Texte intégral
M. DENOYAN : Bonsoir. À ceux qui s'impatientaient que les réformes tardaient à venir après un an de présidence chiraquienne, les derniers jours ont dû apporter quelques satisfactions si ce n'est pas sur le fond des choses, au moins pour l'annonce qui a en a été faite : réforme fiscale, transformation de nos armées, États-Généraux de l'Université.
Mais si la montée en puissance de l'action gouvernementale a été bien annoncée, elle n'a pas pour autant désamorcé l'opposition, qu'elle soit de gauche ou de droite, ni démobilisé le monde du travail, notamment dans les services publics où différents mouvements de grève se déroulent tout au long de la semaine.
Face à une situation économique et sociale fragile, le moral des Français dégringole, l'indicateur INSEE est retombé au niveau de 1993.
Invité d'OBJECTIONS, ce soir, Monsieur Jean-Marie LE PEN, président du FRONT NATIONAL.
Monsieur Le Pen, bonsoir.
M. LE PEN : Bonsoir.
M. DENOYAN : Le climat social est de nouveau à l'orage. Nous allons vous interroger sur cette situation et comment vous la voyez, comment vous l'appréciez et aussi sur les propositions que vous pouvez faire·pour transformer le chômage et la situation de nos concitoyens. Sans oublier, bien entendu, de vous questionner sur la situation en Corse, l'assassinat des moines trappistes par le GIA et un certain nombre d'autres sujets.
Avec moi, pour cet OBJECTIONS : Annette ARDISSON, Pierre LE MARC de FRANCE-INTER ; Fabien ROLAND-LEVY, Jean-Michel APHATIE du PARISIEN AUJOURD'HUI.
Jean-Marie Le Pen, je disais que la semaine était marquée par un certain nombre de conflits sociaux, il y a des grèves pratiquement tous les jours.
Le mouvement de grève qui s'est déroulé au mois de décembre et qui avait été un mouvement fort, n'avait pas, de votre part, été marqué de déclarations extrêmement spectaculaires, ni fracassantes.
J'aimerais savoir aujourd'hui ce que vous pensez de la situation sociale de notre pays ?
M. LE PEN : La situation sociale du pays ne peut pas être bonne puisque sa situation économique ne cesse de se dégrader malgré les effets d'annonce, malgré l'application de la méthode Coué, malgré la manipulation de sondages ou de données statistiques plus ou moins favorables, nous assistons à une dégradation continue et d'ailleurs prévisible de la situation économique du pays, en notant que l'Europe est un véritable îlot de régression économique, alors qu'elle avait été promue comme un mode de progrès économique et social, eh bien elle est à l'écart de la croissance mondiale. Cela marche à peu près partout dans le monde, sauf en Europe. De là à penser, comme je le fais, que c'est l'Europe elle-même qui est cause de sa faiblesse congénitale, si j'ose dire, il n'y a qu'un pas que, personnellement, je franchis.
Et si l'on regarde les différentes données économiques qui sont les nôtres, on s'aperçoit que la croissance de la France et celle de l'Allemagne sont les plus faibles du Groupe des G7 et qu'elles sont déprimées par une faible consommation et un manque de confiance des investisseurs.
Le Fonds monétaire international a révisé à la baisse ses prévisions de croissance mondiales en 1996, et un ménage sur quatre en France est concerné par le chômage en l'espace de près de deux ans.
La France a perdu 3 points dans le rang de la compétitivité mondiale, elle se retrouve aujourd'hui au 20e rang du palmarès établi par l'Institut américain pour le développement et le manager.
Record de faillites toutes catégories : 7 940 faillites en avril. Du jamais vu depuis 2 siècles de statistiques.
M. DENOYAN : Nous allons détailler tout cela.
M. APHATIE : Les manifestants, cette semaine, militent assez souvent pour une notion, je voudrais savoir ce que vous en pensez ? À France-Télécom ou la privatisation de l'EDF les effraie et ils plaident pour le maintien d'un service public à la française. Êtes-vous sensible à ces notions ?
M. LE PEN : Si nous nous trouvions dans une situation que j'appellerais « normale », c'est-à-dire dans le cadre d'une nation dont les frontières sont contrôlées ou en tout cas contrôlables, je dois dire que je donnerais ma préférence à un système permettant une compétition qui dégage le meilleur service rendu aux citoyens, aux usagers et aux contribuables.
