Texte intégral
Q — L'euro, Monsieur le Ministre, est donc sur les rails — mais il y a des critiques, qui vous reprochent d'avoir mis la charrue devant les boeufs, c'est-à-dire d'avoir lancé la monnaie unique sans avoir au préalable harmonisé les politiques fiscales, budgétaires, sociales. Cette rubrique vous parait-elle fondée et les gouvernements participants à la monnaie unique ont-ils la volonté et les moyens d'y remédier ?
R — Je crois que c'est une critique infondée et en plus, un contresens historique. Les gens qui font cette critique ne sont-ils pas en fait hostiles à la monnaie unique sans oser le dire en face ? Avec ce raisonnement, on ne ferait jamais rien parce qu'il faudrait toujours faire autrement, à une autre date, etc…
En réalité pour les dirigeants français et allemand, c'était la voie ouverte la plus prometteuse. C'était, au moment de la réunification allemande, la plus sûre façon de fédérer les énergies, de rassembler ses forces et de faire franchir un nouveau cap à l'Europe. Faire la monnaie en dernier ? Cela aurait constitué à ne rien faire du tout. Au contraire, je crois qu'on peut attendre de la décision qui vient d'être officialisée à Luxembourg, un surcroît d'énergie dans la construction européenne, y compris dans des domaines qui n'ont pas l'air directement liés à la monnaie.
Q — Les Européens auront à gérer en même temps l'entrée dans la monnaie unique et l'élargissement. Le président Chirac a souligné l'autre jour qu'aucun nouveau membre ne pourrait être admis avant une réforme effective des institutions. Partagez-vous cet avis et est- ce que l'idée française d'une Commission réduite en nombre est toujours d'actualité ?
R — Ce que le président de la République a exprimé, c'est, par définition, la position française. C'est la position du président et du gouvernement. C'est d'ailleurs une position - si l'on veut bien la considérer - sans à priori. On a déjà du mal à faire fonctionner l'Europe avec quinze pays. Alors à vingt ou vingt-cinq pays ! On ne peut pas la faire fonctionner avec les mêmes institutions qu'à six.
Mais quelles conséquences tire-t-on ? Sur quelles réformes précises finira-t-on par se mettre d'accord en ce qui concerne les pays de la Commission mais surtout en ce qui concerne la pondération des votes, la majorité qualifiée, la Commission ? Nous n'avons pas fait autant d'efforts depuis une dizaine d'années pour cette construction européenne, pour accepter maintenant qu'elle devienne une construction immaîtrisable, paralysée, qui ne puisse décider un budget, qui ne puisse gérer une politique commune. Il s'agit de défendre aussi bien les intérêts des pays membres que des pays candidats. Ceux-ci veulent entrer dans l'Europe parce qu'elle marche. Ils espèrent tous beaucoup de choses des politiques communes. Ils ont aussi intérêt à ce que cela marche.
Les Belges et les Italiens partagent cette vue des choses, beaucoup d'autres pays aussi qui ne sont pas associés à cette démarche mais qui reconnaissent que cela est un vrai problème, qu'il faut régler avant la concrétisation de tout nouvel élargissement. On a le temps puisque nous avons devant nous la durée des négociations de l'élargissement. Nous entrons dans une période qui va être parmi les plus importantes, les plus lourdes de conséquences, les plus délicates que l'Europe ait eu à traverser. Je ne doute pas qu'au bout du compte, après avoir lancé l'euro, nous n'arrivions à bien conduire les négociations d'élargissement, à nous mettre d'accord sur les différentes questions d'Agenda 2000, et à trouver une solution pour l'affaire institutionnelle. Cela veut dire que pendant deux ans, nous allons négocier d'arrache-pied.
Q — L'élargissement va coûter de l'argent. L'Allemagne trouve déjà maintenant la facture trop lourde. Comprenez-vous le désir allemand de voir diminuer sa contribution au budget de l'Union ?
R — On peut naturellement comprendre que le pays, qui paie le plus, ait envie de payer moins. Mais les pays qui payent moins ne veulent pas payer plus. Toutefois, c'est l'Allemagne qui a le plus insisté sur l'urgence de l'élargissement. Sur le principe, tout le monde était d'accord.
