Interview de Mme Anne-Marie Idrac, secrétaire d'État aux transports, dans "Les Cahiers de la sécurité intérieure" du deuxième trimestre 1996, sur la politique gouvernementale en matière de sécurité routière.

Prononcé le 1er avril 1996

Intervenant(s) : 

Média : Les Cahiers de la sécurité intérieure

Texte intégral

IHESI : Quelle est votre perception personnelle du dossier sécurité routière après un an de présence au Gouvernement ?

Anne-Marie IDRAC : Avec plus de 180 000 blessés et près de 8 500 décès, l’insécurité routière est la première cause d’insécurité en France. Nul ne peut en conscience « s’habituer » à de tels chiffres, et j’ai même scrupule à commenter positivement les améliorations constatées depuis un an, et qui marquent une réelle rupture de tendance. Chaque mort est de trop, chaque vie personnelle et familiale brisée par un accident est de trop. La France est, de ce point de vue, parmi les pays d’Europe les moins performants, alors même que les questions de sécurité dans les transports sont à juste titre l’une des préoccupations majeures qui s’expriment dans les conseils des ministres où je représente la France à Bruxelles.

Ce fléau est d’autant plus inacceptable qu’il résulte en large part de nos comportements au volant : c’est la vitesse excessive, c’est l’alcool, c’est l’inadaptation de la conduite aux circonstances, c’est la violence, l’intolérance au volant qui expliquent pour l’essentiel les accidents. Il s’agit d’un vrai sujet de société, un sujet d’opinion, car chaque citoyen est un usager de la route, et le plus souvent un automobiliste qui s’estime compétent pour élaborer au nom du bon sens des comportements ou des solutions puisés dans l’expérience personnelle. D’opinion encore, car il y a une forte réactivité des automobilistes aux propos des pouvoirs publics, des médias sur la sécurité routière, et qu’il y a de ce fait une possibilité d’influer sur les comportements des uns et des autres.

C’est aussi un sujet global, car la sécurité routière n’est pas une fatalité, elle peut reculer de façon importante en mettant en œuvre toute une série de moyens. Ce sont les « grandes mesures règlementaires » comme la limitation de vitesse, la limitation du taux légal d’alcoolémie, les équipements de sécurité, mais aussi des comportements de la vie quotidienne liés à l’action des différentes catégories de personnes intéressées par la sécurité : collectivités locales, associations, entreprises, écoles, citoyens, où il y là encore des gisements à exploiter. Cette appréhension globale implique une démarche interministérielle d’encadrement par les pouvoirs publics : Transports, Intérieur, Défense, Éducation nationale, Santé, en liaison avec les acteurs locaux sur le terrain. L’action de l’État me paraît aujourd’hui moins de réglementer que de faire respecter les règles existantes et de convaincre en démultipliant toute une action sur le terrain partenarial, faisant appel à toutes les ressources de la société civile.

Enfin c’est un dossier permanent, car seule la persévérance dans l’effort permet d’inscrire les succès dans la durée tout en ayant conscience qu’une « rechute » est toujours possible. C’est ainsi qu’il faut suivre mois après mois, année après année, les résultats enregistrés, les analyser et essayer de les consolider par un discours et des mesures adaptés.

IHESI : Comment définissez-vous la politique de sécurité routière depuis un an ?

Anne-Marie IDRAC : Lorsque Bernard PONS et moi-même sommes arrivés au Gouvernement, notre préoccupation première a été d’essayer d’influer davantage sur le comportement des automobilistes au quotidien. Dans cet esprit, nous avons agi dans quatre secteurs : la prévention et l’information, la formation, le partenariat, et le maintien d’un niveau constant de répression. C’est là l’appréhension globale du dossier sécurité routière, et il indispensable d’utiliser tous ces vecteurs pour avancer dans le bon sens.