Mais s'agissant d'un pays qui se trouve littéralement livré à une compétition internationale biaisée par les jeux du libre-échangisme ou de l'extra-libre-échangisme, eh bien je suis plus prudent, et je me demande si, jusqu'au moment où la situation ne sera pas rétablie du côté des protections nationales possibles, il ne convient de ne pas se livrer, sans aucune défense, aux volontés libérales ou ultra-libérales...
M. DENOYAN : ... Vous êtes pour le maintien du service public à la française ?
M. LE PEN : Oui, oui, mais avec des admonestations tout de même assez importantes dans la situation actuelle, parce que la privatisation faite comme elle est prévue d'un certain nombre de grands secteurs de l'économie française, dans le cadre du libre-échangisme, me paraît devoir aboutir à un catastrophique effondrement.
M. DENOYAN : Si le service public à la française, vous dites qu'il n'est pas satisfaisant, en gros...
M. LE PEN : ... c'est sûr ! Il est évident...
M. DENOYAN : … Il n'est pas satisfaisant en quoi ?
M. LE PEN : ... Qu'il est coûteux.
M. DENOYAN : Vous rejoignez Monsieur Juppé qui dit qu'il y a dans la « graisse » un peu dans la fonction publique ?
M. LE PEN : ... Il est satisfaisant dans la mesure où il reste un instrument de politique nationale contrôlable par l'État et, par conséquent, susceptible d'être, en période catastrophique, défendu par lui.
En revanche, je crois que si la défense des intérêts français était assurée par la permanence des frontières, dans ce cadre-là je crois que l'on pourrait procéder à des privatisations, en tous les cas à des modifications, disons des modernisations de la notion même de service public dite à la française.
M. ARDISSON : Vous avez depuis quelque temps développé une politique de militantisme tentant à vous implanter dans les entreprises sous forme - je ne sais pas comment on appelle cela chez vous - de sections d'entreprises ou de branches. Je crois savoir que vous êtes présent à la RATP, dans la police, y-a-t-il d'autres secteurs où vous vous êtes implanté ?
M. APHATIE : Les HLM ?
M. LE PEN : C'est un fait que le syndicalisme traditionnel subit une crise considérable, une crise de confiance, une crise d'effectifs et une crise d'efficacité. À la vérité, les syndicats n'ont plus que l'efficacité que leur reconnaît leurs interlocuteurs gouvernementaux.
Il se trouve que le Front national n'était pas entré dans le domaine syndical jusqu'au moment où une véritable demande s'est manifestée dans, des secteurs où les syndicats ne répondent pas à l'attente des travailleurs, en particulier dans les secteurs touchés gravement par l'insécurité.
Le Front national n'a fait que répondre à une demande, demande que ne pouvaient pas, bien sûr, satisfaire les syndicats traditionnels puisque leur philosophie politico-syndicale de gauche les amène à favoriser les causes de la situation qui est ressentie de façon désagréable ou gênante ou même dangereuse par les syndiqués ou les anciens syndiqués.
C'est vrai dans la police, c'est vrai dans les transports, c'est vrai dans le personnel des prisons, c'est vrai dans une série d'autres secteurs, il y a une aspiration que ne comblent pas ou qu'au contraire entravent les syndicats traditionnels, ce qui provoque un afflux de demandes vers un syndicalisme concret.
Le Front national a une démarche qui est toujours concrète. Il part des phénomènes qui existent, des problèmes qui se posent et il essaie d'apporter des analyses et des propositions qui soient cohérentes avec la philosophie générale de son action.
Mme ARDISSON : Mais dans ces secteurs, vous fonctionnez en tant que parti ou en tant que syndicat ?
M. LE PEN : Non, non, en tant que syndicat. Mais ce sont les promoteurs de ces syndicats eux-mêmes... La démarche n'est pas venue des politiques, elle est venue des travailleurs qui ont souhaité, sans doute aussi pour s'identifier, que le syndicat nouveau s'appelle Front national.
Il y a d'ailleurs des contestations d'ordre juridique et judiciaire qui ont été soulevées, mais dès que nous apparaissons... Je prends par exemple les élections aux HLM, eh bien le premier résultat que j'ai eu, c'est dans les Ardennes, le Front national est en 2e position derrière le parti communiste ; dans une autre élection, il est devant FO...