En même temps, c'est le pays qui commence à dire : « attention, l'élargissement va coûter de l'argent ». Après une phase de transition, l'élargissement sera un surcroît de force et d'énergie pour l'Europe. Il faut essayer de concilier ces différents éléments, c'est une affaire de négociation. Bref, les négociations vont être longues et difficiles, on le sait d'avance, il ne faudra pas s'en inquiéter.
Q — On connaît la cordialité qui vous lie à Madeleine Albright, comment vous entendez-vous avec Klaus Kinkel ?
R — Je m'entends très bien avec Klaus Kinkel, et d'ailleurs, nous l'avons montré déjà à plusieurs reprises. On s'entend très bien, on a un rapport très direct, très cordial, très amical, une bonne camaraderie dans le travail, je dirais, et nous avons, au-delà, fait pas mal de choses ensemble. D'abord on s'est rencontré de façon privée — on a même passé un week-end de ski ensemble, il n'y a pas si longtemps, dans les Alpes françaises et nous avons fait plusieurs voyages en commun. Cela a un sens à la fois personnel — on ne ferait pas cela si l'on ne s'entendait pas très bien — et d'autre part, un sens politique et diplomatique.
Aller ensemble à Sarajevo, Zagreb et Belgrade, ce n'est pas un choix quelconque puisque c'est dans cette région de l'ex-Yougoslavie que les diplomaties française et allemande ont été, par tradition, le plus longtemps différentes. Pas entièrement différentes, mais le ton, les réflexes n'étaient pas les mêmes.
Donc, nous avons fait ces voyages qui, je crois, ont été assez utiles pour bien monter qu'on était dans une phase nouvelle. Et cette approche franco-allemande sur ces terrains délicats préfigure ce que pourrait être une politique étrangère commune dans ce domaine. Il y a déjà cependant tout un ensemble de positions claires des Quinze sur ces sujets, mais la démarche franco-allemande a été plus dynamique. Elle peut peut-être préfigurer la suite. Voilà ce que nous avons déjà fait ensemble, sans oublier la promenade à vélo sur les bords du Rhin au début.
Q — Mais votre démarche à Belgrade n'a rien donné en ce qui concerne le Kosovo — les combats continuent. Que peut-on faire pour éviter l'escalade et une explosion ?
R — Pour le moment, ce n'est pas spécialement notre démarche à Belgrade « qui n'a rien donné », ce sont l'ensemble des actions du Groupe de contact et des différents pays et aussi bien le voyage de M. Gelbarth, qui n'ont pas donné de résultats suffisants puisque nous n'avons pas encore obtenu ce que nous cherchons avant tout : l'ouverture de négociations pour aboutir à une autonomie substantielle.
Klaus Kinkel et moi avions écrit au président Milosevic dès le mois de novembre pour lui dire « attention la situation se dégrade » et nous lui avions demandé, au nom de nos deux pays déjà, d'ouvrir une négociation. Il n'a pas répondu à cela.
A Belgrade, nous avons obtenu une chose de M. Milosevic : il a accepté de désigner un représentant personnel dans les négociations, le vice-Premier ministre de Yougoslavie, pour montrer à la fois son engagement personnel et celui de la Fédération. Cela n'a pas été suffisant. Depuis, l'ouverture de la négociation a essentiellement buté sur l'absence d'une tierce partie, d'une présence internationale. Nous restons dans le Groupe de contact, mobilisés pour enclencher un mécanisme de solution, pour qu'il aille plus vite que le mécanisme de dégradation qui est en cours.
Q — Y a-t-il des moyens de pression sur M. Milosevic ?
R — Le Groupe de contact emploie depuis le début tous les moyens de pression politiques, diplomatiques et économiques disponibles. Notre position est claire. Nous ne sommes pas, au sein du Groupe de contact, dans la situation de 1991 à propos de l'ex-Yougoslavie où il y avait un vrai désaccord entre les pays qui pensaient qu'il fallait imposer le plus vite possible l'indépendance de la Slovénie, de la Croatie et de la Bosnie, et ceux qui pensaient qu'il fallait canaliser ce mouvement pour négocier et régler à l'avance les problèmes de frontières et des minorités. Quant aux lignes russes et américaines elles n'étaient pas claires (sauf à partir de 1994).
