Texte intégral
Madame la Présidente,
Chers camarades,
Ce matin, Pierre Mauroy, le président de l'Internationale socialiste, a tracé devant nous le panorama géographique et historique dans lequel s'inscrit ce Congrès de New York. Congrès dont l'ordre du jour comporte trois points essentiels : le développement, la paix, les droits de l'homme. Comment ne pas y retrouver l'écho du programme du Front Populaire, établi sous l'autorité de Léon Blum, et résumé par le célèbre slogan « le pain, la paix, la liberté » ? À soixante ans de distance, ce sont les mêmes problèmes qui nous occupent, les mêmes mots, ou presque, qui..., les mêmes idées qui font se mouvoir les peuples. J'y vois comme un signe de continuité et de modernité.
Conformément à notre ordre du jour, je m'exprimerai sur le premier point - l'économie, le développement. D'accord avec les grandes lignes du rapport élaboré par le comité spécialisé, rapport de grande qualité, présenté avec talent ce matin par Antonio Guterres, et répondant ainsi à l'appel de Felipe Gonzalez qui souhaitait un dialogue, je me garderai bien de le commenter. J'évoquerai plutôt les quatre réflexions que j'ai envie de partager avec les délégués dans cette enceinte en insistant, si vous le voulez bien, sur la dimension politique, l'enjeu de civilisation, que représente, selon moi, le défi économique d'aujourd'hui.
La mondialisation de l'économie, sa « globalisation », ne peuvent pas surprendre les socialistes. Parce que, dès l'origine, le capitalisme contre lequel nous nous sommes dressés était international. Parce que les socialistes, en bâtissant la première Internationale, puis la deuxième, enfin en reconstruisant une Internationale socialiste, ont comme anticipé cette mondialisation, en invitant les forces de progrès et le monde du travail à s'unir précisément sur le plan international. Parce que la mondialisation, si on l'envisage un instant sous sa dimension positive, réalise au fond l'un de nos objectifs historiques : que le développement ne soit plus limité à son foyer initial - une poignée de pays riches -, mais qu'il puisse concerner, au moins potentiellement, toutes les régions de la planète, toutes les femmes et tous les hommes de cette terre.
Voilà pourquoi, et c'est ma deuxième réflexion, la mondialisation ne doit pas nous laisser désemparés, ne doit pas désarçonner le mouvement socialiste international. Si la mondialisation économique doit servir d'alibi à nos gouvernements pour affirmer qu'ils ne peuvent plus agir efficacement au niveau national, alors ces gouvernements nourriront le nationalisme. Si la mondialisation sert de prétexte pour disloquer nos systèmes de protection sociale, pour faire reculer la législation du travail, pour abaisser le niveau de vie du peuple - en tout cas des couches les plus modestes -, alors nous livrerons ces milieux populaires à l'extrême-droite. Si nous ne sommes plus capables de faire vivre l'idée de progrès appuyé sur la raison, alors nous ouvrirons des espaces immenses au fanatisme et aux intégrismes. Si la mondialisation doit servir d'argument aux gouvernements et aux responsables politiques pour justifier leur impuissance, alors la démocratie en sera menacée, car si la légitimité du pouvoir procède de l'élection, elle réside aussi dans la capacité du pouvoir à agir.
Si le mouvement socialiste se révélait incapable de produire une théorie valide - une approche de l'économie contemporaine -, impuissant à fonder sur elle des politiques et des pratiques, alors ce mouvement qui est le nôtre aurait épuisé sa force conceptuelle, achevé sa mission historique et il abandonnerait la place aux visions conservatrices de l'avenir du monde.
Non seulement je ne crois pas que ce soit le cas, mais je rejette l'idée d'une quelconque fatalité qui nous conduirait inéluctablement à une telle décadence. Dislocation de l'URSS, chute du communisme : tous, ici, nous savons bien qu'il s'agit moins là de la victoire du capitalisme sur le socialisme - un socialisme que nous n'avons d'ailleurs jamais reconnu - que la victoire de la démocratie sur le totalitarisme. La voie de la révolution violente, de la bureaucratisation de l'économie, du diktat d'un mouvement politique unique sur les acteurs de la société, cette voie est désormais, et heureusement, close. L'illusion qui voyait dans le capitalisme « la fin de l'histoire », – comme le prétendait, il y a à peine dix ans, Francis Fukuyama –, le mirage qui envisageait l'idéologie libérale comme seule force motrice du monde, tout cela s'évanouit sous nos yeux. Le capitalisme et le libéralisme, dont on dit volontiers qu'ils dominent sans partage le monde, sont en réalité eux-mêmes encore dominés par le chômage, la pauvreté, les inégalités, et plus encore par la misère de masse à l'échelle du Tiers-Monde.
