Interviews de M. Bernard Kouchner, président délégué porte-parole du Parti radical socialiste, dans "Le Figaro" du 7 octobre 1996, et à Europe 1 le 15, article dans "Libération" du 21, sur sa candidature à l'élection partielle de Gardanne et l'Union de la gauche.

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Circonstance : Election législative partielle à Gardanne les 13 et 20 octobre 1996

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Emission Forum RMC Libération - Europe 1 - Le Figaro - Libération

Texte intégral

Le Figaro - 7 octobre 1996

Le Figaro : Pourquoi êtes-vous venu à Gardanne alors que, dans un premier temps, vous vous étiez ravisé et que le Parti radical-socialiste avait désigné un candidat ?

Bernard Kouchner : Il fallait que la gauche soit unie, il fallait s'engager dans ce Sud très angoissé où les idées du Front national malmènent les gens. J'ai attendu pendant une quinzaine de jours, période pendant laquelle Michel Dary, conseiller général radical-socialiste des Bouches-du-Rhône, m'a demandé d'être son suppléant puis m'a proposé de devenir candidat. Je me suis engagé dès que ma famille politique qui est celle des radicaux, des socialistes et de Convergences-Écologie s’est retrouvée unie sur cette demande.

Le Figaro : Pour vous, cette partielle a-t-elle une valeur de test national ?

Bernard Kouchner : Les enjeux locaux sont essentiels : problèmes de la mine, du bassin économique, du chômage des jeunes, de la périphérie de Marseille, du sentiment d'angoisse et d'insécurité des gens. Mais c'est aussi un test national avant l'échéance de 1998. Le gouvernement court d'échec en échec : la Sécurité sociale, les impôts, les mesures contre l'Education nationale, contre le service public en général, une politique étrangère inexistante et une politique européenne imprécise. Il accumule les rancœurs et fabrique plus de malheurs encore pour les Français.

C'est évidemment un test d'unité pour la gauche non communiste. Cette union est un retour aux sources puisque radicaux et socialistes étaient brouillés depuis les européennes. C'est aussi une preuve tangible de la vivacité et de l'utilité d'une gauche critique sur son passé, d'une gauche de propositions, d'une gauche neuve.

Dans ce premier tour, figure aussi la gauche anti-Maastricht : celle qui s’arcboute sur la lutte anti-européenne – comme si on pouvait retourner au temps du pigeon voyageur quand on a inventé le téléphone –, tel le Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement, les communistes et, malheureusement, certains Verts. Autant d’éléments qui pèseront sur l’avenir des enjeux électoraux et sur l’union de la gauche.

Enfin, c’est un enjeu national face aux idées du Front national qui, de plus en plus, lance ses cris de haine, propose des solutions extrémistes, parle de guerre civile et de révolution et fait bouillonner le Sud comme s’il s’agissait d’une stratégie militaire.

Le Figaro : Quelles sont les relations qui vous ont amené à ne pas « constituer un ticket » avec le maire communiste de Gardanne alors que le PRS, dont vous êtes le porte-parole, organise dans le même temps une rencontre au sommet des partis de gauche pour lutter contre Le Pen ?

Bernard Kouchner : Depuis 1971, c’est une tradition : le Parti communiste, au premier tour, présente un candidat. Ce fut le cas en juin dernier dans le deuxième canton de Marseille qui a ainsi échappé à la gauche. Et ce n’est pas un crime de lèse-majesté qu’il y ait un candidat de la gauche non communiste.

Le Figaro : Si vous n’étiez pas en position éligible au second tour, pour qui vous désisteriez-vous ?

Bernard Kouchner : Naturellement pour le candidat de la gauche arrivé en tête du premier tour. Je me désisterais pour le maire de Gardanne qui, lui aussi, s’est publiquement engagé à le faire pour moi.

Le Figaro : Pensez-vous que le PC joue actuellement la carte de l’union de la gauche ?