M. DENOYAN : Et à Paris, parce qu'on parle beaucoup des HLM de Paris ?
M. LE PEN : Nous n'avons pas de candidats à Paris...
M. LE MARC : Il y a une participation moyenne...
M. LE PEN : On en reparlera ! Comme ce type d'élections se produit tous les deux ans, nous serons présents. Mais tout ceci a été monté en 15 jours.
Comme le FN Police qui a obtenu du premier coup 7,5 % des voix, a été monté en 3 semaines.
M. APHATIE : C'est très peu d'ailleurs. Dans des populations professionnelles qui sont soumises aux questions de l'insécurité, comme elles le sont, et c'est votre principal cheval de bataille - justement c'était la police qui m'intéressait -, -, on se rend compte que le corps des professionnels de la police accorde à une très nette majorité de ses suffrages aux syndicats traditionnels (...)?
M. LE PEN : Vous plaisantez, Monsieur Aphatie ! Les gens qui sont dans ces syndicats, sont au pouvoir, et vous savez ce que c'est que d'être au pouvoir syndical depuis 50 ans ! Ils tiennent tous les leviers de commande. Ils disposent de personnels mis à leur disposition, aux frais du contribuable, par centaines et par milliers, alors que les candidats du Front national ont dû présenter leur programme et établir leur candidature en 3 semaines.
Croyez-moi, je prends rendez-vous pour les prochaines élections professionnelles dans la police et vous verrez bien ce qui se passera !
M. LE MARC : Le Premier ministre a présenté son projet de réforme fiscale pour les 5 prochaines années, approuvez-vous les objectifs de ce plan ? Pensez-vous qu'il est possible de mener une réforme de cette ampleur lorsque les circonstances et les conditions économiques sont difficiles ?
M. LE PEN : J'apprécie peu les mascarades électoralistes et démagogiques.
De toute évidence, les gens qui sont aujourd'hui au pouvoir, ont pris des leçons de merchandising, c'est-à-dire des leçons de vente en direct, et l'essentiel pour eux n'est pas d'établir ou d'obtenir tel résultat par l'établissement d'une politique raisonnée, c'est d'intervenir sur le marché électoral par des effets d'annonce. L'annonce sur 5 ans d'une réforme dont les premières mesures pourraient être en quelque sorte supportées par la majorité en 1997 à uniquement pour but de mettre l'eau à la bouche des contribuables et leur laisser espérer que, s'ils votent en 1998 pour l'actuelle majorité, ils auront encore 3 ans d'une réforme fiscale.
Il est bien évident que comme le RPR et l'UDF seront battus aux prochaines élections de 1998, cela n'engage pas Monsieur Juppé à grand-chose que de promettre une réforme électorale.
Je note, comme le disait Monsieur Mégret l'autre jour, que Monsieur Juppé a utilisé la méthode des commerçants malhonnêtes qui annoncent une grande campagne de soldes de 10 % après avoir préalablement augmenté leurs prix de 20 % en secret.
Alors Monsieur Juppé nous a mis 140 milliards de prélèvements obligatoires nouveaux et il nous dit maintenant : « Vous savez, là-dessus, nous allons économiser 20 milliards. Vous allez voir, il va y avoir des projets... »... Et puis on va dénicher, c'est « Alain le dénicheur ». Il va aller chercher dans les « niches » fiscales là où il y a, paraît-il, des gros œufs qui sont en train d'être couvés depuis des années. J'espère que ce sont les œufs de la poule aux œufs d'or, parce que sans cela la déception va être immense.
M. ROLAND-LEVY : Monsieur Le Pen, vous ne croyez pas à l'engagement d'Alain Juppé de réduire l'impôt sur le revenu, vous qualifiez cette promesse de « merchandising », mais en quoi faudrait-il que le public, les électeurs croient le Front national lorsqu'il promet, dans son programme, de supprimer cet impôt sur le revenu ?
M. LE PEN : Bien sûr, c'est un grand débat.
M. ROLAND-LEVY : C'est une promesse contre une autre !
M. LE PEN : L'arrivée du Front national au pouvoir, reconnaissez qu'elle n'est pas démagogique, puisque, d'après tous les sondages, la réduction de l'impôt sur le revenu serait, paraît-il, impopulaire.
