Texte intégral
P. Lapousterle : Les ministres de l'Agriculture des quinze pays européens se sont réunis au Luxembourg depuis lundi matin et c'est l'impasse. Il n'y a toujours pas d'accord pour aider les éleveurs qui ont été touchés par la crise de la « vache folle ». Est-ce que vous êtes inquiète ? Quel est votre état d'esprit ce matin ?
C. Lambert : Je suis à la fois inquiète et en colère parce que je ne comprends pas l'attitude de la Commission. L'état de la situation a été fait à l'occasion d'un conseil des ministres, il y a un mois. Hier, le même scénario s'est répété. C'est-à-dire que nous sommes restés sur un constat. Mais aucune décision ne semblait se dessiner. Alors, je ne comprends pas qu'il faille autant de temps pour faire le constat, puisque nous l'avons déjà fait. Aujourd'hui, ce qui presse le plus, c'est de prendre des décisions, notamment en direction des éleveurs de broutards, car c'est eux qui souffrent le plus.
P. Lapousterle : La Commission a dit hier aux ministres que le constat avait été fait. L'Europe avait l'impression d'avoir fait son devoir en indemnisant ceux qui avaient perdu de l'argent.
C. Lambert : La Commission a permis l'indemnisation, la première fois, des éleveurs qui ont souffert dans les mois d'avril-mai, c'est-à-dire notamment, les engraisseurs, ceux qui ont vendu des animaux finis pour l'abattoir. Aujourd'hui, les gens qui connaissent des difficultés sont ceux qui arrivent sur le marché avec des animaux dits « maigres », les fameux broutards des zones herbagères du centre de la France. Et eux, par contre, n'ont rien perçu encore. C'est comme si, entre la presse écrite et la presse parlée, on faisait un amalgame total. Les problèmes ne sont pas toujours les mêmes.
P. Lapousterle : Vous avez organisé, avec la FNSEA, une manifestation qui a fait énormément de bruit qui était le blocage de vingt départements en France dans la matinée de vendredi. Est-ce que vous avez le sentiment que cette manifestation a servi à quelque chose ? Est-ce que vous pensez que les éleveurs français sont dans une situation épouvantable ?
C. Lambert : Les éleveurs français connaissent aujourd'hui des difficultés historiques. Jamais, en France, l'élevage n'a connu une telle difficulté. Il y a une crise économique, bien sûr, avec des difficultés considérables, une crise humaine avec des familles qui sont dans le désarroi et puis il y a aussi une perte d'espoir de la part des agriculteurs. Et les agriculteurs qui n'ont plus d'espoir n'ont pas envie de continuer. Alors aujourd'hui, ils expriment, avec force parfois, leur désespoir et on ne peut pas les laisser se cantonner ainsi dans cette situation. A mon sens, ne rien décider aujourd'hui serait courir à la catastrophe pour ces zones. C'est aussi tout un pan de la ruralité avec ses activités – les commerces, les artisans, les vétérinaires, les comptables – qui disparaîtra demain. Il y a, derrière, des enjeux d'environ dix à douze mille emplois. Donc c'est un problème pour la société tout entière, pas seulement pour le secteur agricole.
P. Lapousterle : Est-ce que vous approuvez la position de P. Vasseur, le ministre de l'Agriculture, qui a dit hier : « on va à l'accord ou à la crise » ?
C. Lambert : J'approuve la fermeté du ministre et j'espère que la fermeté qu'il a manifestée hier soir pour bloquer les débats et faire de l'obtention des aides pour les éleveurs de broutards une condition sine qua non d'accord, est le bon ton qu'il faut adopter. Il faut à la fois que la Commission se rende à l'évidence – et vienne le constater sur le terrain, si elle ne veut pas s'y résoudre – que les producteurs de broutards, aujourd'hui, n'ont pas d'autre issue que de bénéficier d'un supplément d'aide, sinon c'est la faillite pour leur exploitation. Et en plus, il est urgent de prévoir une maîtrise de la production. C'est-à-dire organiser les volumes de viande et d'animaux mis sur le marché parce que, sinon, on court à la même situation pour l'année prochaine et les années qui suivent.
