Tribune de M. Jack Lang, membre du bureau national du PS, dans "Libération" du 12 novembre 1999, sur l'augmentation de l'exploitation des "enfants soldats" dans les conflits armés dans le monde et l'inscription du recrutement d'enfants au titre des crimes de guerre.

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  • Jack Lang - Membre du bureau national du PS

Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

« Je suis devenu combattant quand j’avais 8 ans, parce que ma famille souffrait. J’ai rejoint une fraction armée et j’ai servi comme garde du corps de l’un des chefs. J’avais un AK 47. Ce n’était pas trop lourd. Je l’ai souvent utilisé. J’avais très peur. »

Ce témoignage d’un enfant libérien, retourné à la vie civile après six ans de guerre, illustre un phénomène alarmant : l’augmentation continue du nombre des enfants-soldats. Enfant-soldat : expression obscène ! Réalité tragique ! Politique abjecte ! Les enfants sont les premières victimes des guerres : en dix ans, les conflits dans le monde ont fait parmi eux 1 million d’orphelins, 2 millions de morts, 5 millions d’infirmes, 11 millions de réfugiés, 12 millions de sans-logis. Et plus de 300 000 sont actuellement, dans une trentaine de pays, des soldats en culottes courtes : 10 000 au Burundi, 19 000 en Colombie, 20 000 au Rwanda, 21 000 au Paraguay, 32 000 au Soudan, 50 000 en Birmanie… 10 % des Tigres tamouls ont moins de 15 ans et des enfants de 8 ans font partie de la milice congolaise Mai-Mai.

Si la pauvreté pousse certains, comme Robert I……, à s’engager (une arme est la promesse d’un repas), la plupart des enfants-soldats sont enrôlés de force : ils sont kidnappés dans les rues d’Ouganda, les écoles du Sri Lanka, les orphelinats d’Afghanistan, les églises du Guatemala, les stades d’Éthiopie. L’enlèvement est la principale source de recrutement du Front révolutionnaire (RUF) de Sierra Leone. Le RUF compte au moins 4 000 enfants dans ses rangs, comme Alihm, guérillero entre l’âge de 7 et 12 ans. Les guerres affectant de plus en plus les populations civiles, l’emploi des enfants se généralise, d’autant plus que les hommes sont systématiquement éliminés.

En outre, les enfants font de « bons petits soldats » : dociles, intimidables, obéissants, manipulables, faciles à entretenir, ils ne réclament pas de solde et désertent moins souvent. Leur inexpérience et leur inconscience les rendent à la fois très dangereux et particulièrement vulnérables. Au Cambodge, 20 % des soldats blessés ont été recrutés quand ils avaient entre 10 et 14 ans.

Enfin, la prolifération des armes légères a facilité le recrutement des enfants : auparavant encombrantes et sophistiquées, ces armes sont devenus maniables, au point de pouvoir être démontées et remontées par un enfant de 10 ans.

Ces enfants remplissent toutes les fonctions. Ils sont combattants comme le jeune Emilio, pour qui les années passées dans l’armée guatémaltèque ont été un « cauchemar ». Ils sont aussi éclaireurs, espions, porteurs, cuisiniers, messagers, boucliers humains, gardes du corps. Ils servent souvent de démineurs involontaires, marchant à l’avant-garde des troupes.

Les jeunes filles participent aussi aux combats, souvent dans des commandos suicides : sur les 180 Tigres tamouls tués lors d’une embuscade tendue par les forces cinghalaises, 128 étaient des adolescentes. Mais les filles servent surtout d’esclaves sexuelles, comme Concy A……, 14 ans, enlevée par les rebelles ougandais et emmenée avec des camarades au Soudan : « Nous étions réparties entre les hommes et j’ai été donné à un homme qui venait de tuer sa femme. On ne m’a pas donné une arme, mais j’ai aidé aux enlèvements et aux vols de nourriture. Les filles qui refusaient de devenir des épouses des rebelles étaient tuées devant nous, afin de servir d’avertissement. »

Inscrivons en droit international le recrutement d’enfants au titre des crimes de guerre.

Drogués, violentés, soumis à de très fortes pressions psychologiques, les enfants sont acculés à commettre des atrocités qui visent autant à les endurcir qu’à les briser, à en faire des « Captain Blood », du nom d’un jeune Sierra-Léonais de 17 ans qui a déjà passé neuf ans dans la guérilla. Dans le nord de l’Ouganda, l’armée de résistance du seigneur (IRA), qui a enlevé, torturé et assassiné entre 6 000 et 10 000 enfants, organise l’exécution de fuyards. Susan, 16 ans, est hantée par le souvenir de ce « garçon [qui] tenta de s’échapper, mais [qui] fut repris »… « Ses mains furent attachées et ils dirent aux nouveaux prisonniers de le tuer avec un bâton. J’ai refusé de le tuer, mais ils pointèrent un fusil sur moi. J’ai donc dû le faire. »

Malgré les jeunes âges de leur auteurs, ces actes de barbarie sont sévèrement réprimés. En janvier 1999, l’armée ougandaise exécuta cinq adolescents suspectés d’être membres du Front démocratique uni (ADF). Au Rwanda, plus de 2 000 enfants ont été arrêtés, dont 400 avaient moins de 14 ans au moment des faits. Plusieurs d’entre eux sont même accusés de génocide.

Comment mettre un terme à l’ignoble exploitation des enfants-soldats, à cette guerre des lâches ? Avouons que l’action internationale reste trop timide. L’ampleur de la tâche nécessite des mesures urgentes et dissuasives. Dépassons la Convention sur les droits de l’enfant de 1989, qui se contente de recommander, au demeurant dans un protocole facultatif, de relever à 18 ans l’âge minimal de la conscription. Prolongeons la résolution 1260, adoptée le 26 août 1999 à l’unanimité par le Conseil de sécurité, qui, certes, condamne pour la première fois l’utilisation des enfants dans les guerres, mais engage seulement les gouvernements à « poursuivre » leurs recruteurs et leurs chefs.

Condamnons clairement cette pratique indigne. Inscrivons en droit international le recrutement d’enfants au titre des crimes de guerre. Que les chefs militaires apprennent enfin, grâce à Monseigneur Desmond Tutu, qu’« il n’y a tout simplement pas d’excuse, pas d’argument acceptable pour armer des enfants ».

Rendons leur enfance à Chun, Robert, Concy, Emilio, Alihm, Susan…