Lettre de M. Valéry Giscard d'Estaing, député européen et président du Conseil régional d'Auvergne, adressée à M. Jacques Chirac, président de la République et parue dans "Le Figaro" du 17 août 1996, demandant le réexamen du projet de viaduc retenu pour la traversée de la vallée du Tarn par l'A75 à .

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Texte intégral

Monsieur le président de la République,

En 1987, alors que vous étiez Premier ministre, votre gouvernement a décidé, à ma demande instante, d’engager la construction de l’autoroute Clermont-Ferrand-Béziers. Cette grande liaison permettait de traverser du nord au sud le Massif central et constituait l’itinéraire le plus directe pour relier l’Île-de-France au Roussillon, à Barcelone et à la côte espagnole.

Le chantier a progressé dans des conditions satisfaisantes puisque, aujourd’hui, la traversée de l’Auvergne est entièrement réalisée et que la chaussée de l’autoroute est continue jusqu’au sud de Marvejols, en Lozère. Des tronçons importants sont également ouverts à la circulation dans l’Aveyron et dans l’Hérault.

Une difficulté importante subsiste : celle du franchissement de la faille constituée par la vallée du Tarn, au voisinage de Millau. C’est un site admirable, que la rivière a creusé dans le calcaire entre le plateau de Lévezou et le causse du Larzac. Il a été décidé que sa traversée serait assurée par un ouvrage d’art, jeté en travers de la vallée, pour rejoindre les deux lèvres du plateau.

La presse vient de présenter au public le projet qui serait retenu. Ce projet me paraît appeler les plus graves réserves, c’est pourquoi je me permets de vous saisir de cette question en vous demandant de réexaminer cette décision.

La construction de cette autoroute, baptisée A75, a été menée jusqu’ici avec le plus grand soin, pour assurer sa meilleure insertion dans le paysage et pour éviter l’agression des sites naturels. J’en prends à témoin les automobilistes qui l’on empruntée. La région d’Auvergne a contribué, par exemple, à la construction du viaduc de la Violette, qui est pratiquement invisible dans le paysage.

Or le projet envisagé pour Millau appartient à la famille des ponts haubanés, construits pour les entrées de port ou les estuaires des fleuves. Dans un tel cas, comme l’ouvrage ne se projette pas sur le ciel, il peut comporter, sans inconvénient, de larges festons haubanés, accrochés à des mâts, qui soutiennent le tablier du pont.

« Ouvrage d’art »

Lorsqu’il s’agit, par contre, d’un ouvrage situé à grande hauteur, on doit rechercher un profil moins opaque et moins oppressant pour le paysage. C’est ce qu’Eiffel avait compris lorsqu’il avait construit, il y a plus d’un siècle, le viaduc de Garabit.

Je ne doute pas que le choix du jury ait été dicté par des considérations techniques ou financières parfaitement respectables. Mais la décision ultime en la matière appartient, selon notre droit administratif, au maître d’ouvrage, c’est-à-dire en l’espèce à l’État.

Celui-ci ne peut pas ignorer qu’il s’agit, au sens propre du terme, d’un « ouvrage d’art », destiné à marquer pendant des décennies un des plus beaux paysages du Massif central. Je vous demande de veiller à ce qu’il l’embellisse ou, du moins, l’épargne, au lieu de le défigurer.

C’est pourquoi je vous demande instamment, Monsieur le président de la République, de faire réexaminer le choix de ce projet par des personnalités soucieuses, certes, de la sécurité du trafic et du coût financier de l’ouvrage, mais qui soient également – et peut-être passionnément ! – attachées à préserver la beauté du Massif central, telle qu’elle nous a été transmise intacte jusqu’ici.

Il serait souhaitable que ce réexamen puisse être conduit rapidement pour ne pas retarder l’entrée en service de l’ensemble de l’autoroute.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le président de la République, l’expression de ma haute considération.