P. Lapousterle : Mais est-ce qu'il n'y a pas une page qui se tourne, lorsqu'on s'approche de la démonstration scientifique qu'il y a un lien entre la maladie de la « vache folle » et la maladie de l'homme. Est-ce qu'il n'y aura pas, dans les années qui viennent, une baisse des ventes de la viande et donc une crise longue ?
C. Lambert : La crise sera longue, c'est sûr. Mais je crois que les professionnels de la viande, et notamment les agriculteurs, ont pris conscience aujourd'hui qu'il faut travailler différemment. Les consommateurs, aujourd'hui, sont exigeants et ils ont raison. Les consommateurs veulent aujourd'hui savoir de quel animal provient la viande, quelle race, quel type d'alimentation, où il a été élevé. Et c'est davantage le « comment produire » que le produit lui-même qui devra l'emporter. Il y a, au sein de la filière, encore beaucoup de ménage à faire. Il y a beaucoup d'éclaircissements à apporter pour, justement, contrôler l'animal de son abattage jusqu'à l'arrivée dans l'assiette. Tout ceci n'est pas encore parfait, mais il y a de plus en plus de démarches qualité, de démarches de labellisation, où l'on peut garantir aux consommateurs que les animaux qui arrivent dans leur assiette sont sains.
P. Lapousterle : Vous pouvez le dire ça, sérieusement, ce matin ?
C. Lambert : Oui, je peux dire que les animaux qui arrivent dans l'assiette du consommateur et qui sont labellisés « viande bovine française » où la garantie sur l'alimentation est donnée, ne présente aucun risque. Et je crois qu'il y a eu trop d'amalgames entre certaines viandes sur lesquelles il n'y a pas d'assurance et celles qui sont labellisées, identifiées et contrôlées par la répression des fraudes qui attestent la fiabilité de ces viandes-là.
P. Lapousterle : Imaginons que, tout à l'heure, il n'y ait pas d'accord au Luxembourg. Qu'est-ce qui se passerait, car la France ne peut pas subventionner les éleveurs français ?
C. Lambert : Je n'ose pas imaginer que P. Vasseur revienne du Luxembourg sans accord parce que la situation est très grave aujourd'hui. Alors s'il revient sans accord, je crois que nous reposerons le problème dans un mois en faisant en sorte que M. Fischler et l'ensemble des commissaires et des autres ministres des autres pays soient davantage conscients de nos réelles difficultés.
P. Lapousterle : Ça veut dire que, s'il n'y a pas d'accord aujourd'hui, vous serez obligés d'attendre quand même ?
C. Lambert : Il faudra alors qu'il y ait un accord dans un mois. Et l'attente sera longue car les agriculteurs sont fort impatients aujourd'hui.
P. Lapousterle : Est-ce que beaucoup de choses ont changé depuis que le président Chirac est à l'Elysée ?
C. Lambert : Si l'arrivée du président Chirac à l'Elysée avait constitué un miracle, je crois que ça se saurait pour l'agriculture. La crise est là. Les éleveurs ont aujourd'hui une oreille attentive à l'Elysée. Il les écoute. Il connaît la réalité de l'agriculture. Il a été ministre de l'Agriculture lui-même et c'est vrai que cela gagne du temps dans un certain nombre d'explications des dossiers.
P. Lapousterle : Est-ce que des jeunes retournent faire de l'agriculture en France ?
C. Lambert : Des jeunes ont envie aujourd'hui d'être agriculteurs et le montrent : sur l'année 1995, + 6 % en installation ; sur les premiers mois de 1996, + 11 %. Donc, il y a un frémissement au redémarrage des jeunes agriculteurs. Mais il y a aussi des difficultés. Jusqu'à présent, nous nous attachons à solutionner un certain nombre de problèmes. Nous organisons le 7 novembre une action de sensibilisation des jeunes qui sont dans les écoles pour leur dire que l'agriculture offre des métiers accessibles aux jeunes.