Déclaration de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, sur la modernisation de la médecine du travail, la future création d'un "observatoire des risques pour la santé", et le rétablissement du "concours européen" d'internat, Paris le 10 octobre 1996.

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Circonstance : Cinquantenaire de la médecine du travail au Palais des congrès le 10 octobre 1996

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,

Cette journée, à l’issue de laquelle je viens vous rejoindre commémore le cinquantenaire de la loi qui a consacré la médecine du travail.

Cette consécration s’est effectuée dans l’élan d’une époque difficile mais généreuse et fondatrice pour notre organisation sociale.

Je voudrais, en cette circonstance à la fois solennelle et chaleureuse, vous livrer quelques convictions qui me tiennent à cœur sur votre institution :
     - une institution, à n’en pas douter, légitime ;
     - une institution confrontée à de nouveaux défis, de nouveaux enjeux ;
     - une institution pour laquelle il nous faut tracer les voies de l’avenir.

I. – La médecine du travail : une institution légitime

1. Cette légitimité, la médecine du travail la tire :
     - de son action contre les grands fléaux sociaux, et notamment la tuberculose dans la période de l’après-guerre ;
     - de son action de terrain, en milieu de travail, dans le cadre du tiers temps, dans les années de mutation technologique et économique 1970-1980 ;
     - de l’appel aujourd’hui à une veille scientifique et médicale et à une anticipation croissante des risques de santé.

2. Cette légitimité, elle se manifeste au travers de l’ancrage de la médecine du travail dans l’esprit des Français. Le sondage d’opinion SOFRES rendu public ce matin le montre bien.

Il révèle à la fois :
     - un attachement profond à votre institution ;
     - une reconnaissance méritée ;
     - une appréciation, objective, de votre action.

3. Cette légitimité, elle se manifeste également au travers de sa capacité d’adaptation aux besoins et aux attentes des entreprises et des salariés.

Les pouvoirs publics y ont contribué en prenant les textes juridiques nécessaires. Quelques jalons :
    1969 : l’organisation des services ;
    1979 : l’action en milieu de travail, le tiers temps ;
    1986 : le laboratoire des idées nouvelles,
    et, tout dernièrement, la transposition des acquis de la médecine du travail dans le secteur public.

4. Mais cette réussite, c’est surtout à votre énergie, à votre compétence, à votre engagement que la médecine du travail la doit.

Je voudrais rendre hommage d’abord :
     - aux 6 200 médecins du travail ;
     - aux 10 000 infirmiers et assistants qui exercent chaque jour leur métier avec beaucoup de professionnalisme et de courage.

Oui de courage, car les relations croissantes et de plus en plus antagonistes entre emploi et aptitude (sur lesquelles nous travaillons ensemble) vous posent des problèmes éthiques comme les exigences de l’investigation scientifique, souvent contrariées par l’insuffisance de temps ou de moyens.

Oui de courage, car il n’est pas simple d’être à la fois le consultant et le confident des salariés et le conseiller des chefs d’entreprise. Mais il est enrichissant de gagner la confiance des uns et des autres, c’est d’ailleurs l’essence même de notre ministère. C’est un élément substantiel de la vocation du médecin du travail. C’est le moyen de faire progresser la prévention des risques professionnels dans les entreprises.

Je voudrais rendre hommage aussi aux partenaires sociaux et aux gestionnaires des services médicaux. Vous avez su faire prévaloir la recherche de l’intérêt général au sein d’un système :
     - financé par les employeurs et géré par eux ;
     - supervisé par les représentants des salariés et placé sous le contrôle des pouvoirs publics.

Vous avez su ouvrir la médecine du travail sur la société et en faire un instrument désormais irremplaçable.

II. – La médecine du travail : une institution, un service confronté à de nouveaux défis, à de nouveaux enjeux

1. Je voudrais particulièrement insister sur la dimension préventive de votre mission.

La prévention n’est plus circonscrite aux cas où l’altération de la santé par le travail est évidente.

L’évolution des métiers et de la mobilité professionnelle, la formidable expansion du secteur tertiaire, le développement de la flexibilité rendent l’exercice de la médecine du travail plus complexe.

Il faut aujourd’hui considérer les expositions multiples et explorer, plus avant, la question de l’effet des faibles doses.