Si nous préconisons cette réforme, c'est parce que nous pensons que l'impôt sur le revenu constitue un blocage du développement économique, de l'incitation au travail et que c'était une locomotive, et qu'il faut libérer la locomotive. Alors que l'impôt sur le revenu pèse sur une locomotive qu'elle bloque, en bloquant ainsi tous les convois.
M. DENOYAN : L'État retrouve ses recettes comment, Monsieur le Pen ?
M. LE PEN : D'abord, il les retrouve par une activité économique redéveloppée. J'ai pour cela des exemples. J'ai attentivement, personnellement, étudié et discuté avec les leaders californiens qui avaient lancé la proposition 13 qui consistait à réduire les dépenses de l'État californien et qui ont obtenu des rentrées fiscales beaucoup plus importantes 3 ans après, parce que l'argent économisé soit était investi, soit avait alimenté une demande qui avait développé l'activité économique.
Mme ARDISSON : Vous dites que la suppression de l'impôt sur le revenu n'est pas démagogique. Vous y allez quand même un peu fort parce que, indépendamment de la croissance, cela ne suffira pas, la croissance escomptée ; il faut bien le remplacer par un autre impôt, par la TVA, par des impôts plus forts sur autre chose.
M. LE PEN : C'est là où je crois qu'il y a une dérive de l'esprit public français, qui est de croire que les dépenses publiques sont incompressibles, qu'elles ne peuvent pas être redistribuées d'une autre manière, qu'on ne peut pas établir de hiérarchie, qu'on ne peut pas faire de transformation de notre organisation économique et tout le monde dit : « Comment voulez-vous qu'on fasse ? Puisqu'on supprime un impôt, il va bien falloir en trouver un autre pour remplir les caisses... »
Nous, nous disons qu'il faut réduire les dépenses dans un certain nombre de domaines, réserver à l'État...
M. DENOYAN : Dans la fonction publique, Monsieur Le Pen ?
M. LE PEN : ... Ses fonctions régaliennes. Par exemple, nous sommes pour l'augmentation du budget militaire car nous disons qu'il n'y a pas de réforme possible de l'armée française ni de constitution d'une armée française crédible, avec un budget qui fait moins de 3 % du PIB ; nous disons qu'il faut 5 %, mais la différence qu'il y a entre ce que propose le Front national et ce que proposent nos concurrents, c'est que nous disons qu'il y a des fonctions régaliennes et qu'on établit ces budgets-là avant même d'établir l'arbitrage du budget général : il y a la police, il y a la justice, il y a la défense ; il y a là des dépenses incompressibles, parce que si les fonctions qui sont ainsi alimentées par ces budgets ne sont pas remplies par l'État, il n'y a donc plus de Nation, ni de liberté, ni de prospérité.
M. FABIEN-LEVY : Le budget de la défense que vous venez d'évoquer est actuellement au niveau de 3 % du PIB ; l'armée, les dépenses militaires coûtent 4 000 francs par an et par habitant. Vous voulez le faire passer à 5 %. À combien estimez-vous par an et par habitant ?
M. LE PEN : Vous n'avez qu'à faire l'extrapolation. Ce serait 6 000 francs, mais je crois qu'il serait plus utile d'avoir une armée digne de la France et capable de la défendre, plutôt que d'engloutir des sommes énormes dans des politiques comme celle de l'immigration, comme celle des banlieues et comme beaucoup d'autres dépenses de ce type.
La politique, c'est un choix. Ce que nous demandons au citoyen, c'est de faire un choix. Nous pensons, nous, que l'État moderne est à la fois omnipotent et impotent ; ce n'est pas d'ailleurs la peine de lui donner des armes ou des forces puisqu'il n'a pas la volonté ou la capacité psychologique de s'en servir. Il n'y a qu'à voir son attitude en Corse, il n'y a qu'à voir son attitude à l'égard...
M. DENOYAN : Monsieur Le Pen, puisque tout à l'heure on parlait de propositions, vous critiquez, vous êtes un opposant déterminé, tout le monde l'entend bien, mais que feriez-vous en Corse ?
M. LE PEN : Vous me demandez toujours des réponses sectorielles à des problèmes qui évidemment sont liés entre eux et la politique du Front national sera une politique alternative. Par conséquent, cela ne changera pas seulement dans ce domaine-là, mais dans beaucoup d'autres.