Bernard Kouchner : Il la jouera forcément, sinon il sera isolé dans la gauche et n’existera plus. La gauche doit être unie, elle ne doit pas se livrer à un combat de coqs.

Le Figaro : Pensez-vous avoir eu raison de faire appel au soutien du PS ?

Bernard Kouchner : Le soutien de mes amis du PS ? Mais je suis avec eux dans le groupe socialiste au Parlement européen, je travaille avec eux depuis des années ! J’étais au gouvernement avec eux. Et je ne fais pratiquement pas de différence entre les socialistes et les radicaux. J’espère, d’ailleurs, qu’un jour il n’y aura plus aucune différence entre nous.

Le Figaro : Vous plaidez pour la fusion ?

Bernard Kouchner : Je suis pour un grand parti de la gauche moderne, depuis longtemps.

 

Europe 1 - mardi 15 octobre 1996

J.-P. Elkabbach : Est-ce que vous savez pourquoi vous avez tellement perdu dimanche ?

B. Kouchner : Parce que les idées que je proposais passent mal, parce que l'angoisse est trop grande, parce qu'il y a, individuellement et collectivement, des peurs dont j'ai perçu la profondeur, la pesanteur tout au long de cette campagne.

J.-P. Elkabbach : Et ça vous a blessé ?

B. Kouchner : Moi, oui, mais ce n'est pas grave.

J.-P. Elkabbach : Dans cette défaite, est-ce qu'il y a une dimension personnelle ?

B. Kouchner : Sans doute. Sans doute arriver au dernier moment n'est jamais bien perçu, sans doute n'avait-on pas assez de temps pour expliquer que l'Europe n'est pas un handicap mais au contraire un avenir.

J.-P. Elkabbach : Mais est-ce que c'était la place d'un Parisien – parce que ça vous a été reproché, d'être parachuté –, est-ce qu'il n’y avait pas une erreur de casting, comme on dit au cinéma, de distribution ?

B. Kouchner : Si quelqu'un avait voulu être à ma place, je la lui aurais cédée volontiers. Moi, j'ai cru de mon devoir d'y aller, c'était une circonscription de gauche, il fallait la défendre. Quant au parachuté, s'il vous plaît ! De Château-Chinon aux Hauts-de-Seine et de Marseille à partout, ils sont tous parachutés. C'est l'atterrissage qui compte, quand il est raté, évidemment on n'est pas content.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que Bernard Tapie ne vous a pas allumé, lui qui vous reprochait d'avoir pris trop de distance à son égard, il considérait que Gardanne était à lui pratiquement ?

B. Kouchner : Ce n'est pas ce que considéraient les électeurs de Gardanne. J'ai entendu, sur 5 000 personnes environ, 5 m'en dire du bien, je ne comprends pas l'attitude de Bernard Tapie, sinon par une angoisse actuelle. Sans doute aurait-il été mieux inspiré de se taire et de ne pas pratiquer le coup de pied de l'âne. Il représentait le contraire même de la politique pratiquée comme je le souhaite : il a beaucoup promis et il n'est pas venu.

J.-P. Elkabbach : Les programmes de vos adversaires, à la fois du Front national et du Parti communiste, n'étaient-ils pas plus convaincants finalement, plus concrets que le vôtre ?

B. Kouchner : 42 % seulement des électeurs se sont manifestés, ce qui est très peu. Ça veut dire que le dégoût de la politique, le rejet de la politique en général est profond dans ce pays et que les angoisses, les difficultés sont immenses. Et puis il y a deux discours un peu populistes – je ne les mets pas en parallèle – celui de la droite, de l'extrême droite : il y avait une droite extrême et une extrême droite en face de moi. Celui-là, c'est la peur de l'autre, c'est l'explication unique : tous nos maux viennent de l'immigration ; et il y a un sentiment d'insécurité personnel tel, dans cet endroit, qu'il faut en tenir compte. Et il ne faut pas penser que tous les électeurs du Front national sont des fascistes. Et il y a une autre peur, plus collective celle-là, qui fait que l'on s'attache au présent, aux valeurs du passé, surtout dans une cité minière avec ses traditions et une culture particulière ; et les solutions proposées, en particulier par la gauche non communiste et d'une certaine façon par d'autres gens au centre – c'est-à-dire l'Europe, la lutte contre le chômage, un discours pour la jeunesse –, ça ne passe pas. Il faut bien s'en rendre compte. Il faut affiner le discours, il faut rassembler, il faut creuser les idées.