Les socialistes, les sociaux-démocrates, les réformistes - par opposition à l'impasse de la révolution ou à l'immobilité du conservatisme - doivent réaffirmer avec force que l'économie n'est pas extérieure à l'homme mais qu'elle est le produit de son activité. Il n'y a en effet pas de « lois » de l'économie, même s'il existe des mécanismes et des règles économiques. L'économie n'est pas la physique ; elle est une science humaine - une science de la culture, disait Max Weber - faite par les hommes et pour les hommes. Il est donc toujours possible de modifier le cours des choses, de changer les mécanismes économiques, de faire bouger l'économie. Non sous l'effet d'un pur volontarisme niais, mais par une action consciente et progressive. Cela aussi nous devons le réaffirmer. Les socialistes doivent dire et démontrer qu'ils sont en mesure d'offrir au peuple, à leur peuple, une vision de l'évolution économique et de leur proposer une voie et des perspectives. Les socialistes doivent démontrer qu'il est encore possible de faire des réformes positives à un moment où la droite, dans nos pays, pervertit le mot de réforme pour en faire le masque de la régression sociale.
Après une phase de désarroi, perceptible dans ma propre formation politique, notamment dans les dernières années du pouvoir, nous recommençons les uns et les autres à avancer dans notre compréhension du monde actuel par le travail de chacun de nos partis, par l'élaboration collective qui a commencé entre nous et dont le document économique porte la trace.
Troisième réflexion. Nous devons moderniser la doctrine socialiste et notre compréhension de l'économie, lui intégrer la mondialisation et ses nouvelles manifestations ; ses dimensions commerciales bien sûr, ses changements dans les rapports de puissance à l'échelle du globe ; mais surtout la financiarisation de l'économie qui est la caractéristique majeure de ce stade du capitalisme ; toutes les dimensions qu'il comporte dans l'ordre de la communication, de l'information, de la culture – y compris d'ailleurs les industries de la culture. Nous devons également être capables de comprendre la double nature de cette mondialisation. Faite d'éléments technologiques, techniques, matériels, de caractère objectif, dont aucun ne saurait être nié par nous sous peine de nous tromper, elle possède une dimension indiscutablement politique, plus subjective. Car cette montée du libéralisme, cette nouvelle organisation financière du monde, exprime les intérêts du capitalisme moderne, déborde nos cadres nationaux et représente ainsi à l'échelle de la planète – et contre les cadres nationaux où se sont créées les démocraties, contre l'expression des volontés populaires –, l'instrument de la domination de certaines forces sociales.
Nous devons comprendre que, comme le disait Felipe Gonzalez, si la mondialisation est une, le monde, lui, n'est pas uniforme. L'Europe de l'Ouest connaît maintenant depuis presque vingt ans une croissance plus faible que celle de ses principaux concurrents, non seulement en Asie, non seulement au Japon, mais même aux États-Unis. Et donc un chômage plus élevé. Elle doit relever ce défi. Elle doit sortir de cette langueur sinon c'est son modèle, notre modèle – puisque le modèle européen est inspiré du modèle social-démocrate – qui n'y résistera pas. L'Europe de l'Est est confrontée à des problèmes de transition entre deux époques, entre deux systèmes. Elle connaît un dérèglement de ses équilibres anciens sans que de nouveaux équilibres apparaissent, et la liberté qu'elle a conquise y a souvent le goût de la misère. Nous devons donc aider cette Europe de l'Est dans sa reconquête d'une identité et d'un mode de civilisation qui lui soit propres, ni imposées par l'idéologie communiste venue de Moscou, ni imposée par l'idéologie venue des marchés internationaux.
L'Amérique latine, elle, a retrouvé la démocratie. Elle progresse dans son développement. Mais la violence de ses inégalité et l'absence de démocratie sociale rende fragile, nous le savons tous, sa démocratie politique : ses élites doivent donc envisager le partage.
L'Asie connaît un développement tumultueux, rapide, qui devrait la conduire à devenir une des zones qui entraînera le développement économique mondial et pèsera sur lui. Mais il lui reste à inventer des systèmes démocratiques sans lesquels il n'y aura pas de développement humain.
L'Afrique, continent historiquement le plus malmené, par la traite, puis par la colonisation, mais où s'est levé récemment l'espoir avec la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, doit être, à mon sens, privilégiée par l'aide internationale.
