des points communs, et qui ne sont pas seulement de revenus ou de production, mais qui sont justement sur tous ces liens avec la société. Et je crois que c’est cela, le plus important, aujourd’hui. C’est que des agriculteurs européens ont compris que leur mission n’était pas que de produire. C’est essentiel, que ce soit pour le marché intérieur, ou d’ailleurs pour le marché extérieur. Mais au-delà de cette production, il y a tout cet aspect d’équilibre de la société que nous pouvons, devons rendre. Et c’est ce que j’ai voulu dire dans ce livre, c’est-à-dire que ce dialogue que nous devons avoir, c’est ni plus ni moins de répondre à la société. »


La vie : 26 février 1998

Dans votre livre, vous critiquez souvent le système productiviste. Pourquoi ce tournant dans vos propos ?

Ce n’est pas tout à fait un tournant. J’ai toujours dit qu’il fallait séparer les notions de productivité et de productivisme. Quelqu’un qui produit beaucoup, fort, tout en respectant l’équilibre avec le marché, l’emploi et l’environnement, n’est pas un productiviste. Le productivisme, pour moi, c’est au contraire la boulimie, l’excès. Mes critiques concernent ceux qui ont foncé tête baissée. Mais, soyons juste, ils l’ont fait souvent à la demande de la société qui, dans les années 50, disait aux agriculteurs : « Faut y aller, faut produire, on a besoin de nourriture à bon marché ! ». Aujourd’hui, le mouvement s’est inversé, et les consommateurs nous demandent davantage de qualité que de quantité.

Votre livre s’adresse avant tout aux consommateurs. Là encore, pourquoi cette rupture avec une démarche syndicale souvent dénoncée comme corporatiste ?

Il y a deux évolutions conjointes. Tout d’abord, les agriculteurs se sont rendu compte qu’il ne suffisait plus de produire, mais aussi de vendre. Ensuite, les consommateurs, tant individuellement que collectivement, sont devenus plus adultes, en voulant s’émanciper de la grande distribution et de la publicité. Donc, il faut que nous dialoguions ensemble, d’autant que le consommateur ne l’est plus seulement de produits agricoles et alimentaires, mais aussi de tourisme vert, de paysages, de nature et d’environnement. La crise de la vache folle a eu au moins de positif de nous obliger à regarder ce qui se passe autour de nous. Je crois même que, sur des demandes fortes du consommateur – l’identification des produits, la « traçabilité » –, cette crise nous a fait gagner cinq, voire dix ans.

Vous vous prononcez pour le « principe de précaution ». Estimez-vous que le gouvernement français l’ait respecté an autorisant la culture du maïs transgénique ?

Je ne suis pas scientifique, je ne peux donc pas me prononcer de façon définitive et absolue. Néanmoins, je pense que la décision française a eu le mérite d’arrêter les distorsions de concurrence entre l’importation (qui avait été autorisée par le précédent gouvernement) et la production intérieure (interdite jusqu’à présent) de ce fameux maïs. L’autorisation est raisonnable, car elle ne porte que sur une variété de maïs bien identifiée, et non sur des espèces transgéniques de colza et de betterave, qui sont, elles, beaucoup plus incertaines. Mais si, un jour, on découvrait le moindre risque sur cette autorisation. La santé et la sécurité du consommateur doivent rester la priorité absolue. Mais il ne faut pas, pour autant, bloquer toute évolution technologique.