J.-P. Elkabbach : Vous dites, Bernard Kouchner, que les électeurs du Front national ne sont pas des fascistes. C'est vrai qu'ils votent librement pour le Front national. Le Front national est-il en train de devenir un parti démocratique ?

B. Kouchner : C'est un parti inscrit dans la Constitution. Les partis peuvent librement agir. Je vous raconte une petite histoire : une femme, dimanche devant notre permanence, s'arrête et me dit : « vous, je vous aime bien et je voudrais vous parler : j'ai été toute ma vie une socialiste, je votais socialiste ; je viens vous dire que je vais voter Front national. Si mon père – elle lève les yeux au ciel – me voyait, il n'en reviendrait pas. Mes deux fils sont au chômage : on a tellement promis, vous et les autres – et Tapie est venu et on ne l'a jamais revu. Je vais voter Front national, je fais le détour pour vous le dire. Et je voterai pour vous au second tour ».

J.-P. Elkabbach : Est-ce que c'est significatif ?

B. Kouchner : Je voudrais qu'on entende cette histoire. Et j'en ai entendu des gens venus de gauche, profondément malheureux qui, dans cette campagne, l'ont beaucoup dit ! Maintenant, les dirigeants du Front national sont ce qu’ils sont, c'est-à-dire des gens très dangereux, qui vont faire en sorte que, de provocation en provocation, il y ait des affrontements dans notre pays. Il y avait une vraie stratégie du Sud. Pourquoi je suis allé là ? Parce que je pensais que, dans le Sud particulièrement, dans la dixième circonscription aussi, mais bientôt dans toute la France, ce discours remonte, ce discours venu à la fois du fond de notre histoire mais aussi du fond de chacun d'entre nous. Il y aura des affrontements : le danger social dans notre pays est de retour.

J.-P. Elkabbach : Quand on vous dit que Gardanne, c'est Gardanne et ce n'est que Gardanne ?

B. Kouchner : J'ai entendu ça tout le temps !

J.-P. Elkabbach : En plus, l'extrême droite a perdu des électeurs par rapport à 93, par rapport à 88 ?

B. Kouchner : 42 %. Vous ne pouvez pas le dire, attendez le deuxième tour.

J.-P. Elkabbach : Vous pensez donc qu'il va monter ?

B. Kouchner : Mais il monte partout. Pourquoi ? Gardanne est un raccourci, un résumé des problèmes de la France et de son adaptation au monde. Encore une fois, ce que je voudrais qu'on sente, c'est que l'Europe n'est pas un obstacle, c'est une solution mais on n'explique pas assez, on met son drapeau dans sa poche. Alors, en somme, à la fin de ce XXe siècle, il y aurait, si Gardanne est assez symbolique, d'un côté les gens – tous euro-destructeurs – qui proposent un petit fascisme à la française, ou un populisme en tout cas, l'extrême droite ; et de l'autre, des solutions que nous avons déjà, je crois, éprouvées, tentées, analysées et qui seraient le retour du marxisme et de la lutte des classes. Voilà où nous en sommes.

J.-P. Elkabbach : Vous voulez dire que les deux solutions proposées à Gardanne, que l'on peut retrouver à l'échelle nationale d'une certaine façon, sont illusoires des deux côtés ?

