Texte intégral
Mme Sinclair : Bonsoir.
La semaine a été marquée en France par un événement important, la décision prise par le président de la République de supprimer le service national et, à l'étranger, par un événement de portée internationale, la victoire de Benyamin Netanyahu en Israël.
Deux invités ce soir à 7 sur 7, Bernard Kouchner, député européen, président délégué de Radical – avec vous, nous allons balayer l'ensemble de l'actualité, le tournant politique en Israël et peut-être l'avenir de la paix au Proche-Orient, puis la situation en Corse et l'Algérie, bien sûr, hélas ! toujours – et en duplex de son bureau du ministère, Charles Millon…
… Bonsoir, Charles Millon.
M. Millon : Bonsoir.
Mme Sinclair : Ministre de la Défense, avec lequel nous reviendrons sur la suppression du service national et sur le rendez-vous citoyen que souhaite organiser le président de la République.
Tout de suite, une page de publicité et on parle de la situation nouvelle créée au Proche-Orient.
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Mme Sinclair : 7 sur 7, ce soir, en compagnie de Bernard Kouchner et de Charles Millon.
Shimon Pérès a été battu de justesse. Benyamin Netanyahu a donc été élu d'un cheveu. Ce cheveu peut-il bouleverser au Proche-Orient le fragile équilibre de la paix ? Claire Auberger, Joseph Pénisson.
Zoom :
Un petit point d'avance seulement. La victoire de Benyamin Netanyahu sur Shimon Pérès s'est jouée à un cheveu. Le scrutin a été si serré qu'après une folle nuit où l'espoir a changé de camp, il a fallu attendre trois jours d'un incroyable suspense pour que le vainqueur soit officiellement désigné Premier ministre.
Mme Sinclair : On va parler tout à l'heure des risques ou des chances de la paix. Et d'ailleurs on ne sait pas exactement encore ce que veut faire Benyamin Netanyahu qui doit prononcer, peut-être en ce moment même, son discours. Nous aurons peut-être des éléments d'information.
Tout d'abord, Bernard Kouchner, est-ce pour vous une surprise ? Comment expliquez-vous cette victoire de Benyamin Netanyahu ?
M. Kouchner : C'est plus qu'une surprise, c'est un coup de poing dans l'estomac. C'est la démocratie, il y a peu de démocratie dans cette région, la démocratie est battue par un point, on est battus. C'est un coup de poing dans l'estomac parce que voilà un homme, Shimon Pérès, et un autre qui est parti, qui a été assassiné, Yitzhak Rabin, qui avait bâti la paix et l'espoir pour le Monde. Songez si Nelson Mandela, comme Winston Churchill après la guerre, en Afrique du Sud, était battu ? Eh bien, c'est comme ça, il n'y a pas de morale en politique ou pas assez.
Cet homme, Shimon Pérès qui comptera dans le siècle, avait apporté à son pays, avec Yitzhak Rabin, une croissance à 9 %, la paix, enfin ! c'est-à-dire que l'identité israélienne devenait quelque chose qu'on allait, avec les Palestiniens, avec les Arabes autour, pouvoir brandir, respirer, travailler.
Mme Sinclair : Visiblement, cela plaisait plus à l'étranger qu'en Israël même ?
M. Kouchner : Oui, je crois qu'on a, en Israël, parié sur la sécurité que proposait Monsieur Netanyahu, mais je reste persuadé que les partisans de la paix, même s'ils ont voté pour la sécurité, et vous avez eu raison de souligner le massacre de Cana, insupportable, bête, stupide guerre inutile, mais même s'ils ont parié sur la sécurité, je suis persuadé que les Israéliens, dans leur majorité, sont pour la paix, que le camp de la paix en Israël est encore majoritaire. Il n'empêche, c'est la deuxième mort d'Yitzhak Rabin. Et je n'oublie pas, avant d'espérer la paix, que Monsieur Netanyahu – je ne suis pas chef d'État, je peux le dire – était un de ceux qui organisaient les manifestations de la haine. Il ne faut pas l'oublier au moment où, comme bien des hommes politiques, il fera le contraire de ce qu'il a dit.
Mme Sinclair : Vous avez dit, en gros, que Shimon Pérès avait une dimension historique, une dimension historique à laquelle il leur manquait un peu de chance. Benyamin Netanyahu, c'est celui qui arrive. Il y a deux façons de le décrire : il y a ceux qui disent que c'est un pragmatique, d'autres qui disent que c'est un idéologue. Que croyez-vous, vous ?
