Article et déclaration de M. Alain Deleu, président de la CFTC, et communiqué de la CFTC, publiés dans "La Vie à défendre" de janvier 1998, sur la personnalité et l'engagement de Jacques Tessier, ancien président de la CFTC, décédé le 29 décembre 1997.

Prononcé le 1er janvier 1998

Intervenant(s) : 

Circonstance : Décès de Jacques Tessier, ancien secrétaire général et président de la CFTC, à Paris le 29 décembre 1997

Texte intégral

CFTC LA VIE A DEFENDRE - Janvier 1998

Avec Jacques Tessier

Un supplément d’âme

Jacques Tessier s’est éteint le 29 décembre à l’âge de 83 ans, des suites d’une rapide et implacable maladie. Après Jean Bornard en août 1996, la CFTC perd une des plus principales figures de son histoire. Nous voilà une nouvelle fois en deuil et nous voyons ainsi partir, au fil des mois et des années, nombre de ceux qui avaient tenu le cap du syndicalisme d’inspiration chrétienne en des temps où les idées à la mode l’avaient condamné. La Vie à Défendre rend hommage à Jacques Tessier et la rédaction se joint à tous les militants de la CFTC pour présenter à Jacqueline, son épouse et à toute sa grande famille, l’expression de ses vives condoléances.
Sans doute, la plupart de nos jeunes militants n’ont-ils pas connu personnellement celui qui fut Secrétaire général puis Président confédéral de 1964 à 1981. C’est pourquoi nous avons demandé à plusieurs de ses compagnons de route de témoigner de sa personnalité et de son action, tout à fait exceptionnelles.
Jacques fut un guide pour plusieurs générations de militants. Sa maîtrise de la doctrine sociale chrétienne, la sûreté de son jugement, la profondeur de sa vision nous impressionnaient mais nous mettaient en confiance. Avec Jean Bornard et l’équipe fraternelle qui les entourait, il sut façonner l’identité de la CFTC telle qu’elle se présente aujourd’hui à l’aube du XXIe siècle.
Dans les moments de remise en question sociale que nous vivons, nous avons bien besoin de cet héritage. Jacques Tessier exprimait le sens de notre mission en des termes qui gardent leur actualité (1) : « Pour l’essentiel, la vocation du syndicalisme chrétien est d’apporter aux hommes, notamment aux travailleurs salariés, dans la vie économique et sociale, le « supplément d’âme » dont Bergson soulignait la nécessité, devant les progrès matériels rendus possibles par la civilisation technique et industrielle. Comme toute organisation syndicale, bien sûr ! nous œuvrons en vue du mieux-être matériel des travailleurs et de leurs familles, mais nous sommes attentifs de ne jamais séparer de cet objectif la recherche des meilleures possibilités d’épanouissement moral des êtres humains et du respect de leur dignité. »
Si, cédant aux pressions qui s’exercent de toutes parts, nous laissions enfermer notre action syndicale dans l’affrontement de plus en plus implacable des égoïsmes collectifs, il est clair que nous ferions fausse route. En effet nous ne pourrons jamais surpasser, ni même égaler dans un tel domaine les autres organisations syndicales et professionnelles. Mais surtout nous voulons la vraie justice pour tous, d’abord pour les plus déshérités ; or le seul jeu du rapport de forces n’aboutit le plus souvent qu’à une justice très approximative, pour ne pas dire caricaturale ».
Ces lignes ont été écrites en un temps où le chômage était marginal, mais elles nous éclairent toujours au moment où le chômage de masse fait craquer notre société.