Pour ce qui concerne la prévention et l’information, la baisse du seuil légal d’alcoolémie à 0,5 g par litre de sang, l’attention renouvelée des automobilistes sur les limitations de vitesse sur autoroute, le lancement de grandes campagnes d’information lors des grands départs comme les vacances d’été ou les week-ends de Toussaint, tout cela a permis d’améliorer sensiblement les résultats. J’y reviendrai plus tard.

La formation, quant à elle, a concerné principalement les jeunes avec la mise en œuvre du brevet de sécurité routière que j’ai fait voter par le Parlement, dans la loi relative à la sécurité dans les transports à la fin de l’année dernière. Le brevet de sécurité routière qui comprend l’attestation de sécurité routière et une formation pratique de trois heures pour les jeunes de quatorze à seize ans accédant au cyclomoteur donc en vigueur. De la même manière a été instaurée une plus grande progressivité pour l’accès à la conduite des motos.

Le partenariat est un support fondamental de l’action au quotidien contre l’insécurité routière. Je travaille en permanence avec des associations comme la Prévention routière et son extraordinaire réseau de relais départementaux. Les collectivités territoriales s’impliquent de plus en plus dans des actions de formation. Enfin les entreprises, et notamment les plus grandes d’entre elles, ont un rôle essentiel à jouer en regard de la flotte de véhicules dont elles disposent et des importants effectifs qu’elles emploient. J’ai récemment renouvelé avec Continent Assurances la Charte de partenariat signée il y a trois ans avec l’État, qui a permis à cette société d’améliorer très sensiblement les résultats de ses adhérents dans le domaine de la sécurité routière.

De façon identique, la formation des transporteurs routiers de longue distance est en cours d’amélioration grâce à la mise en œuvre de l’accord formation de 1995. Je souhaite donc poursuivre cette démarche de coopération avec les grandes entreprises.

Enfin, en ce qui concerne la répression, nous avons estimé, Bernard PONS et moi-même, que le niveau atteint aussi bien dans les textes que dans la réalité était suffisant et que notre préoccupation était plutôt de mieux faire appliquer la règlementation en vigueur, et de donner un caractère dissuasif, préventif et finalement responsabilisant à l’action publique de contrôle et de sanction qui, bien sûr, reste l’élément central, mais sans « en rajouter ».

IHESI : Comment évaluez-vous le coût de l’insécurité routière ?

Anne-Marie IDRAC : Il est toujours difficile de parler de coût lorsqu’il s’agit de vies humaines, et d’en évaluer précisément les montants. Cela étant, il est évident que le nombre de personnes tuées ou blessées du fait d’accidents de la route présente un coût global pour la collectivité, c’est-à-dire pour chacun des citoyens, que ce soit en terme médical et social, matériel et de frais généraux. C’est ce que l’on appelle dans un langage un peu technique les coûts marchands directs. Mais il convient également d’évaluer les « manques à gagner » c’est-à-dire les pertes en regard de ce que les personnes accidentées ou décédées auraient apporté à la collectivité. Enfin il y a bien sûr le préjudice moral qui concerne toutes les victimes et qui est le plus difficile à évaluer. Au total, le coût de l’insécurité routière en France est estimé à plus de 120 milliards de francs en 1995, ce qui est considérable et il faut au maximum essayer de le réduire.

IHESI : Comment concilier la politique de sécurité routière avec la logique économique des constructeurs automobiles ?

Anne-Marie IDRAC : Je ne vois pas de contradiction avec la logique économique et je constate qu’avec la lutte contre la pollution, l’accélération des performances de sécurité des véhicules est l’un des principaux points sur lequel les constructeurs ont fait porter leurs efforts ces derniers mois. L’espace où se concilient la sécurité routière et la logique économique est aujourd’hui l’espace européen, soit dans le cadre institutionnel de l’Union européenne, soit dans une moindre mesure dans celui de la Commission économique pour l’Europe de l’ONU. C’est dans le cadre de ces institutions que sont aujourd’hui définies les normes concernant par exemple la sécurité des véhicules (contrôle technique, équipements de sécurité – type airbag ou ceinture –, essais de choc, conception globale des véhicules). Les accords sont en général alignés sur les pays les « mieux-disants » en terme de sécurité, et c’est seulement au niveau européen qu’ils peuvent s’appliquer efficacement à l’ensemble des acteurs économiques.