Il faut aussi appréhender la composante psychique de nombreuses pathologies, liée à la charge mentale du travail effectué mais aussi au poids des contraintes de la vie sociale.

Vous êtes conscients que c’est à partir du poste de travail qu’il est possible de réaliser d’importants progrès dans le suivi de l’état de santé des Français.

Et vous savez bien que la santé est un concept unificateur, que les frontières entre santé professionnelle et santé publique, entre santé et bien­être sont largement artificielles et ne doivent pas inhiber l’action.

2. Il est donc souhaitable que la médecine du travail s’ouvre à une problématique plus large ; mais qu’elle le fasse dans le respect de la philosophie d’un système ancré au sein des entreprises.

La médecine du travail n’est pas une médecine purement utilitaire, gérant les conséquences des évolutions technologiques et des choix d’organisation.

Elle n’est pas davantage un simple appendice du système et de la politique de la santé publique.

Elle a son identité propre, enracinée dans le milieu du travail mais attentive aux évolutions majeures de la santé des populations.

3. La remarquable enquête sur la surveillance médicale des risques professionnels (SUMER), dont la publication est l’un des points forts de cette journée, illustre bien cette identité.

D’une part, elle montre ce que peut « produire » le système français de médecine du travail quand il se mobilise pour exploiter pleinement le formidable gisement de données que représente la surveillance continue des 12,5 millions de salariés du secteur privé.

D’autre part, elle contribue à orienter et à nourrir des travaux des institutions de recherches et de prévention compétentes, dans une logique réellement anticipatrice.

Ce souhait me conduit maintenant à tracer quelques perspectives d’avenir pour la médecine du travail.

III. – Quelles perspectives pour la médecine du travail ?

1. La première question qui me préoccupe, pour l’avenir de la médecine du travail, est celle de l’actuelle pénurie de médecins du travail.

Je souhaite l’aborder franchement avec vous.

Cette situation ne reflète nullement une crise de vocations ou de confiance en l’avenir du système. Elle est l’effet purement mécanique de contraintes de recrutement devenues très restrictives au fil du temps.

Je souhaite, ici, réaffirmer tout l’attachement des pouvoirs publics au principe de haute spécialisation des médecins du travail. Il s’agit, à l’évidence, d’une exigence face à des missions de plus en plus complexes.

Je tiens aussi à souligner combien il est indispensable de sortir du « préalable » qu’est devenu la résorption du déficit estimé, vous le savez, à 500 équivalents temps plein. Faute de cela, le système tout entier qui doit faire face, aujourd’hui, à des situations délicates, risquerait de se déliter sournoisement mais inexorablement. Il convient, donc, de restaurer la pleine capacité du système avant que la démographie de la profession ne pose d’ici 15 ans, d’autres problèmes, plus massifs.

La solution à cette question passe donc par un aménagement de la formation des futurs médecins du travail.

Je dois pouvoir compter sur le concours de chacun de vous pour réussir. Car cette réforme est pour moi prioritaire.

Elle s’est d’ores et déjà concrétisée sur la base des orientations que j’ai tracées au début de cette année :
     - d’une part, par la sauvegarde du flux issu de l’internat classique, préservé de l’érosion qui touche les autres spécialités (65 postes) ;
     - d’autre part, par le rétablissement du concours d’internat aménagé dit « concours européen », à hauteur de 100 postes, qui vient d’être organisé.

Elle doit se poursuivre par la mise en place d’une voie d’accès complémentaire. Celle-ci permettra à des praticiens chevronnés ayant une expérience d’une dizaine d’années en médecine libérale de se réorienter vers la médecine du travail, à la faveur d’une formation qualifiante adaptée.

Jusqu’à présent, ce chantier n’a pas avancé aussi vite que je l’aurais souhaité. Des difficultés juridiques sont apparues qui ne sont pas encore levées, et le volet financier de la réorientation professionnelle devra être examiné.

Malgré ces contretemps, je suis déterminé à faire aboutir, au plus tôt, une réforme que nous savons tous indispensable.

Et j’en appelle sur ce point à tous les partenaires concernés, pour qu’ils appuient et relaient ma détermination en faisant prévaloir, sur toute autre considération, l’intérêt vital de la médecine du travail et le maintien de sa crédibilité vis-à-vis des usagers.