Ce serait une erreur grave de sous-estimer ce qui vient de se passer à propos des chômeurs de longue durée. Parmi eux, des centaines de milliers de personnes sont aujourd’hui littéralement mises au rebut de la société parce que jugées « inemployables ». C’est la raison pour laquelle les premières occupations d’ASSEDIC et de divers lieux publics ont été plutôt bien accueillies par l’opinion. Les situations de détresse que nous rencontrons dans nos permanences et l’angoisse que nous ressentons chez de nombreux salariés manifestent la gravité de la situation. Nous devons y répondre en étant porteurs d’une exigence forte de justice pour les plus déshérités, et par-dessous tout, nous devons nous battre pour que leur dignité soit respectée.
Mais nous refusons de nous laisser emprisonner dans une logique d’affrontement et de surenchères. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas approuvé les occupations de lieux publics, qui étaient principalement le fait de mouvements extrémistes qui visent à déstabiliser en profondeur notre société et auxquels le gouvernement a eu tort de dérouler le tapis rouge. Dans ces moments-là il est sans doute tentant de s’aligner sur les sondages, mais la démagogie n’est pas loin.
Nous préférons rester fidèles aux principes fondateurs du courant social-chrétien, qui a toujours un rôle important à jouer en France et en Europe. Notre recherche de la vraie justice est autrement plus riche que le seul jeu du rapport de force. « Il y a un dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité. » (2)
Telle est bien la ligne directrice de notre action, qui a pour but d’assurer à chacun inséparablement ces moyens de vivre et la dignité d’une utilité sociale reconnue.
On peut se perdre en polémiques sur la situation actuelle. Il faut surtout agir en s’enracinant dans les réalités. C’est ce que font, sur le terrain, nos syndicats, nos unions départementales et locales, par l’accueil et le partenariat avec des associations de chômeurs. C’est pourquoi nous voulons continuer de jouer un rôle dans la préparation des dossiers de secours d’urgence. Nous ne voulons pas de l’étatisation des systèmes de solidarité. C’est la raison des propositions que nous avons présentées au Premier ministre et de l’appel à l’élaboration d’une plate-forme commune que nous avons adressé à nos partenaires syndicaux. Pourquoi, par exemple, ne pas relancer la question de la participation du budget social des comités d’entreprise à des actions de soutien aux travailleurs privés d’emploi ?
Les confédérations syndicales représentatives qui se reconnaissent, au moins partiellement, dans le « réformisme » devraient pouvoir être, ensemble, exigeantes sur l’essentiel. La question principale aujourd’hui n’est pas de mener des tractations d’appareils pour des pseudo-recombinaisons syndicales. Elle est d’obtenir du patronat que les quelque 3,5 % de croissance annuelle soient mis pleinement au service de l’emploi. La réduction du temps de travail est un moyen parmi d’autres. Elle doit être mise en œuvre dans les meilleures conditions. C’est-à-dire qu’un accord sur cette mise en œuvre doit être trouvé entre le gouvernement et les partenaires sociaux, patronat compris. Faute de cela, ce qu’on résume souvent aux 35 heures ne servira ni l’emploi, ni la situation sociale des salariés.
Notre société a besoin de « corps intermédiaires ». Ne laissons pas tuer le paritarisme, ni remettre en cause en profondeur la représentation du monde du travail. Cela laisserait le champ libre à l’économisme et exposerait en réaction notre pays à l’engrenage des égoïsmes collectifs et l’affrontement social, que craignait déjà Jacques Tessier il y a 25 ans.