B. Kouchner : Je le crains. Je crois qu'elles regardent l'avenir à reculons. Je ne les mets pas dans le même panier : j'ai demandé aux électeurs qui se sont portés sur moi de voter pour Roger Meï, candidat du Parti communiste. Mais je dis que ce ne sont pas des solutions, qu'il y aura encore des désillusions supplémentaires et que notre pays, je le répète, est dans une crise grave qui peut mener au pire.

J.-P. Elkabbach : Vous vous êtes très vite rallié sans condition à Roger Meï, vous l'avez même embrassé et vous montrez bien, là, en ce moment devant nous, qu'il défend le contraire de ce à quoi vous croyez ? Où est la sincérité ?

B. Kouchner : La sincérité est grande. Je demande que tous les démocrates votent pour lui, bien entendu. Mais sur les solutions, lorsque Roger Meï – je ne vais pas entrer dans la campagne de Gardanne – propose que la ville de Gardanne prenne en charge la mine : cela ne me semble pas possible et c'est une illusion de plus. Et puis, il y a, sur le fond, la critique de notre évolution vers la mondialisation. On n'a pas compris que le monde tournait tellement vite qu'il fallait tourner avec lui. Et même si ce sont les plus pauvres qui en pâtissent, à terme, très vite, dans deux ans, nos idées, celles de la gauche unique que j'ai cru défendre là-bas dans un grand climat d'hostilité, seront celles qui triompheront. Il faut les préciser, elles ne sont pas convaincantes.

J.-P. Elkabbach : Que faire ? En dehors du ministre-maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, les partis de la majorité ne donnent pas de consignes de vote – le RPR en particulier. Pour l'UDF, on ne choisit pas entre la peste et le choléra. Et pour le docteur Kouchner ?

B. Kouchner : Le docteur n'a rien à faire là-dedans. Il est vrai que la France est malade, mais nous en sommes tous là. Non, le seul qui ait appelé à voter Front national est celui qui, théoriquement, représentait le gouvernement, Henri Fabre-Aubrespy, qui a dit : « vous savez où sont mes préférences ».

J.-P. Elkabbach : Quelles leçons pour la gauche et pour Lionel Jospin ? Quand vous l'avez au téléphone ou quand vous le rencontrez : qu'est-ce que vous lui dites ? Qu'est-ce qu'il faut faire à l'échelle nationale, au moins pour lui, pour la gauche ?

B. Kouchner : Pas pour lui, pour la gauche et pour ceux qui pensent qu'il y a un avenir dans ce pays qui ne soit pas le passé, qu'on n'y entre pas à reculons, il faut préciser ces idées et les défendre, drapeau haut. L'Europe, aujourd'hui : oui, c'est notre avenir. Maastricht c'est derrière, c'est comme si on disait que l'on reprenait des vélos et puis pourquoi pas des patinettes ! Ce n'est pas ça. Je comprends les angoisses, mais c'est trop simple que l'on accepte d'un côté un bouc émissaire : l'immigration – c'est faux ; de l'autre, un autre bouc émissaire : l'Europe – c'est faux.

J.-P. Elkabbach : Il semble qu'aujourd'hui, le choix soit entre dire la vérité et perdre, ou mentir et gagner ?

B. Kouchner : Je préfère dire la vérité. Pourtant, l'exemple du mensonge vient de haut – vous voyez ce que je veux dire, dans cette dernière campagne présidentielle. La politique, ce n'est pas l'art du mensonge, ce n'est pas être promoteur de mensonges et de désillusions. Très vite, si vous dites la vérité – en effet, comme moi vous n'avez pas les électeurs avec vous pour le moment – mais un jour, vous les aurez, je crois, à la vérité de nos idées.

J.-P. Elkabbach : Vous continuez ou vous arrêtez la politique ?

B. Kouchner : Je n'ai jamais dit que j'arrêtais. Je ne me faisais pas beaucoup d'illusions sur ce qu'il allait se passer. Je voulais aller lutter contre le Front national : vous avez vu à combien il est ? Et vous verrez au deuxième tour.

J.-P. Elkabbach : Vous êtes fait pour les élections ?