2. Une fois levée, l’hypothèque liée aux problèmes de formation, il me paraît nécessaire de rechercher et d’approfondir toutes les voies de la modernisation du système, avec pragmatisme et sans esprit de système.

C’est là ma seconde ambition.

Pour ce faire, je m’appuierai sur les réflexions des partenaires sociaux dégagées au sein du Conseil supérieur des risques professionnels, et notamment sur les travaux menés au sein du groupe de travail animé par Mme le docteur Signouret.

Je pense nécessaire que la médecine du travail s’ouvre réellement à d’autres spécialités et associe plus largement à son activité des ingénieurs, des techniciens de mesure, des ergonomes, des toxicologues.

Les changements, souvent très techniques, intervenus dans les métiers comme dans les entreprises, militent en faveur d’une approche associant diverses spécialités de la prévention.

Dois-je aussi ajouter que l’Europe nous y invite ?

Des médecins peuvent souhaiter acquérir eux-mêmes telle ou telle de ces spécialités. D’autres peuvent préférer être assurés du concours, sous leur responsabilité, d’experts d’autres disciplines.

Trop peu d’expériences ont eu lieu jusqu’à présent, même si je sais que certaines ont retenu tout votre attention ce matin.

Elles sont toutefois suffisantes pour montrer que ce travail est fructueux, pragmatique et réalisable pratiquement à coût constant.

Elles montrent aussi que loin de dépouiller le médecin du travail de son rôle, cette ouverture à d’autres spécialités est susceptible d’élargir son champ de vision et d’accroître sa capacité d’action.

Je souhaite donc, en procédant, si besoin est, aux adaptations nécessaires, que l’organisation de la médecine du travail aille résolument dans la voie de la pluridisciplinarité et associe encore plus étroitement la santé avec la sécurité au travail.

3. Ma troisième ambition, c’est que la médecine du travail fonctionne en réseau.

L’évolution de vos pratiques personnelles, dans le contexte actuel montre que ce besoin est de plus en plus ressenti.

Dès à présent, j’observe que des décloisonnements intéressants se sont amorcés. Ils touchent :
     - des thèmes strictement opérationnels comme la mise en place de la déclaration unique d’embauche ;
     - mais aussi le domaine des études et des recherches au travers des liens tissés par des médecins du travail avec le monde scientifique et universitaire.

Ces liens, ces approches communes servent les intérêts de la médecine du travail.

Elles lui permettent de mieux répondre aux exigences sanitaires, économiques et sociales qu’entraînent pour la prévention les modifications du monde du travail.

Elles la mettent aussi en mesure d’apporter une précieuse contribution à la vigilance sanitaire et aux progrès des connaissances sur la santé des populations.

Elles préfigurent la création ou l’extension de réseaux, qui sont mieux à même d’assurer le suivi effectif des salariés dans une approche globale et anticipatrice et qui pourraient aussi contribuer à l’affermissement de l’épidémiologie française.

C’est dans cet esprit que je réfléchis avec Hervé Gaymard à la mise en place d’un « observatoire des risques pour la santé ».

Ce dispositif pragmatique doit pouvoir s’appuyer sur le concours des médecins du travail et sur la somme exceptionnelle de connaissance concrète que représente la médecine du travail.

Mieux capitaliser ces données, les rapprocher de données médicales et scientifiques sur les pathologies issues d’autres sources, c’est se doter de moyens d’améliorer constamment l’éclairage des décisions réglementaires qui incombent à l’État.

Mais c’est aussi vérifier et actualiser sans cesse les données de la discussion qui précède les choix, au sein d’instances comme le Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels.

Et c’est, au bout du compte, fournir des réponses plus sûres aux acteurs de la prévention dans les entreprises.

Je vous invite à concrétiser cette vision ambitieuse et dynamique de la médecine du travail, dans le respect des principes qui ont forgé son identité. Elle est, j’en suis convaincu, le meilleur gage de la vitalité et de la crédibilité de votre métier.

Voilà, Mesdames et Messieurs, quelques-unes des convictions fortes que je voulais vous exposer brièvement et que je souhaiterais vous faire partager, au moment de clore cette cérémonie du cinquantenaire.

Au-delà des difficultés du quotidien que vous allez nécessairement retrouver, dès demain, je souhaite que cette rencontre vous ait donné des raisons de croire en l’avenir de votre métier, qui est aussi et d’abord entre vos mains.