Article de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS et député européen, dans "Le Monde" le 16 juillet 1996, sur sa proposition de réduction massive du temps de travail pour créer des emplois, intitulé "Chômage : encore raté".

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  • Michel Rocard - membre du bureau national du PS et député européen

Circonstance : Réunion en sommet des partenaires sociaux à Matignon le 8 juillet 1996

Média : Le Monde

Texte intégral

Le sommet social qui s'est tenu le 8 juillet n'a, on l'a vu, rien donné. Et le chômage continue tranquillement d'augmenter avec son cortège de dégâts sociaux irrémédiables.

Les rencontres officielles entre le Premier ministre, le CNPF, la CGPME et les organisations syndicales de salariés sont pourtant suffisamment rares et difficiles à organiser pour qu'elles soient précieuses.

Le fait qu'on se soit seulement trouvé d'accord pour se redonner six mois de délai n'est pas seulement un retard ; il a un coût. Ce coût est grand : aveu collectif d'impuissance, démobilisation de l'opinion et décrédibilisation des acteurs devant cette paralysie.

Le président de la République vient de reconnaître que la réduction du temps de travail est possiblement une arme puissante dans la lutte contre le chômage. Mais lui non plus ne va pas jusqu'au bout : cette lutte doit impliquer l'État et concerner l'économie toute entière.

Même après ces propos présidentiels, je ressens fortement l'impression que ni les acteurs ni, le plus souvent, les commentateurs ne veulent aller jusqu'au bout du sujet. L'enjeu demeure de savoir si une réduction significative du temps de travail peut ou ne peut pas être un outil efficace pour réduire le chômage, et comment y procéder. Le sujet est ample et fait encore peur à beaucoup.

À ceux qui considèrent que la durée du travail est seulement le fruit des adaptations produites par le marché et que le facteur dominant est la croissance, il faut demander combien leur calcul les conduit à espérer voire créer d'emplois ou disparaître de chômeurs pour des taux de croissance de 3, de 4 ou de 5 %, et combien de dizaines d'années ils jugent nécessaires pour résorber notre stock actuel de chômage.

À ceux qui pensent que tout tient aux rigidités du marché du travail, il faut poser la même question : « Comment désignez-vous chacun des obstacles légaux à faire sauter, quel prix en termes de chômage lui attribuer-vous et en quel délai pensez-vous de ce fait résorber le stock de chômage ? ».

À ceux qui trouvent cette idée malthusienne, il faut poser la question de savoir pourquoi ils ne raisonnent qu'en termes d'emplois de 39 heures par semaine et de 47 semaines par an, au lieu de réfléchir en nombre d'heures de travail à faire indépendamment de leur partage en nombre de salariés, et pourquoi ce nombre d'heures n'augmenterait pas.

À ceux qui émettent des doutes sur la faisabilité d'une réforme audacieuse en cette matière, il faut demander pourquoi ils en ont jusqu'à présent refusé la mise à l'étude sérieuse et approfondie, complétée par des simulations.

À ceux qui pensent que le coût cumulé du travail et de la protection sociale en France est bien trop élevé pour nous permettre de résister à la concurrence de l'Asie, il faut demander, si l'on s'engage dans cette voie, à quel niveau et pour quelle raison on s'arrêterait avant d'avoir atteint le niveau de salaires et de protection sociale de Taïwan ou de la Corée du Sud, sans même parler de l'Indonésie.

Mon jugement à moi est de plus en plus clair et je n'ai d'autre souci que de le faire partager. Nous avons à l'évidence besoin de croissance. Il faut l'encourager. Elle ne peut suffire en aucun cas à endiguer l'effet torrentiel en termes de chômage de la révolution technologique que nous vivons.

Il y a à l'évidence quelques rigidités excessives sur le marché du travail, mais dès lors que l'on n'accepte ni baisse de salaire direct ni diminution de la protection sociale, la réduction de ces rigidités est marginale pour ce qui concerne le chômage.

Nous soutenons les chômeurs. Il faut le faire. Nous, y dépensons près de 400 milliards de francs par an. Cela n'est pas créateur d'un seul emploi.

Nous soutenons la création d'emplois spécifiques, dans les services et l'environnement notamment. Cela est utile mais coûteux et très insuffisant. Nous encourageons l'embauche de certaines catégories de chômeurs, tantôt jeunes, tantôt de longue durée, mais cela ne produit que des changements dans l'ordre de la file d'attente.

La seule piste non explorée est la réduction massive du temps de travail. Cette piste est trop complexe et trop diversifiée pour que la loi puisse l'ordonner directement. Il faut donc que cette réduction soit demandée et librement négociée. Il est impossible qu'elle le soit si on ne préserve pas intégralement les petits et moyens salaires. Il est impossible d'imposer la charge de cette compensation aux entreprises déjà harcelées par la compétition mondiale.

Les États qui tous ont des budgets déficitaires ne sauraient contribuer à cette compensation par des déficits supplémentaires. Il n'existe pas d'autre solution que la pré-affectation à la compensation des salaires, par un mécanisme ingénieux, des économies que feraient la puissance publique et les institutions de protection sociale si elles payaient moins d'allocations de chômage et encaissaient des cotisations sociales payées par davantage de travailleurs.

Ces sommes doivent permettre aux entreprises d'affecter progressivement dans le temps une part croissante de leurs gains de productivité à la réduction de la durée du travail sans perte de salaire, au moins pour les salaires inférieurs à deux et demi ou trois SMIC. La modulation des cotisations sociales peut y inciter si elle est forte. Et parce qu'elle se traduit par une baisse des prélèvements obligatoires, il serait possible à l'État de récupérer une partie de cette baisse par l'impôt, sur la marge brute des sociétés, dans l'hypothèse où l'effet baisse de la dépense de soutien au chômage comparé à l'effet perte de recettes sociales ne serait pas suffisant pour maintenir le niveau actuel de déficit des comptes sociaux sans l'aggraver.

C'est compliqué ? Peut-être un peu, mais le chômage l'est aussi et notre appareil de production plus encore. Il n'y a ni recette miracle, ni panacée, ni réponse unique, ni même, je crois, réponse simple. Mais pourquoi, grand dieu ! ne pas étudier plus sérieusement celle-là, au lieu de continuer à se rencontrer pour célébrer l'accord de l'État et des partenaires sociaux sur un constat d'impuissance ?