Là, on n'a pas du tout ce problème puisque au sein du Groupe de contact depuis la réunion de Londres le 10 mars, on est cohérent. Tout le monde considère que le statu quo est intolérable, et personne ne soutient les revendications d'indépendance pour ne pas relancer la déstabilisation de toute la région. Donc, il faut une autonomie substantielle. Quelle autonomie exacte ? Nous ne voulons pas le dire à l'avance, nous fixons l'objectif mais c'est à la négociation de déterminer quelle est la formule exacte. Il y en a plusieurs possibles.
Quelles sont les pressions ? Les pressions, ce sont dans certains cas des sanctions. Ainsi à Londres, on a pris des mesures sur les visas des personnalités responsables de la répression au Kosovo. On a pris aussi des mesures de précaution — c'est la résolution au Conseil de sécurité sur les armes aussi bien en ce qui concerne l'approvisionnement de Belgrade qu'en ce qui concerne l'approvisionnement des Albanais du Kosovo, puisqu'il y a un courant d'armes qui arrive notamment par le nord de l'Albanie.
Nous nous préoccupons maintenant au sein du Groupe de contact de l'application réelle de la résolution. A Bonn, il y avait eu deux ou trois petites concessions de M. Milosevic. Donc, nous avions pensé à ce moment-là que ce n'était pas justifié de prendre tout de suite de nouvelles mesures. Mais comme depuis, cela n'a pas bougé, à Rome, nous avons décidé le gel des avoirs financiers. Et si les choses ne bougent pas dans les 8-10 jours, on prendra de nouvelles mesures sur le plan économique et financier. En même temps nous expliquons depuis, aux autorités de Belgrade, que si la Yougoslavie est coopérative dans l'affaire du Kosovo et accepte des négociations, ces mesures seront supprimées.
Donc, il y a des sanctions, des mesures de précaution, il y a des menaces légitimes et d'autre part, il y a aussi des perspectives positives, on pourrait dire en français : « la carotte et le bâton ». Il y a des perspectives positives, si la Yougoslavie change de cap, n'emploie pas la force, et négocie. C'est à eux de se déterminer par rapport à cela. En même temps, nous disons aux Albanais du Kosovo, qu'ils doivent se démarquer nettement du terrorisme, parce qu'il y a clairement du côté albanais deux stratégies, une de négociation et l'autre de violence — il y a les deux. Nous n'avons pas encore atteint le résultat. Il faut donc persévérer, et surtout que le Groupe de contact reste mobilisé et cohérent. Et au-delà du Groupe de contact d'ailleurs, tous les autres Européens, et l'ensemble des pays voisins.
Q — Certains milieux américains ont soupçonné la France d'avoir saboté l'arrestation de M Karadzic. Etes-vous favorable à son arrestation et à son jugement devant le Tribunal international ?
R — Il y a eu des allégations et une campagne de soupçons. Nous avons réagi très vivement. Le ministre de la Défense à eu l'occasion de le redire à Washington. Il a rappelé ce que nous avons dit quand Mme Harbour, à l'automne dernier, avait fait les commentaires de ce type sur les criminels de guerre dans le « secteur français ». Il a rappelé que, vu la façon dont les choses sont organisées en Bosnie, il n'y a pas plusieurs politiques selon des « secteurs » et selon la présence de soldats de telle ou telle nationalité. Il y a une seule politique définie par le commandement suprême de l'OTAN. Il n'y a pas une politique française, une politique allemande, une politique américaine. Les Américains le savent d'ailleurs très bien.
Quant aux criminels de guerre inculpé par le Tribunal de La Haye, il y a encore en effet un certain nombre en Bosnie dans différents « secteurs », au sens géographique du terme. Nous souhaitons naturellement et nous l'avons dit à plusieurs reprises, — le président de la République l'a dit clairement en Bosnie, le gouvernement l'a dit —, que tous les criminels de guerre aient à rendre compte de leurs actes devant le Tribunal de La Haye. Il n'y a aucun doute sur ce point.