Il est évident qu'en Corse, toutes les propositions qui sont faites par Monsieur Barre ou par d'autres sont farfelues. D'abord elles sont illégales et inconstitutionnelles. On ne peut pas faire, on ne doit pas faire de référendum dans une République dont il est affirmé qu'elle est une et indivisible.
M. DENOYAN : D'accord, mais comment ramener l'État de droit en Corse ?
M. LE PEN : Ce pays est troublé par la violence, mais surtout par la lâcheté de l'État, par la compromission de l'État avec le terrorisme affiché. Il convient donc, tout en faisant la politique de justice nationale qui s'impose pour une île qui a un certain nombre de handicaps économiques, et au niveau de l'égalité, pas au niveau d'une supériorité par rapport à la métropole, de faire respecter l'ordre. Si on ne rétablit pas la confiance, si on ne chasse pas la peur, si on n'établit pas une image de la justice qui permette au peuple de respecter l'État, on pourra engloutir toutes les sommes que l'on voudra, imaginer toutes sortes de formes juridiques, tout cela sera de la poudre de Perlinpimpin.
OBJECTIONS.
M. DENOYAN : Vous allez continuer cette conversation avec Dominique Voynet, qui est votre objecteur ce soir, qui est porte-parole des Verts.
Bonsoir, Madame.
Mme VOYNET : Bonsoir.
M. DENOYAN : Vous venez d'entendre Jean-Marie Le Pen sur un certain nombre de points. Que souhaitez-vous lui objecter ?
Mme VOYNET : Je suis très heureuse qu'on ait parlé un peu du programme économique du Front national qui est assez mal connu. Je crois que c'est important qu'on en parle à l'heure où il tente de s'implanter sur le plan syndical, à l'heure où Jean-Marie Le Pen ose saluer les participants aux manifestations du Premier Mai, sans doute pour faire oublier son attitude lors des mouvements de défense des services publics et des retraites en décembre.
Je crois qu'il est vraiment important de montrer l'incohérence du programme économique du Front national et aussi de montrer à ceux qui sont aujourd'hui désespérés et découragés que le Front national aggraverait la situation des plus modestes.
J'en donnerai deux exemples. Je crois qu'on ne sait pas assez que le programme économique du Front national est, malgré les discours anti-européens de son leader principal, d'inspiration libérale. Le discours qui conduit à dire : « Supprimons l'impôt sur le revenu, dépensons moins, ayons moins de fonctionnaires, rendons moins de services au public » traduit en fait un désengagement dans des politiques fondamentales pour la cohésion de notre société en matière de santé, en matière de culture, en matière d'éducation, en matière de politique de la ville.
Je crois qu'on ne peut pas se satisfaire de l'idée que des pans entiers seraient, d'après le Front national, confiés au secteur privé et donc réservés à ceux qui pourraient payer. Nous ne voulons pas, dans ce pays, d'un système à l'américaine ou à l'anglo-saxonne, où finalement les pauvres sont de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux, pendant que, protégés·par davantage de militaires, davantage de policiers, les riches bénéficient de l'attention réservée à ceux qui ont des moyens.
Je pense qu'en matière d'emplois également, il faut noter que le programme du Front national, dont Jean-Marie Le Pen ne se vante pas ce soir, prévoit pour l'essentiel davantage de flexibilité du travail et le démantèlement de toutes les protections sociales et de tout le droit du travail : le démantèlement de la sécu, le développement des retraites par capitalisation, le développement d'un système privé. En gros, je crois que pour l'essentiel, c'est plus d'égoïsme et moins de solidarité qui nous est proposé.
M. LE PEN : Je voudrais répondre à Madame VOYNET sur un point surtout, celui qui me paraît le plus important ; le reste fait partie de la polémique politique, bien normale au demeurant.
C'est l'affaire des services publics. Un service public, ça n'a pas que des droits, ça a des obligations, et l'une des obligations fondamentales du service public, et c'est même pour cela que ces activités ont été érigées en service public, c'est la continuité du service du public. Je ne me suis pas du tout trouvé en contradiction, mais j'ai donné en quelque sorte mon arbitrage politique en novembre, quand j'ai dit : « La grève est un instrument que je considère comme légal, mais comme désuet et ruineux, et on doit chercher d'autres procédés de règlement des conflits sociaux que celui qui consiste à paralyser l'activité au détriment de tout le monde ».