(1) Jacques Tessier, Informations confédérales de févriers-mars 1973
(2) Jean Paul II, Centesimus annus § 34, 1991

 

CFTC LA VIE A DEFENDRE - Janvier 1998

Jacques Tessier - LA FORCE D’UNE CONVICTION

Le 29 décembre dernier, Jacques Tessier, président honoraire de la CFTC, décédait, à Paris dans sa 84e année, des suites d’une tumeur au cerveau. Après Joseph Sauty et Jean Bornard disparaît, avec Jacques Tessier, l’une des dernières grandes figures qui permit, en 1964, à la CFTC de maintenir l’existence dans le paysage syndical français, du syndicalisme chrétien.
Fils de Gaston Tessier, co-fondateur de la CFTC, Jacques Tessier est né à Paris le 23 mai 1914. Il fait ses premiers pas de militant dans les Jeunesses syndicales chrétiennes de Seine-et-Oise et prend ses premières responsabilités dans la fédération CFTC des employés dont il devient le Secrétaire général adjoint en 1938.
Prisonnier en Allemagne, Jacques Tessier n’est pas à Paris lorsque la police vient poser les scellés sur les portes de la CFTC en juillet 1940. En 1945, il devient Secrétaire général de la fédération des employés. De 1946 à 1969, il est secrétaire général de la fédération des employés. De 1946 à 1969, il est Secrétaire général de la fédération internationale des syndicats chrétiens d’employés. Il se consacre activement à la construction de l’Europe et joue un rôle déterminant dans la création du Comité économique et social européen. Il aura été, de 1949 jusqu’à sa mort, un membre actif du Mouvement européen.
Il fond et anime, à partir de 1956, avec des militants chrétiens de la région parisienne, le bulletin Equipes syndicalistes chrétiennes devenu Rénovation en 1963. C’est autour de cette publication que se retrouvent les militants CFTC attachés au maintien, dans le sigle, les statuts de l’esprit de la Confédération, de la référence aux principes sociaux chrétiens. Lorsque, en novembre 1964, intervient la cassure, donnant naissance à la CFDT, Jacques Tessier devient Secrétaire général de la CFTC, aux côtés de Joseph Sauty, Président. Jacques Tessier devient à son tour Président (de 1970 à 1981), avant de laisser ses responsabilités à Jean Bornard.
Membre (depuis 1969) et vice-président (de 1974 à 1984) du Conseil économique et social, Jacques Tessier a été administrateur de plusieurs institutions, parmi lesquelles de Secours catholique (de 1958 à 1989) et le quotidien Ouest-France (de 1962 à sa mort).
Revendiquant un « engagement moral au service de l’idéal » et brillant orateur Jacques Tessier a également traduit par écrit sa profonde conviction de la nécessité, pour notre pays et pour l’Europe, d’un syndicalisme d’inspiration chrétienne. Outre ses rapports syndicaux (notamment ceux sur la réforme de l’entreprise et sur la participation), on retiendra La CFTC. Comment fut maintenu le syndicalisme chrétien (Fayard, 1987) et Marxisme ou doctrine social chrétienne, trente ans de confrontations en France (Fayard, 1992).
Homme chaleureux, père de quatorze enfants, Jacques Tessier a toujours vécu son engagement de façon profonde et simple. Hormis la croix de guerre de 1939-1945, il avait refusé toute décoration. Arrivé à la retraite il accepta la Croix de Chevalier dans l’Ordre de Saint-Grégoire le Grand.
Plusieurs personnalités rendent ici hommage à son action.


Hommage de la CFTC

Merci
Jacques

Les obsèques de Jacques Tessier ont été célébrées le 2 janvier 1998 en l’église Saint-Lambert de Vaugirard à Paris. Alain Deleu, au nom du Conseil confédéral y prononça un hommage que  nous reproduisons ici dans son intégralité.