Q — Le rôle au Rwanda a été sujet à controverse ces derniers temps. La France a-t-elle quelque chose à se reprocher dans le contexte du génocide contre les Tutsis ?
R — Il y a beaucoup de controverses depuis 1994 à ce sujet. C'est la raison pour laquelle le gouvernement actuel a accueilli très favorablement l'initiative de Paul Quilès, le président de la commission de la Défense de l'Assemblée nationale, de créer une mission d'information. Le Premier ministre a décidé que le gouvernement coopérait le plus possible à propos de l'audition des responsables de l'époque, de l'accès aux documents. Nous ferons tout notre possible pour que la mission puisse travailler au mieux et tirer au clair l'ensemble de ces éléments. C'est très important pour la transparence de la pratique politique, parlementaire, diplomatique et militaire. C'est quelque chose qui aura des conséquences importantes et positives dans la vie politique française. Il faut laisser la mission Quilès travailler et voir ses conclusions. Ce que je puis dire, à ce stade, c'est que j'ai le sentiment que la plupart des critiques et des interrogations reposent sur un contresens. La politique française dans la région était extrêmement simple, peut-être critiquable mais pas du tout inspirée par de mauvaises intentions : la France, estimait avoir un devoir de sécurité par rapport à tous les pays liés à la France d'une façon ou d'une autre, et elle considérait que c'était son devoir dans cette région d'Afrique potentiellement instable, de faire en sorte que les gouvernements ne puissent pas être renversés par des petites minorités appuyés par des gouvernements et des armées étrangères. Cela avait été le cas au Tchad en 1981-1984, cela a été le cas au Rwanda à partir de 1990. La France a donc apporté une coopération technique pour que l'armée rwandaise puisse résister aux offensives du FPR, venu de l'Ouganda, tout en faisant pression pour que le régime change et qu'il y ait un véritable partage de pouvoir entre les Hutus et les Tutsis. C'était extraordinairement difficile puisque en réalisé les Hutus ne voulaient pas partager le pouvoir et que les Tutsis ne voulaient pas récupérer un morceau du pouvoir — mais bien l'ensemble. C'était peut-être une politique naïve en quelque sorte de penser que l'on puisse imposer ainsi un partage du pouvoir. C'est une politique qui a quand même eu les Accords d'Arusha, qui ont fixé ce nouveau partage du pouvoir. C'était la nouvelle politique française d'après le Sommet de La Baule, mais en réalité personne n'en voulait. Vous lisez dans la presse française que la France a « soutenu » jusqu'au bout le président Habyarimana. C'est un contresens, la France a fait pression jusqu'au bout, ce qui est tout à fait différent — sur ce président, notamment pour qu'il abandonne l'essentiel de ses pouvoirs. Cela a été jusqu'au point que finalement il a été tué, il a été assassiné, on ne sait pas encore par qui, moi-même je n'en sais rien, en tout cas par l'un des groupes qui ne voulaient pas de ce partage du pouvoir. On peut dire que la politique française a échoué puisque son but c'était d'empêcher le retour des massacres qui avaient déjà marqué l'indépendance dans ce pays, qui s'étaient poursuivi régulièrement et dont tout le monde craignait le retour. Malheureusement, celle-ci a échoué. C'est infiniment triste. La France a réussi à retarder mais pas à empêcher ce qui s'est passé. Et malheureusement, les problèmes de cette région ne sont en plus toujours pas réglés.
Q — Donc vous réfutez l'hypothèse que le soutien du président Mitterrand au régime Hutu correspondait à quelque syndrome de Fachoda, c'est-à-dire faire barrage aux Anglais, aux Anglophones en Afrique ?