B. Kouchner : Est-ce que les électeurs sont faits pour moi, plutôt ? On peut se poser la question.

J.-P. Elkabbach : Ce soir, vous allez à Gardanne ?

B. Kouchner : Ce soir ou demain. Je ne sais pas quand se passera le meeting commun.

J.-P. Elkabbach : Vous n'avez pas envie de faire une mission humanitaire, par exemple en Afghanistan, pour passer le temps ?

B. Kouchner : Voilà une perfidie. Mon cher, on est plus malheureux encore, loin de chez nous que chez nous, mais là-bas, on lutte et ici on se laisse aller.

 

Libération - 21 octobre 1996

Je ne suis pas allé à Gardanne pour découvrir la France, mais c’est là que j’ai vérifié la gravité de son état et l’inefficacité des discours politiques de précaution.

Le dimanche 13 octobre, le jour du vote, j’étais au milieu d’un groupe de militants, devant notre permanence. Une femme de 40 ans a marché droit vers moi : « Je vous aime bien, je crois que vous êtes honnête et je voterai pour vous au second tour. Je dois vous dire ce que je vais faire : j’ai voté PS toute ma vie, mais maintenant je vais aller voter pour le Front national. » Elle leva les yeux au ciel : « J’espère que mon pauvre père qui fut un responsable socialiste ne me voit pas. J’en ai assez des politiciens et de leurs promesses. Mes deux fils sont au chômage, Tapie avait proposé des merveilles, on ne l’a jamais revu. Je vais voter FN parce que j’en ai marre de cette vie. J’ai fait ce détour exprès pour vous le dire. Et j’y vais maintenant. »

Cette femme nous a laissé cois, un goût de cendres dans la bouche. Je n’en tire aucune certitude, aucune conclusion générale sur le pays et sur la gauche. Mais au cours de centaines de rencontres et d’entretiens, j’ai souvent entendu ce discours, de la part des gens de toutes sortes, républicains, anciens de la CGT, personnes âgées face à leurs incertitudes et à l’isolement, chômeurs… Leur « dérive », il faut la prendre au sérieux. On leur a raconté tant d’histoires, on leur a souvent promis la lune et la fin du chômage. Ils ont découvert tant de corruption qu’ils détestent tout de la politique et ne distinguent plus vraiment, dans leur succession au pouvoir, l’opposition de la majorité. Ce rejet des promoteurs de mensonges, ce dégoût des politiques et de la politique atteint la cote d’alerte. D’où la préférence des électeurs pour les acteurs locaux, d’où l’abstention massive.

Dans la 10e circonscription des Bouches-du-Rhône, le choix était hier donné aux électeurs entre le candidat du Parti communiste et celui de l’extrême droite. Quelles que soient les évolutions des uns et la progression des autres, cette réduction me semble grave. On croyait bien pourtant en avoir fini, dans ce pays encore riche, avec la lutte des classes et les dangers d’un fascisme à la française. Je ne situe naturellement pas ces deux discours au même niveau. Mais je constate que les argumentaires sont l’un et l’autre simplificateurs, qu’ils attribuent nos malheurs – chômage, précarité, banlieues à la dérive et insécurité – soit à l’immigration, soit au traité de Maastricht, soit au deux à la fois. À ce niveau de cécité, le risque social revient rôder en Occident.

On sent suinter l’angoisse personnelle et collective. Le futur fait peur. Il paraît plus facile de se détourner des projets d’avenir : l’Europe, la lutte contre le chômage par la préparation des activités de demain, de vraies protections pour les plus démunis, un partage différent du travail et des richesses, un nouvel emploi de notre temps, un environnement harmonieux, l’aventure à construire pour notre jeunesse, le développement des pays pauvres, etc.