Reste la puissance américaine. Puisque la division du monde en deux blocs a désormais disparu et qu'il existe – paraît-il - une seule superpuissance, ne faut-il pas définir un bon usage de la puissance américaine ? Force militaire, mise au service de la communauté internationale et du droit, et alors gardienne de la paix ? Oui, certainement. Un gendarme du monde ? Nous n'en avons pas besoin. Une puissance économique qui pèse, et actuellement de façon positive, par son taux d'activités, par la faiblesse de son chômage, sur la conjoncture mondiale ? Tant mieux. Un pays imposant sous forme d'interdits économiques ses choix politiques ou ses querelles avec tel ou tel ? Pas question. Nous ne voulons pas d'un pays qui, contrairement aux leçons qu'il avait tirées de la deuxième guerre mondiale et de la crise des années trente, quand il avait pris la responsabilité majeure d'organiser un nouveau système international de régulation du monde pas seulement sous l'angle politique mais aussi sous l'angle économique avec le système des Nations Unies, tournerait aujourd'hui le dos à sa mission historique, à ses perspectives originelles et freinerait finalement les régulations mondiales, parce qu'il penserait tirer un intérêt national du désordre actuel de l'économie mondiale.
L'internationale socialiste - elle le fait déjà, par ses groupes spécialisés, par la bouche de ses porte-parole - doit formuler des réponses adaptées à cette situation diversifiée du monde. Et intégrer de nouvelles données à la pensée sociale-démocrate. Gro Harlem Brundtland, qui s'exprimait ce matin et qui préside cet après-midi, a beaucoup apporté à cette prise en compte par les sociaux-démocrates de la question du développement soutenable, du développement durable, a beaucoup contribué à l'intégration des questions d'environnement dans notre corps de doctrine. Depuis un siècle et demi, nous sommes le mouvement politique qui porte la question sociale ; il nous faut désormais intégrer la question naturelle - la question des rapports entre l'homme et la nature.
Autre question fondamentale à intégrer, celle d'un développement à l'échelle tout entière du globe et qui imposera partage des ressources : l'aide au développement doit, contre la tentation du repli, rester un des grands combats du socialisme international.
Dernière réflexion. Nous ne devons pas seulement comprendre. Nous devons aussi agir. D'abord, pour chacun d'entre nous, agir au niveau national. Refuser l'impuissance, et le Parti socialiste français - face à un gouvernement qui échoue sur le plan économique, qui attise les tensions sociales, qui provoque la démoralisation du pays-travaille à une nouvelle politique économique. Nous ne voulons pas oublier ce que nous avons appris pendant les années de gouvernement : la nécessité de gérer, l'impossibilité de nier des réalités économiques qui sinon se vengent. Mais nous voulons en même temps faire un diagnostic économique qui soit juste. Ni l'inflation, ni le déficit commercial ne menace plus la France, ni d'ailleurs la plupart des pays d'Europe. Les vrais dangers du moment s'appellent croissance faible, chômage massif et déficits budgétaires. Nous devons donc proposer une alternative à la politique de la droite. Nous devons, les uns et les autres, agir dans les ensembles régionaux. Pour nous, socialistes français, dans le cadre européen.
Les partis sociaux-démocrates présents dans de nombreux gouvernements européens ne pèsent pas encore suffisamment dans la définition de la politique économique en Europe. Monnaie unique oui, mais pas comme un carcan, comme un tremplin. Pas pour étrangler l'économie, mais pour rééquilibrer les relations monétaires internationales. Monnaie unique oui, mais avec un gouvernement économique de l'Europe. Croissance, emploi, initiatives de croissance, lutte contre la pauvreté, défense des services publics, c'est-à-dire de l'intérêt général, doivent devenir des thèmes moteurs de la construction européenne !
Enfin, et le rapport l'a dit abondamment, nous devons agir au niveau mondial. La mondialisation de l'économie est synonyme, pour les socialistes, de mondialisation de la régulation. Retour à un système monétaire international stable, conseil de sécurité économique, clause sociale dans les négociations commerciales, lutte contre la spéculation financière, y compris par des taxes contre les mouvements spéculatifs. Aide aux pays en voie de développement, notamment face aux problèmes de leur dette. Nos gouvernements et pas seulement nos partis, doivent se battre pour ces idées dans les instances internationales.
Nous avons, mes chers amis, mes chers camarades, élaboré depuis quelques années un fonds commun de réflexions et de propositions. Il nous faut de plus en plus désormais nous efforcer de les traduire en actes. Et c'est pourquoi j'aimerais que le XXe Congrès de l'internationale socialiste, ce congrès de New York, soit le congrès du passage de la pensée à l'action, autour de nos valeurs. Parce que je suis convaincu que ces valeurs, si nous les modernisons, peuvent encore éclairer l'avenir.