R — Je crois que c'est aussi un contresens. Dans l'affaire du Tchad, le président Mitterrand a eu la même réaction, il a consolidé les dirigeants du Tchad et il a empêché que certaines fractions tchadiennes appuyées par l'armée libyenne prennent le pouvoir parce qu'il pensait que s'il laissait faire les prises de pouvoir par la force, c'est toute la zone qui serait déstabilisée de proche en proche. Donc, ce n'est pas par raisonnement lié aux rapports avec les Arabes ou avec les Anglais ou avec je ne sais pas qui, c'est un raisonnement plus général de stabilité. Je m'interroge d'ailleurs vraiment sur les raisons de ce contresens persistant. Je crois qu'il y a un contresens sur ce point. Comme je vous disais, il a un vrai contresens sur l'idée qu'on ait appuyé Habyarimana. On ne l'a pas appuyé, on a fait pression sur lui pour qu'au contraire, il accepte de partager son pouvoir, jusqu'à avoir de moins en moins de pouvoir et c'est sans doute parce qu'il n'a pas accepté ce partage de pouvoir qu'il a été finalement assassiné. Donc, là il y a un vrai contresens.
Q —Actuellement, la France réduit sa présence en Afrique et en même temps il faut noter le voyage spectaculaire du président Clinton sur le continent noir. Les Américains sont- ils en train de prendre la place des Français ?
R — Je ne crois pas. Il y a déjà eu des voyages de présidents américains dans le passé en Afrique, comme Jimmy Carter par exemple. D'autre part, je vois que l'influence américaine est très élevée en particulier dans des pays qui étaient d'influence anglaise et pas tellement d'influence française en Afrique. D'autre part, je vois que les parts de marchés françaises en Afrique restent très fortes par rapport aux parts de marché américaines. Je vois que l'aide française à l'Afrique sub-saharienne reste 16 fois plus importante que l'aide américaine et il me semble que, non seulement les pays liés à la France veulent garder les liens — ils le disent d'ailleurs, parfois sous forme d'inquiétude — mais cela montre qu'ils veulent garder les liens. Mais il m'a semblé à travers les voyages que j'ai pu faire en Afrique du Sud et en Ethiopie, que les pays de l'Est de l'Afrique et du Sud de l'Afrique au contraire voulaient plutôt développer leurs liens avec la France. Dans certains cas, c'est pour apprendre le français pour pouvoir communiquer avec l'Afrique francophone. Donc, il me semble qu'il y a une demande de France en Afrique. Nous sommes en train, non pas d'abandonner notre politique africaine mais de la moderniser, ce qui n'est pas la même chose. Il y aura toujours une politique africaine de la France — ensuite, j'espère bien qu'il y aura une politique africaine de l'Europe. Quant aux Etats-Unis, ils sont évidemment très présents parce qu'ils sont très présents dans le monde entier, donc il y a un dynamisme américain partout, il y a un dynamisme américain impressionnant en Amérique latine, en Asie, en Afrique, partout, en Europe de l'Est, dans toutes les régions. On ne voit pas pourquoi cela ne serait pas présent en Afrique, mais ne pensez pas que la fonction soit de remplacer l'influence d'un autre pays occidental, tout d'abord parce que les besoins de l'Afrique sont immenses et qu'il y a de quoi faire pour une politique américaine, une politique britannique, allemande, française, européenne et que donc tout cela va plutôt s'additionner. Je dirais plutôt même l'inverse : je souhaite que l'intérêt américain pour l'Afrique soit durable.
Q — En Algérie les massacres continuent. Comment jugez-vous l'évolution du pays et que conseillez-vous aux autres Européens par rapport à l'Algérie, aux gouvernements et aussi aux patrons ?
R — L'Algérie traverse depuis quelques années une terrible tragédie dont elle finira par sortir. Il est très important qu'à ce moment-là, l'Algérie se sente un partenaire reconnu par l'Europe, un voisin important. Donc, j'agis en faveur du maintien d'un maximum de liens entre la France et l'Algérie, entre l'Europe et l'Algérie.
Dans la circonstance actuelle, les Algériens refusent toutes les interventions dont ils considèrent qu'elles portent atteinte à leur souveraineté nationale. Et pour les Algériens la souveraineté nationale, c'est quelque chose d'identitaire.