Le (Bureau et le) Conseil de la CFTC rendent un hommage respectueux et reconnaissant à celui qui est une de ses plus grandes figures. Ils remercient les personnalités qui se sont unies à cette célébration autour de Jacques Tessier, auprès de son épouse et de sa grande famille, avec de nombreux militants, pour partager leur peine, leur prière.
Les témoignages reçus, et en premier lieu celui du Président de la République, manifestent le rayonnement exceptionnel de notre président honoraire pendant un demi-siècle.
Merci au près Régis de Beer et à sa famille d’avoir rappelé les grands événements de sa vie depuis que, tout jeune employé, il s’était engagé à la suite de son père dans le syndicalisme chrétien. Secrétaire général de la fédération française des Employés CFTC en 1945, et de la fédération internationale des employés en 1946, Jacques comprend très vite que la CFTC est à défendre. Quand advient la cassure de 1964, il devient secrétaire général, au côté de Joseph Sauty. Il lui succède à sa mort en 1970.
Le rôle de Jacques fut déterminant pendant ces jours sombres, mais nous ne saurions aujourd’hui séparer dans notre hommage Joseph Sauty, Jean Bornard, Jacques Tessier et les continuateurs de la rue Las Cases dont la liste des disparus s’allonge. Leur force de conviction et leur amitié, tout à fait exceptionnelles, permirent à la CFTC de franchir des obstacles qui apparaissaient infranchissables à vue purement humaine. Aux heures où tout semblait perdu, ils ont maintenu le syndicalisme d’inspiration chrétienne, dont la cause nous dépasse infiniment, convaincus que celui-ci répondait aux aspirations profondes de millions de travailleurs. Ils l’ont rétabli avec les militants du terrain, dont Jacques se plaisait à dire qu’ils avaient chacun autant d’importance pour la CFTC que n’importe quel dirigeant confédéral.
Au moment où l’on s’interroge sur l’avenir du syndicalisme, l’œuvre de Jacques Tessier est un témoignage et un guide précieux.
Madeleine Tribolati disait de lui : « Vous apportez, votre loyauté sans faille, la rigueur de vos convictions, la clarté de votre esprit, cette manière un peu visionnaire de considérer les choses : il ne s’agit pas de sous-estimer le président, le concret, le quotidien, mais de voir l’aboutissement logique, inéluctable, de certaines positions, de certains choix ».
Jacques Tessier, avec humilité et force morale, nous invitait à être chacun les maillons d’une immense chaîne d’amitié fraternelle. Il refusait toute confusion entre syndicalisme et politique et avait la démagogie en horreur. Vice-président du Conseil économique et social, il portait une grande attention aux réalités économiques. Il se fit toute sa vie un ardent promoteur de la construction européenne et il joua un rôle important dans la création du Comité économique et social européen. Par la réforme de l’entreprise, il voulait que les salariés soient traités comme « des partenaires majeurs ». C’était le sens qu’il accordait au mot réformisme. Il prit une part active dans la défense de la liberté scolaire et se battit toute sa vie pour une politique familiale ambitieuse. Bref, il voulait un supplément d’âme pour notre société : la force de l’espérance plutôt que la loi du plus fort.
Au long de ce XXe siècle, l’histoire de la CFTC porte l’empreinte des Tessier. Celle de Gaston, d’abord du SECI à la fondation de la CFTC ; et jusque dans la Résistance et les combats pour la liberté ; Celle de Jacques, ensuite, dans la confrontation entre marxisme et doctrine sociale chrétienne, dont l’avènement de Solidarnosc annonça l’issue.
Chère Madame Tessier, vous enfants, petits enfant et toute sa famille, nous vous disons notre reconnaissance de nous avoir donné Jacques, de l’avoir toujours soutenu, sachant tout ce qu’il a pu vous en coûter à travers les épreuves que vous avez traversées. Vous êtes légitimement fiers de lui, soyez assurés de notre affection chaleureuse.
C’est une belle et grande vie qui s’est achevée sur cette terre le 29 décembre. Au-delà de notre peine, qui est profonde, nous éprouvons une immense gratitude et nous rendons grâce pour tout ce que Jacques a porté et réalisé pour le monde du travail, jusqu’au bout des forces qu’il puisait à la source inépuisable de la prière.
Gardons au cœur son message donné lors du décès de Jean Bornard : « Ne perdez jamais de vue que seul, absolument seul, le dévouement totalement désintéressé suscite la confiance chez les travailleurs ;  (…). Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. (…) Donnez sans cesse la priorité à la formation doctrinale des militants, à cette connaissance, toujours à approfondir, des principes sociaux chrétiens qui sont, et doivent demeurer la principale raison d’être de la CFTC. Surtout, surtout : ne laissez pas le sel s’affadir ».
Merci, Jacques.