M. Kouchner : Je n'en sais rien, j'attends, mais dimension historique qui demeure car le processus de paix, devenu irréversible sous Monsieur Netanyahu, a été initié par messieurs Rabin et Pérès. Personne, jamais, ne l'oubliera. Et si la greffe nécessaire, à mon avis, israélienne a réussi en terre arabe, c'est grâce à eux et pas à Monsieur Netanyahu et au discours de haine et d'extrémisme qu'il a brandi pendant toute sa campagne.
Alors, maintenant, la paix ? Je n'en sais rien…
Mme Sinclair : D'abord, Netanyahu. Au fond, vous espérez qu'il soit plus pragmatique qu'idéologue ? C'est ce qui sort de vos propos.
M. Kouchner : J'espère qu'il aura menti pendant sa campagne et qu'il fera le contraire. Je l'ai dit comme bien des gens. Seulement je n'en suis pas sûr ? Monsieur Arafat et les leaders arabes n'en sont pas sûrs ? Il y aura des obstacles et des dérapages possibles. Comment Monsieur Netanyahu devenu Premier ministre réagira-il en période de crise ? Que va-t-il se passer ? On va le savoir très vite. A Hébron qui devait être évacué ? Que va-il se passer avec les implantations nouvelles de colons juifs dont il a abreuvé la campagne ? Il a dit : « Nous implanterons de nouvelles colonisations, etc. ». Alors, le fera-t-il ? Ce sera une provocation très difficile à supporter de la part des Palestiniens.
Et puis surtout il y avait un État palestinien qui se dessinait, reconnu par Shimon Pérès il y a quelques jours, alors que c'était un petit tabou. Qu'est-ce qu'il nous promettra à ce niveau ? Je n'en sais rien. J'espère beaucoup que les pesanteurs internationales, que le poids de Monsieur Clinton qui s'était beaucoup avancé dans la campagne en faveur de Monsieur Pérès, seront, les uns et les autres, indispensables, nécessaires, suffisants.
Mme Sinclair : Au fond, tout le pari est de savoir si le processus de paix est si fragile qu'il dépend de la personnalité des dirigeants de l'État d'Israël ? Où est-il assez fort pour s'imposer quels que soient ceux qui sont aux commandes ?
M. Kouchner : Oui, mais, moi je dirai : « Nous allons bientôt savoir si les Israéliens sont devenus des gens comme les autres, aussi bêtes, sans mémoire, peut-être, ce qui est curieux de leur part ! Aussi indifférents à la morale ». Je me souviens, il n'y a pas longtemps à Jérusalem, j'ai entendu Shimon Pérès dire : « Vous savez pourquoi le processus de paix a été poursuivi et recherché par nous ? Par pour des raisons militaires, pas pour des raisons politiques, pour des raisons morales parce que nous ne voulions pas devenir un peuple d'occupants ». Cela était très significatif. J'espère que cela se poursuivra.
Mme Sinclair : Les Palestiniens, disiez-vous. On s'acheminait vaille que vaille vers un État palestinien. Pensez-vous qu'il va y avoir un coup d'arrêt brutal ? Est-ce possible ? Est-ce envisageable ? Je sais bien que cela fait partie de vos craintes, vous venez de le dire. Mais est-ce envisageable d'arrêter le processus ? Voire qu'on retourne en arrière en réimplantant des colonies dans ce qui était les territoires autrefois occupés, aujourd'hui autonomes ?
M. Kouchner : Mais bien sûr, des chars dans les rues, des incidents, des tirs, tout peut arriver. Et d'abord la formation du Gouvernement où, bien entendu, Monsieur Netanyahu va récompenser ses fidèles. Vous savez, il y avait un débat : est-ce que Monsieur Sharon, de célèbre et triste mémoire, va ou non être ministre de la Défense ? Il semblerait que non. Je n'en sais rien ? Mais il y aura sans doute des gens qui ont promis…
Mme Sinclair : ... S'il est ministre des Finances, ça vous rassure ?
M. Kouchner : Plus que s'il est ministre de la Défense, sans aucun doute. Mais ce qui compte, c'est la direction politique que va imprimer Monsieur Netanyahu qui, comme tous les Premiers ministres israéliens, va tout de même à Washington pour en parler avec le président des États-Unis. Je ne sais pas ? Tout peut arriver, y compris les dérapages. Qu'est-ce qui va se passer avec le blocus de Gaza ? Qu'est-ce qui va se passer avec Hébron ? Qu'est-ce qui va se passer avec les implantations et avec cette espèce de fermeté et la sécurité ? Car c'est aussi la victoire du Hamas la victoire de Monsieur Netanyahu. Et n'oubliez pas qu'il y a un pourcentage important...