En revanche, il y a une forme de dialogue politique qui s'est développé ces derniers mois, et qu'il faut encourager, c'est le dialogue entre parlementaires. La mission du Parlement européen a été très intéressante. Ils ont rencontré le gouvernement mais également les partis d'opposition et ont pu poser toutes les questions, même les plus délicates, tout en respectant la souveraineté de chacun. Récemment au Forum méditerranéen à Palma de Majorque, j'ai pu revoir à cette occasion longuement le ministre algérien.
Q — Pour terminer je voudrais revenir au Sommet franco-allemand que vous connaissez bien : François Mitterrand vous a dit un jour — vous le citez dans votre ouvrage sur la politique étrangère du président défunt — que Helmut Kohl était le meilleur chancelier possible pour construire l'Europe. Il n'est pas exclu que Helmut Kohl soit obligé de céder sa place après les élections du mois de septembre. Quels sont à votre avis les points forts dans l'action commune de la France et de l'Allemagne qu'il faut préserver au-delà de toute alternance politique à Bonn ?
R — L'essentiel dans la relation franco-allemande qui doit être préservé, quelles que soient les alternances politiques à Bonn — ou à Paris j'ajoute —, c'est de garder la capacité à penser ensemble l'avenir de l'Europe. Et c'est cela qui a donné à cette relation bilatérale sa force particulière. On l'a bien vu dans l'histoire récente de l'Europe. Je crois que cela reste indispensable malgré le nombre (de six à quinze), peut-être en raison du nombre. La raison d'être de cette relation c'est d'être un moteur.
Ce qui revient à la France et à l'Allemagne de faire aujourd'hui, c'est de trouver ensemble dans les deux années qui viennent des réponses sur l'évaluation des négociations d'élargissement, de chaque négociation d'élargissement, puisque nous avons décidé de les juger chacune sur ses mérites propres, sur les grandes questions de l'Agenda 2000, sur les institutions.
Donc, c'est la tâche historique de la France et de l'Allemagne. Si elles n'y arrivent pas, on peut craindre que personne n'y arrive à leur place, même si tous les autres ont un rôle à jouer. S'il n'y a pas d'accord entre la France et l'Allemagne on n'arrivera pas à un accord à Quinze, c'est une condition peut-être insuffisante mais en tout cas nécessaire.
Pour traiter de l'avenir de l'Europe, il faut répondre à deux questions simples : en terme d'institutions, jusqu'où ira-t-on ? Il est temps de réintroduire les légitimes préoccupations de subsidiarité pour dire d'une façon un peu prévisible ce que continueront à faire l'Union, les Etats-Nations, les régions ou les Länder ? Il est temps d'introduire dans l'Europe en construction un peu de finitions et de stabilité. Et il faudra répondre à la même question sur la géographie : l'élargissement jusqu'où ? Jusqu'où avons-nous à faire à des pays qui ont vocation à entrer dans l'Europe, et à partir d'où a-t-on à faire à des pays qui ne seront pas dans l'Europe, mais qui seront des pays voisins, des partenaires très importants ?
L'absence de réponse définitive à ces deux questions a été pendant longtemps un facteur de dynamisme dans la construction européenne. Maintenant c'est un facteur d'inquiétude pour les opinions européennes et donc cela se retourne même dans les secteurs d'opinion qui sont traditionnellement pro-européens. Donc, il faut préciser l'horizon.
Q — A Bruxelles, l'accord a été laborieux. Pourquoi la France s'est-elle cabrée au dernier moment au point de déclencher une crise européenne et franco-allemande — par orgueil national ou par aversion contre la stricte discipline monétaire représentée par Wim Duisenberg ?
R — La France ne s'est pas « cabrée » : elle avait rappelé dès le mois d'octobre dernier qu'il appartenait aux chefs d'Etat et de gouvernement de décider du choix du président de la BCE et non aux gouverneurs de Banque centrale de procéder par « cooptation ». Ce qui a été le cas. A Bruxelles, il n'y a pas eu crise mais débat. Débat difficile, mais légitime et qui a débouché sur une bonne décision. L'essentiel, c'est le lancement de l'euro. Et je souhaite maintenant bon vent à Wim Duisenberg, à Jean-Claude Trichet, à l'euro et donc, à nous tous.