La dimension européenne a permis des progrès importants dans la conception des véhicules et dans l’ensemble de l’activité économique. En revanche, l’action en faveur de l’amélioration des comportements des usagers est encore embryonnaire au niveau européen et se heurte aux différences culturelles existant entre les différents pays. Il s’agit d’un choix de subsidiarité pour chacun des États.

IHESI : Quels sont vos objectifs pour les années à venir et les moyens d’y parvenir ?

Anne-Marie IDRAC : L’objectif global, c’est bien évidemment de diminuer le nombre de personnes victimes d’accidents de la route. Depuis vingt-cinq ans des progrès importants ont été enregistrés : malgré une circulation qui a plus que doublé, le nombre de blessés et de tués a presque été divisé par deux. Au cours des douze derniers mois, 495 vies ont été épargnées. Nous sommes donc dans la bonne direction, mais cela n’est pas encore satisfaisant notamment lorsque l’on constate que des pays équivalents au nôtre en terme de population ont moitié moins de personnes tuées : c’est le cas du Royaume-Uni.

Nous devons donc poursuivre notre action, c’est pourquoi Bernard PONS et moi avons prévu à la rentrée de prendre de nouvelles initiatives avec l’autorisation du Premier ministre. C’est ainsi que le gouvernement a décidé d’engager une réforme de la formation des conducteurs dont la première étape sera la tenue d’une table ronde regroupant tous les protagonistes de la sécurité routière chargés de préparer avant la fin de l’année un ensemble de propositions pour améliorer l’apprentissage de la conduite et cela dès le plus jeune âge. Il s’agira également de définir un cadre de formation continue des conducteurs avec des stages de perfectionnement.

Pour compléter et accompagner ces propositions, un statut des enseignants et des établissements d’enseignement de la conduite et de la sécurité routière, préparé avec l’ensemble de la profession, fera l’objet d’un projet de loi soumis au Parlement avant la fin de cette année. Une réflexion sera menée également sur les moyens d’améliorer l’efficacité et la diffusion de l’apprentissage anticipé de la conduite. Enfin le code de la route, fera l’objet d’une recodification, en application des décisions liées à la réforme de l’État engagée par le Premier ministre.

Par ailleurs, le gouvernement a rendu public récemment un « livre blanc » relatif à la conduite sous influence de drogues. Il s’agit là d’un dossier sensible et difficile sur lequel une proposition de loi présentée par M. DELL’AGNOLA, député, a été approuvée en commission des lois à l’Assemblée nationale. C’est un texte très intéressant dont le gouvernement approuve le principe. Le Parlement devrait donc être saisi à la fin de l’année 1996 d’un texte sur la drogue au volant. Tous ces points feront l’objet d’un comité interministériel de la sécurité routière que le Premier présidera à la rentrée.

Sur le long terme, j’ai souhaité que mon ministère puisse aider les constructeurs automobiles dans leurs recherches en matière de sécurité routière. Le nouveau programme de recherche dans les transports terrestres appelé PREDIT II prévoit donc un montant important de crédits visant à améliorer la sécurité que ce soit dans le secteur des radars embarqués permettant aux automobilistes d’appréhender leur vitesse en fonction du véhicule qui se trouve devant eux, ou bien dans d’autres domaines comme les appareils de contrôle de la vitesse à bord des poids lourds. Vous le voyez, nous avons encore beaucoup à faire pour travailler ensemble à la lutte contre ce fléau qu’est l’insécurité routière.