Mais aussi et surtout on doit prendre en compte les usagers du service public qui sont en même temps ceux qui le paient. Et la grève des services publics me paraît être une contradiction insupportable. Il y aurait des formes de grèves que je suggère aux syndicalistes des services publics : c'est de faire la grève des redevances, la grève des paiements, de façon à ce que la population ne soit pas prise en otage, comme elle l'est systématiquement, par des minorités dont la fonction est de servir le public. On peut à la fois concilier la défense des droits des travailleurs et prendre en compte très largement l'intérêt des concitoyens car ces services ont été faits pour eux.
M. DENOYAN : Est-ce que vous approuvez la manière dont les salariés de France 2 ont conduit le mouvement social qui a amené le départ de Jean-Pierre Elkabbach de la tête de France Télévision ? Là, il n'y a pas eu grève, il y a eu motion de défiance envers un responsable.
M. LE PEN : Je crois que ce qui a provoqué ce mouvement était un sentiment d'indignation basé sur la révélation de traitements pécuniaires tout à fait excessifs, et je comprends en tous les cas la réaction du service public à l'égard de sa direction. Il est normal que les institutions, qu'elles soient syndicales ou politiques, permettent d'exprimer ce que ressentent les uns ou les autres.
Cela dit, je ne suis pas Monsieur Griotteray, je n'ai pas suivi d'aussi près que lui ce qui est un épisode certainement important, mais tout de même relativement secondaire de la vie politique française.
Mme ARDISSON : Je voudrais revenir à l'intervention de Dominique Voynet. Il y a dans son objection une question à laquelle vous n'avez pas répondu : êtes-vous pour le capitalisme ?
M. LE PEN : J'ai écrit un livre en 78 qui s'appelait « Droite et Démocratie économique », et Démocratie économique, c'était les mots que je proposais de substituer au mot capitalisme, parce que le capitalisme recouvre l'ensemble des idéologies de la production, puisque l'un est le capitalisme libéral et l'autre le capitalisme d'État tel que le pratiquaient les communistes.
Mme ARDISSON : Là, elle parlait du capitalisme libéral.
M. LE PEN : Bien sûr, évidemment ; comme elle est de gauche, elle passe sous silence assez volontiers les terribles échecs, je dirais les sanglants échecs, du capitalisme d'État.
Je dis la Démocratie économique. Le système capitaliste est le système le plus démocratique dans son essence, puisque le véritable donneur d'ordres, c'est le client, dans une économie où, bien évidemment, les lois de la concurrence sont respectées, où les multinationales ne font pas la loi.
Je vais faire une petite parenthèse : Monsieur Graume, mon adjoint au conseil régional de PACA m'a envoyé un document dans lequel il apparaît - il est membre de la commission des marchés - que 390 entreprises qui ont soumissionné à la commission des marchés de PACA appartiennent en fait à 7 multinationales. Autrement dit, il y a là des violations du système capitaliste, y compris dans le capitalisme libéral, et c'est le rôle des politiques que de faire respecter la loyauté des règles du jeu. Mais il est incontestable que la démocratie économique, que constitue l'économie de marché, est supérieure à l'économie de l'État, c'est sûr.
M. APHATIE : Je voudrais savoir comment vous avez vécu la polémique qui en France a concerné l'Abbé Pierre, lorsqu'il a soutenu le livre de Roger Garaudy. Est-ce que vous avez trouvé que les critiques faites à l'Abbé Pierre étaient justifiées ou pas ? Et est-ce que vous avez lu le livre de Roger Garaudy, pour vous faire une idée ?
M. LE PEN : Je ne suis même pas sûr d'avoir le droit de le lire...
M. APHATIE : Vous avez sûrement le droit de le dire.
M. LE PEN : Nous sommes dans un pays où la pensée est soumise à des oukases, à des tabous et où les interdictions sont sanctionnées pénalement. Alors, dès que je m'approche de ce terrain-là, ayant déjà payé 1 400 000 francs le droit d'exprimer mon point de vue sur un épisode de la Deuxième Guerre Mondiale, je n'ai plus l'argent qui me permette cette liberté. J'agis donc avec prudence.
