Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale et membre du PS, dans "Enjeux les Echos" d'avril 1998, sur l'euro, la banque centrale européenne et la nécessité de coordonner les politiques économiques des états membres.

Prononcé le 1er avril 1998

Intervenant(s) : 

Média : Enjeux Les Echos

Texte intégral

Question : Enjeux. En quoi l'introduction de l'euro va-t-elle influer sur notre politique économique ?
 
Laurent Fabius : Il y a deux écoles. L'une, convaincante selon certains, estime que la création de l'euro porte en germe une réduction de notre marge de manœuvre économique, voire de notre souveraineté. La gestion de la monnaie unique deviendrait supra - nationale, pour notre perte. L'autre approche, à mon sens plus objective, part du constat que notre indépendance monétaire nationale est réduite depuis quelques années déjà et que l'euro peut nous aider à la reconquérir, cette fois au niveau européen. J'y mets toutefois au moins deux conditions: que l'euro serve le développement économique a lieu d'être une fin en soi, et qu'existent des relations suivies entre la Banque centrale européenne (BCE) et les responsables élus de nos pays.

Question : Comment ces liens doivent-ils 29 concrétiser ?

Laurent Fabius : Je vois mal comment le système pourrait fonctionner efficace ment sans que le rôle économique de l'Union s'accroisse, sans que la coordination des politiques nationales soit plus étroite, sans que la notion de budget européen devienne davantage une réalité. Aujourd'hui, ce dernier propos peut sembler provocateur. Nos partenaires, en particulier allemands, ne sont pas favorables à la moindre augmentation du budget européen. Mais les outils de régulation nationale devenant plus limités, il faudra bien disposer d'un instrument d'action commun pour faire face aux à-coups de la conjoncture et financer certains investissements de long terme d'intérêt partagé. Aux responsables politiques d'avancer en ce sens.

Question : A quelle échéance voyez-vous cet instrument mis en place ?

Laurent Fabius : J'aimerais qu'on n'attende pas trop. Au plus tard, ce sera après la première crise économique sérieuse ! Aujourd'hui, tous les pays sont conscients de la nécessité de mener des politiques nationales de remise en ordre budgétaire et nous avons la chance de bénéficier d'une conjoncture favorable. Ce ne sera pas toujours le cas. Il y aura for cément des accidents ponctuels. Or le traité de Maastricht ne prévoit que des crises lourdes. Pour traverser les périodes difficiles, pour engager certains investissements de long terme, il faudra -tout en étant très vigilants sur les dépenses - disposé de marges suffisantes au niveau de l'Union. D'où la nécessité d'un vrai budget européen.

Question : Il y a déjà les fonds structurels.

Laurent Fabius : Justement, ces fonds structurels sont menacés en ce qui nous concerne ! Ils le sont par la perspective de l'élargissement de l'Union, puisque l'objectif de travailler à masse financière constante impliquera moins de moyens pour les membres actuels. Par ailleurs, l'importance - légitime - accordée à la Politique agricole commune laisse peu de marge pour les crédits aux régions en difficulté. Or l'unification monétaire risque de renforcer les disparités de développement. Elle nécessitera une politique encore plus active d'aménagement du territoire. Les fonds structurels ne doivent donc pas être diminués. Ils sont indispensables à la cohérence de l'Europe, et en particulier à l'équilibre de développement des régions françaises.

Question : On parle aussi de la nécessité d'une concertation accrue entre les pays sur leur propre politique budgétaire et fiscale. Comment harmoniser des politiques sociales et fiscales très différentes, comme c'est le cas dans les pays de la future zone euro ?

Laurent Fabius : L'existence d'un marché unique et a fortiori d'une monnaie unique débouche sur une vérité simple : désormais exprimés dans une seule devise, les prix des différents produits européens vont converger, entraînant avec eux leurs « déterminants », matériels, sociaux et fiscaux.
La convergence des politiques économiques est donc logique. Celle-ci se fera-t-elle « par le haut » ou « par le bas » ? Quelle dose de volontarisme politique veut-on instiller dans cette marche vers l'harmonisation des politiques économiques ? C'est une question centrale pour l'avenir.
 
Question : La logique déjà à l'œuvre dans certains pays n'est-elle pas celle d'une harmonisation « par le bas » ?

Laurent Fabius : Oui, mais l'approche française, soutenue partout par les forces sociales, est de considérer que la construction européenne ne sera viable que si nous réussissons à tendre au moins vers un point médian, et vers des références communes plutôt que vers de strictes obligations identiques. Tous les partenaires de la vie économique - les gouvernements, mais aussi les entreprises et les forces syndicales - doivent œuvrer en ce sens. Sur le plan institutionnel, cette approche coopérative passera, par des votes à la majorité qualifiée. L'Europe, n'avancera de manière constructive que si un seul pays ne peut pas continuer à tout bloquer.