Et si, quoi qu’en pensent à Paris, élites, appareils et médias, la France ressemblait à Gardanne ? Je sais que rien n’est moins sûr. Je sais aussi qu’à force de se dissimuler les réalités elles vous sautent au visage. La dixième circonscription des Bouches-du-Rhône n’est-elle pas un résumé, un raccourci des difficultés que la France affronte, un exemple de son malaise, d’un vrai sentiment d’insécurité, de son racisme latent et, demain, si on n’y prend pas garde, détonant ?

Il est facile de mettre en cause le brutal parachutage d’un Parisien « médiatique », une campagne qui fut brève et violente, des intrigues locales et de vraies haines. Ce n’est pas seulement parce que Michel Dary et moi avions beaucoup de monde contre nous et, surtout, une bonne partie de nos alliés que nous avons essuyé de revers, mais parce que les solutions politiques que nous proposons en ces temps de misères sociales et psychologiques ne sont ni assez nettes ni assez vigoureuses. Les Français sont en manque de réponses tranchées, en attente de recettes simples. Celles du FN et des antimaastrichtiens comblent ce vide.

Beaucoup de gens prospèrent sur le malheur des autres. Les populismes triomphent. Ils racontent, avec plus ou moins de sincérité, des histoires de grand méchant loup. Ils recommandent de cadenasser les portes au vent qui vient du monde.

Les uns, les pires, dénoncent l’immigration, les méchants qui viennent et qui nous volent notre travail et nos logements… Leurs dirigeants sont des racistes et ils préparent en France des affrontements graves, des luttes et des morts violentes.

D’autres, à gauche, se réfugient dans le passé glorieux du mouvement ouvrier, dénoncent la mondialisation et Maastricht ; l’Europe est brandie comme une menace. Ils tentent de construire un pôle de radicalité que je juge illusoire.
 
Certes, je ne les compare pas, même s’ils cultivent tous deux un passé qui, comme son nom l’indique, ne reviendra pas plus que leurs regrets. Et, bien entendu, je préfère les conservateurs et même les sectaires aux racistes.

Eurosceptiques à gauche. Eurohaineux à droite, qui donc défendra l’Europe drapeau haut, comme une solution et non comme un handicap ?

Il est toujours plus simple d’accuser le thermomètre que la fièvre. L’homme politique est pris au piège. L’exemple vient d’en haut. Il faudrait mentir pour être élu, quitte à décevoir ensuite.

Un vrai clivage politique, en France, pour les trois années à venir, passe bien par l’Europe. Ce n’est pas le seul. Pourtant, je fais partie de ceux qui pense que, à quelques ajustements économiques près, nous ne devons pas reculer et que l’Europe, confortée de sa monnaie unique, commencera à recréer l’espoir et le goût du futur. L’Europe sociale nous la construirons à force de volonté. Mais les mois qui viennent seront difficiles. Et je crains des changements d’attitude et bien des dérobades. À Gardanne, toute la France d’hier, celle qui fait le gros dos, était contre nous. Il restait des hommes et des femmes, des socialistes, des radicaux, des écologistes pour battre avec nous la campagne, jour et nuit, au pas de charge. Je les en remercie. Je sais que demain nous appartient. Même si l’avenir se vend mal dans les pays en grandes difficultés.

Certaines défaites grandissent, surtout celles qui vous blessent. De Gardanne, en attendant la suite, je conserve des souvenirs de confiance dans les yeux de ceux que j’ai eu le privilège de rencontrer, qui sont très malheureux et ne le méritent pas. La politique, si nous n’arrivons pas à leur parler, ça sert à quoi ?

En termes politiciens, Gardanne, bien sûr, était un piège : on n’est jamais trahi que par les siens… J’ai préféré le risque au confort, révolté par l’arrogance de l’extrême droite et l’exploitation du meurtre du petit Nicolas à Marseille. Passons sur les inconvénients personnels de la défaite et le cortège des ricanements. J’ai beaucoup appris. Sur la misère, encore une fois, sur le danger des clichés et des vieilles idéologies, sur les inadéquations du discours politique et le chômage, sur la nécessité, encore et toujours, de parler franc, selon son cœur et sa conviction.