J'ai eu un certain sourire à l'égard de Monsieur l'Abbé Pierre, un peu ironique, parce que Monsieur l'Abbé Pierre, qui est aujourd'hui semble-t-il un peu persécuté, était naguère un persécuteur. Tout le monde se souvient des prises à partie qu'il me faisait, sans que je sois là bien évidemment ; quand je suis là, c'est un peu plus dur... En mon absence, il avait en particulier résumé la finesse de sa pensée par les mots : « Ta gueule » ; « Ta gueule », disait-il quand il parlait de Le Pen. On ne savait pas très bien pourquoi, il n'a jamais dit exactement quelles en étaient les raisons. C'était peut-être des raisons caractérielles, après tout.
Quoiqu'il en soit, je vois que les mêmes forces qui portèrent l'Abbé Pierre au Capitole l'ont précipité sur la Roche Tarpeïenne. Ainsi va la dictature médiatique de notre pays...
M. DENOYAN : Quelles sont ces forces, puisque l'Abbé Pierre les a qualifiées ? Il les a qualifiées de « lobby sioniste international et médiatique ».
M. LE PEN : Il a l'air mieux renseigné que moi, il peut se permettre...
M. DENOYAN : En général, vous avez des idées, Monsieur Le Pen.
M. LE PEN : Non, je vous l'ai dit, je ne répondrai pas sur ce sujet. L'Abbé Pierre peut se permettre des libertés que, national français, je ne peux pas me permettre sans dresser contre moi tous les gens que mon opinion défriserait.
M. DENOYAN : Vous avez été choqué par l'affaire de Maurepas ? Je rappelle que c'est cette enseignante qui a demandé un devoir à ses élèves sur la manière dont on gazait les Juifs pendant la guerre.
M. LE PEN : Je pense que c'est un excès de zèle, non ?
M. DENOYAN : Je vous pose la question.
M. LE PEN : Pas vous, Monsieur Denoyan. C'est un excès de zèle de la part de l'enseignante : je pense que sachant ce qu'on pense de ces problèmes-là dans l'établissement français, elle a dû penser que son initiative allait la faire promouvoir comme proviseur ou, qui sait, peut-être même dans des postes plus importants.
Je trouve que tout cela, honnêtement, en 1996, pèse d'une façon trop lourde, trop présente, qu'il y a une insistance, une lourdeur, dans l'affirmation des dogmes et dans leur sanction, qui sont tout à fait, selon moi, incompatibles avec la liberté de l'esprit. De là d'ailleurs la pratique d'une langue de bois, le fait que les gens, même au restaurant, se retournent pour voir s'ils peuvent parler de certains sujets avec leurs commensaux...
M. DENOYAN : Il faut changer de restaurant, Monsieur Le Pen...
M. LE PEN : Non, non, je ne fantasme pas, les auditeurs me comprennent très bien.
M. APHATIE : Quels sont les sujets interdits ? Je n'ai pas compris quels étaient les sujets interdits...
M. LE PEN : Il y a des sujets interdits, c'est sûr.
M. APHATIE : Lesquels ?
M. LE PEN : En particulier les sujets que Monsieur Garaudy qui fut à son époque aussi un philosophe loué, louangé, admiré et qui est aujourd'hui voué aux gémonies, simplement parce qu'il a abordé un sujet sous un angle et avec une opinion différente de celle de la Vulgate du temps, de celle du dogme tel qu'il est professé et imposé intellectuellement à tout le monde. Sans entrer sur le fond, j'ai dit que je n'y entrerai pas, je trouve que le procédé est en lui-même sclérosant, qu'il est en tous les cas indigne d'un pays qui se prétend républicain, démocratique et humaniste.
Mme ARDISSON : L'INSEE publiera demain un historique de la population immigrée en France. Je n'ai pas tous les détails, mais le principal résultat de cette étude dit que la population émigrée en France s'est stabilisée au début des années 90 et a retrouvé son niveau des années 30, après avoir connu deux grandes vagues d'arrivée dans les années 20 et 60. L'INSEE comptabilise les immigrés au sens strict, c'est-à-dire les personnes résidant en France et nées étrangères à l'étranger.