Question : Il parait difficile de convaincre un pays de relever ses impôts au nom de l'Europe !
 
Laurent Fabius : Bien sûr, mais le problème se posera sans doute un peu autrement. Si aucune décision d'harmonisation fis cale concertée n'était prise, nous irions vers le démantèlement des fiscalités nationales. Il faut savoir ce que signifierait la suppression de nombreuses actions : sociales ou redistributives et de la plupart des interventions publiques, avec in fine la mise en cause non seulement: de ce que l'on appelle en France les acquis sociaux, mais de l'ensemble des systèmes sociaux européens. Cette option serait inacceptable. L'autre voie, bien préférable, est celle d'une coordination discutée. Elle n'exonère pas la France de faire sa part du chemin : nous ne convaincrons pas aisément les Anglais, les Luxembourgeois ou les Irlandais sans contrepartie. Cette démarche touchera égaiement les dépenses publiques. Nous devrons abandonner la vieille idée selon laquelle, en la matière, « plus » est toujours synonyme de « mieux ». Nous devrons améliorer l'efficacité de la dépense publique (à moyens inchangés), revoir à la fois les champs et les formes d'intervention (éducation, santé, etc.) et privilégier des approches plus ciblées. Bref, être aussi justes, mais plus efficaces.

Question : Le réflexe des Français n'ont pas de raisonner en termes de transfert plutôt que de baisse de la fiscalité ?
 
Laurent Fabius : C'est vrai, même si les choses bougent. Personnellement, je ne suis pas embarrassé de dire qu'il faut réduire la masse globale des impôts et les charges sur les bas salaires ! Avec des évolutions corrélatives concernant les dépenses. Le juge de paix, c'est le consommateur, le client, le contribuable... L'euro nous pousse à opérer ces adaptations nécessaires. Ou alors l'électeur nous le rappellera.

Question : Sur le volet social, la France n'a-t-elle pas pris du retard sur ses partenaires ?
 
Laurent Fabius : Je crois à la nécessité d'une bonne protection sociale mais je pense que, sur certaines modalités, nous devons évoluer. Lionel Jospin a eu raison de dire que notre choix est celui d'une société du travail, par opposition à une société d'assistance. Derrière les mots, il y a une approche nouvelle que, pour ma part, je développe depuis longtemps. Nous voulons construire, pour l'ensemble des Français, ce que j'appelle une « économie partenaire », qui n'opposerait plus public et privé et où  chacun pourrait avoir sa chance. C'est la façon française de converger vers un certain modèle européen, même si nous aurons nos spécificités. Ce « modèle » fonctionnera si les Européens comprennent que, tout en faisant face à la mondialisation, l'Europe peut et doit constituer un espace cohérent de souveraineté et de cohésion économique et sociale.

Question : Les grandes entreprises se sont déjà fondues dans cette dimension mondiale. Comment réconcilier les intérêts de ces grands groupes et ceux de l'économie française ?
 
Laurent Fabius : La question est capitale. Comment freiner les mouvements de délocalisation de capitaux et d'exil des cerveaux et en même temps comment faire pour que le territoire national profite davantage, pour l'emploi, l'investissement, la recherche, de l'amélioration de la situation des entreprises françaises ? Les réponses sont multiples. Mais il semble notamment qu'il faut se doter de régimes fiscaux et sociaux qui ne soient pas dissuasifs. Nous devons aussi savoir jouer pleinement de nos atouts. On reproche souvent à la France d'être repliée sur elle-même, mais cela n'empêche pas des entreprises étrangères de venir y « faire leur marché ». Le rachat des AGF par Allianz en est : un exemple, La réciproque est-elle possible partout, et d'abord en Europe ? Certainement pas ! Ne soyons pas plus naïfs que nos partenaires !

Question : ... La concertation au sein de ce qu'à Paris on appelle le « gouvernement économique » (l'Euro-X) semble plutôt au point mort ?
 
Laurent Fabius : Il y a eu un progrès, mais je reconnais que les résultats obtenus jusqu'à présent sont limités ! Il faudra du temps, Aucun projet monétaire d'envergure n'a jamais existé sans un projet politique parallèle. C'était, au fond, la démarche d'Helmut Kohl et de François Mitterrand : l'Allemagne acceptait de partager sa souveraineté monétaire et nous acceptions, d'une certaine façon, de partager notre souveraineté politique. Notre projet politique européen devra être explicité et j'y insiste, engagé concrètement ayant tout élargissement. Autrement, nous subirions une dilution de l'Europe contraire à : nos intérêts et à nos espérances.

