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Silence et secret, serviteurs de mauvaises causes, sont en général les atouts maîtres dès lors qu’il s’agit de placer les peuples devant le fait accompli. L’exemple du pacte de stabilité étendant sans limite de temps les critères de Maastricht, conclu par le président de la République sans le moindre débat au Parlement, est révélateur d’une telle pratique. Ce qui se trame avec l’AMI est de la même veine et il est heureux qu’éclate enfin le débat public après connaissance de l’essentiel du contenu.
L’enjeu est quand même de taille car, sous couvert de codifier l’activité des multinationales afin de préserver la souveraineté des États, voilà que s’avance un projet d’accord qui se fixe l’ambition du contraire.
Au nom du droit des investisseurs, le projet devrait aboutir à préciser un certain nombre de contraintes auxquelles les États devraient se soumettre pour répondre aux exigences des transnationales, exonérées elles-mêmes de tout devoir vis-à-vis du pays d’accueil. Pour les États : les devoirs. Pour les transnationales : les droits. Telle est la philosophie générale qui semble se dégager de ce projet. Sans rechercher une quelconque caricature qui n’aiderait nullement au débat, les mots, les formules ont un sens et une lecture attentive nourrit légitimement bien des inquiétudes.
En effet, il s’agit bien de lever toute restriction aux investisseurs en matière d’achat de ressources naturelles, de terrains, de services, d’entreprises et d’en garantir la pleine jouissance en renonçant à toute intervention, norme, règle ou situation qui, directement ou indirectement, pourraient entrainer une « perte d’opportunité de profit ». En la matière, le champ est immense et englobe aussi bien la politique fiscale, la politique salariale (hausse du Smic par exemple), la politique de santé, la culture, la protection de l’environnement mais aussi les troubles civils, conflits sociaux, pour ne rien dire des velléités de nationalisations, sources d’insomnie pour tous les chantres de l’ultralibéralisme.
Le non-respect du moindre des engagements déboucherait sur la traduction de l’état coupable devant un tribunal international – où les multinationales feraient la loi – qui aurait à déterminer le montant de l’indemnisation que cet État devrait verser à l’entreprise plaignante. Ainsi, la France resterait un État de droit mais n’aurait plus la maîtrise de définir ce droit.
Imagine-t-on ce que pourrait donner un tel asservissement des prérogatives nationales en cas de conflit social grave, ou de velléités politiques de mesures de progrès social qui, de fait, ont des incidences sur les « opportunités de profit » ?
La France, l’Europe n’ont-elles donc plus d’exigences à formuler, plus de perspectives pour que les investissements servent l’emploi, le développement, le progrès social, l’équilibre écologique de la planète, le lutte contre le gaspillage des ressources naturelles, la promotion des droits sociaux pour les travailleurs ?
Faire payer par les contribuables français, les salariés français, des pénalités pour avoir osé défendre leur situation, voilà qui est quand même singulier !
Démocratie, souveraineté nationale, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, seraient donc devenus des formules barbares, à bannir à tout jamais ?
« Ce traité est inoffensif pour notre souveraineté », déclare Dominique Strauss-Kahn. Soyons sérieux ! Il ne peut à la fois être inoffensif et nécessiter des exceptions des « mises à part » pour protéger nos diverses spécificités françaises.
Je partage l’émoi et les craintes qu’expriment les gens de la culture parmi lesquels les cinéastes, les créateurs… quant aux conséquences graves sur « l’exception culturelle ». Je soutiens leur légitime combat et, comme eux, je doute fort que la reconnaissance de cette « exceptionnalité » soit une garantie suffisante.
La chape de l’ensemble est si lourde que « l’exception » risque d’être un leurre qui ne pèsera pas lourd devant le forcing des magnats américains de l’industrie de la culture. C’est l’ensemble du traité qui, en l’état, est porteur de dangers car l’enjeu englobe bel et bien tous les aspects économiques, sociaux, qui conditionnent le développement de notre société.
« La France ne signera ce traité que s’il est bon », a dit le ministre de l’Économie. Mais, dans ce traité, qui va décider de ce qui et pour qui il est bon ? L’approche des grands groupes français a en effet peu à voir avec l’intérêt des salariés et des chômeurs. C’est dire que la seule perspective de ratification du traité par le Parlement ne peut suffire à l’intervention démocratique. Si, d’aventure le gouvernement commençait par donner son accord pour consulter ensuite, il s’ensuivrait une situation lourde de conséquences.
L’enjeu est trop grave pour prendre un pareil risque de vassalisation du pays et de ses institutions. Le seul recours possible, fiable, susceptible d’éviter une fracture grave est, avant tout, la démocratie et la transparence. Il est donc urgent de faire connaître largement le contenu du traité et d’obtenir du gouvernement qu’il s’engage à une large concertation avant de décider de sa position.
Après ? Il serait trop tard et ce serait trop grave.