M. LE PEN : Je dois dire que quand on comptabilise, on obtient des résultats qui sont sans doute assez différents de la perception qu'en ont les citoyens, en particulier les auditeurs. Moi, je leur pose la question : « Croyez-vous, Mesdames et Messieurs, quand vous regardez autour de vous, dans les rues, que ce que dit l'INSEE est exact, que l'immigration se stabilise, voire même qu'elle a à peu près les niveaux qu'elle avait en 1930 ? ». Il est évident qu'on vous répondra par des haussements d'épaules ou par des rires sarcastiques.
J'ai des chiffres sous les yeux : nous avons battu en 1994 un record absolu du chiffre qui pompe les immigrés dans la nationalité française. On dit que le chiffre des immigrés reste à peu près stable : c'est 3 millions, 4 millions ; certains disent 5 millions. En fait, il reste stable parce que, aux 100 ou 150 000 entrées d'immigrés, clandestins ou non, correspondent 150 000 naturalisations tous les ans, et là 142 000 naturalisations en 1994.
Or ce mouvement dure depuis trois décennies, en tous les cas deux décennies, et il est évident que les immigrés qui entrent chaque année s'ajoutent aux autres et que le fait qu'ils soient regroupés, ou qu'ils se regroupent, dans des banlieues ou dans des villes où ils arrivent même maintenant, comme à Roubaix, à être en majorité, constitue un phénomène dont je souligne le danger depuis des années et des années, et que j'avais annoncé simplement en considérant les courbes démographiques du monde et celles de notre continent.
Mme ARDISSON : Je voudrais juste préciser une chose puisque je fais référence aux statistiques de l'INSEE : c'est qu'il compte aussi des personnes qui ont acquis la nationalité française, des gens nés à l'étranger.
M. APHATIE : Justement, j'ai une question assez précise : je ne sais pas si vous serez un spectateur de l'Euro 96 qui s'ouvre…
M. DENOYAN : Vous aimez le foot, Monsieur Le Pen ?
M. LE PEN : Oui, oui, je ne déteste pas ça.
M. APHATIE : Les deux personnes qui vont porter les espoirs de l'équipe de France, qui vont peut-être marquer des buts pour elle, s'appellent Zinedine Zidane et Youri Djorkaeff, c'est-à-dire deux fils de l'immigration. Est-ce que cela ne vous conduit pas à dire que parfois l'immigration a du bon pour la France ?
M. LE PEN : Qu'est-ce que cela prouve ?
M. APHATIE : Est-ce que cela a du bon pour la France ?
M. LE PEN : Le fait que Djorkaeff marque un but dans l'Euro n'a strictement rien à voir avec la question de savoir si l'immigration est bonne pour la France.
M. APHATIE : Il est issu de l'immigration.
M. LE PEN : Il y a des immigrés dont l'arrivée en France est certainement utile à la France, et je dirais même pour certains ou certaines agréables à la France et aux Français ; et il y en a beaucoup d'autres pour lesquels elle est nuisible. Je propose simplement qu'on établisse un choix entre la politique du laisser-faire, du laisser-aller, des frontières ouvertes, qui va aboutir à la submersion de notre pays, et une politique intelligente pratiquée par les gardes d'immigration selon les besoins de la France et basée sur le principe qu'être Français ou devenir Français, cela s'hérite ou cela se mérite. Il y a un certain nombre d'étrangers qui honorent la nationalité française. Ma femme est demi-grecque, son père était grec, c'était un homme remarquable.
M. DENOYAN : On en termine, Monsieur Le Pen.
M. LE PEN : Par conséquent, je n'y vois pas d'inconvénient. La femme du secrétaire général du Front national est japonaise. C'est vous dire que nous n'avons pas...
M. DENOYAN : On ne va pas s'occuper des femmes de tout le monde...
M. LE PEN : ... dans ce domaine de préjugés raciaux. Nous ne prenons en considération que l'intérêt que la France a de laisser entrer chez elle des immigrés par millions, dont le poids et le coût sont de l'ordre de 250 milliards par an, alors qu'il y a 6 millions de demandeurs d'emploi. Alors qu'on fasse venir des gens de l'étranger pour travailler quand on en a besoin, mais en laisser venir quand on n'a pas de travail, c'est de la folie furieuse.
M. DENOYAN : Vous serez au moins d'accord avec moi femmes : toutes les femmes sont charmantes.
Bonsoir, Monsieur Le Pen.