Question : L'euro met-il les responsables politiques au pied du mur ?
 
Laurent Fabius : Oui, car il sera décisif de bien associer action économique et décision politique. Les responsables politiques européens doivent tisser un lien fort avec la Banque centrale européenne. Sinon celle-ci risque soit d'être toute puissante et sans contrôle, soit de jouer le rôle de bouc émissaire en cas de difficultés. Tout le monde sait que la Federal Reserve américaine est indépendante. Par un hasard remarquable, cette « indépendance » coïncide exactement avec l'intérêt des États-Unis. Eh bien, je n'en demande pas plus.

Question : Pourquoi a-t-on le sentiment que les choses piétinent du point de vue politique ?

Laurent Fabius : Parce que c'est malheureusement vrai ! Depuis Jean Monnet, l'Europe a avancé à partir de décisions entre quelques personnes remarquables, avalisées ensuite par les autres sans discussion. Cette méthode a porté ses fruits, elle n'est plus possible. Nous devons faire en sorte que les Parlements, les responsables politiques, économiques, syndicaux, les opinions publiques, les jeunes se sentent impliqués. De ce point de vue, nous n'avons pas tiré toutes les conséquences du référendum sur Maastricht, gagné à seulement 51% des voix... Nous devons l'expliquer l'Europe, associer vers l'Europe, montrer le chemin, bref être convaincants.

Question : Quels sont les signes tangibles qui indiqueraient que nous avançons dans la bonne direction ?
 
Laurent Fabius : Par exemple, que les politiques extérieures de nos pays soient mieux harmonisées, au lieu d'être disparates et parfois scandaleusement contradictoires. Autre exemple, en matière de politique monétaire, nous devons imaginer un système voisin de la formule américaine, le passage périodique des responsables devant le Congrès. L'audition des membres de la BCE par le Parlement européen serait un moyen de rappeler les liens entre la monnaie, l'économie et les problèmes concrets de nos sociétés. De même, l'entrée de tous les grands syndicats français dans la fameuse Confédération européenne des syndicats me paraît indispensable. Ou l'adoption d'une position commune dans la négociation sur l'AMI, l'accord multilatéral sur l'investissement. Je pourrais citer dix autres exemples. C'est une attitude générale à avoir, penser et agir européen, et pas seulement chacun pour soi.

Question : Des économistes américains ou européens ont soutenu que la création de l'euro provoquerait une guerre en Europe. Quels sont les risques auxquels celle-ci peut être confrontée ? Que dire à ceux qui redoutent que la nation soit soluble dans l'euro ?

Laurent Fabius : Je leur dirai que nous allons entrer dans le siècle des pays-continents. Si nous voulons peser sur la marche du monde, défendre notre niveau de vie préparer harmonieusement le futur, il faut que nous disposions d'outils à la mesure des problèmes. Voilà pourquoi nous devons passer à l'échelon européen. C'est désormais notre espace pertinent de souveraineté.
Sur le plan économique, financier, sur le plan de la dynamique politique, l'euro peut être une formidable opportunité pour nos peuples. Nous devons l'adopter si nous ne voulons pas que la monnaie unique de l'Europe, demain soit le dollar ou... le mark. On ne peut évidemment exclure que des difficultés surgissent, qu'une récession grave survienne ou que la BCE s'enferme dans une vision trop étroite... De l'affirmation d'une volonté politique forte dé pend la réussite de notre projet. 
Par ailleurs, parmi les grands pays, une certaine ambiguïté de la Grande Bretagne devra être levée. Difficile d'admettre indéfiniment que les Anglais bénéficient des avantages de l'Europe sans en assumer toutes les contraintes. Il sera bon que Tony Blair lève tous les doutes sur ses intentions vis-à-vis de la monnaie unique. En guise de boutade, je dirai : qu'il le fasse pour ses partenaires européens ou, au moins, pour la City ! Tout en renforçant notre coopération monétaire et politique, nous devrons réaffirmer le rôle de la nation, ce qui n'a rien à voir avec le chauvinisme. Sur le plan économique, culturel et social, la nation demeure en effet une référence. Les idéologies volent en éclats, les familles souvent aussi, le monde apparaît menaçant, les peuples ont fréquemment perdu leurs marques : dans ce contexte, un affaiblissement du repère national risquerait de susciter des phénomènes de désorientation, de déshérence insupportables. Je me sens pleinement français et européen à la fois. Telle est notre responsabilité : faire l'Europe sans défaire la France.