Mme Sinclair : ... C'est paradoxal ce que vous semblez dire. Le Hamas, c'est-à-dire le Parti extrémiste…
M. Kouchner : … Qui a joué la politique du pire, qui a mis des bombes pour déchiqueter les enfants, les femmes et les voyageurs dans les autobus. Eh bien, cette politique-là a été suivie par un pourcentage important des Arabes d'Israël qui ont voté pour Monsieur Netanyahu au nom de cette politique du pire. On va voir ! Et s'il y avait d'autres attentats ? Et si la sécurité n'était qu'un mythe, sans la paix ? C'est cela tout le débat. Est-ce que la sécurité était amenée par la paix, par la compréhension et la main tendue ? Ou est-ce que la sécurité était en soi une fin militairement cadenassée et ensuite on ferait la paix ? Moi, je crois à la première hypothèse.
Mme Sinclair : Arafat qui est visiblement inquiet et qui a lieu de l'être puisque les territoires sont dans une mauvaise situation économique et qu'il espérait beaucoup, il attendait beaucoup d'une réélection de Shimon Pérès. Que peut faire la Communauté européenne – vous êtes député européen – aujourd'hui, pour aider encore plus ces territoires qui ont besoin pour la paix, d'argent ?
M. Kouchner : Accentuer immédiatement notre aide, le plan sur Gaza. Jacques Chirac en a parlé d'ailleurs et s'était engagé à ce que la France pousse beaucoup dans cette direction, tendre la main plus encore, être présent. Il faut que les Palestiniens, comme d'ailleurs les partisans de la paix en Israël, sachent maintenant qu'on ne les abandonne pas sous prétexte que nous avons été déçus, et nous avons été franchement très déçus.
Il y avait un formidable article de David Grossman qui disait : « Nous nous réveillons ce matin avec la nausée. Nous avions cru qu'enfin nous allions être un pays comme un autre ».
Mme Sinclair : L'explosion des partis religieux en Israël, est-ce que cela vous effraie ? Est-ce le signe visible de toutes les sociétés qui ont peur et qui se réfugient dans la religion pour s'abriter de leur peur ?
M. Kouchner : Oui, c'est le retour du mysticisme, de l'extrémisme, de l'irrationnel. On le voit partout. C'est un signe très cruel. Mais, pour moi, la religion, ce n'est pas ça. La religion, c'est quelque chose qui s'impose par la conviction et le coeur et pas par la force. Dès lors que l'on tente d'imposer la religion par la force, c'est plus, à mon avis, la religion du Dieu unique. C'est l'incroyant qui vous parle. Et, d'ailleurs, il y a des tas de raisons d'être incroyant ces temps-ci.
Mme Sinclair : Là, c'est par les élections, c'est pas par la force.
M. Kouchner : Ce que disent les religieux, c'est tout de même beaucoup plus grave que ça. Ce ne sont pas simplement les élections, c'est qu'il y a de part et d'autre, et pas seulement chez les religieux israéliens, grand dieu, si j'ose dire, mais de l'autre côté aussi, des extrémismes qui se renforcent et qui s'additionnent, qui se complètent.
Mme Sinclair : On aura l'occasion de revenir sur le poids de la religion à propos d'autres sujets, comme l'Algérie, par exemple.
M. Kouchner : Je voulais simplement dire que nous sommes déçus et que la paix, avant tout, est l'objectif de tous car la paix au Proche-Orient, c'est la paix aussi pour nous et pour une espérance du Monde. Nous allons tous, malgré notre déception, continuer à oeuvrer, à travailler, à militer dans ce sens.
Mme Sinclair : En France, le président Jacques Chirac a annoncé une réforme de taille, la fin du service national.
Clair Auberger et Joseph Pénisson mettent tout à plat et on retrouve Charles Millon, ministre de la Défense, tout de suite après.
Zoom :
« Oubliée l'angoisse des trois jours, terminées les corvées de bidasse et les retours de caserne, finie la quille, dès l'année prochaine, les jeunes n'auront plus à connaître les affres du service militaire. En abolissant, mardi soir, cette institution presque centenaire, Jacques Chirac a sans aucun doute fait beaucoup d'heureux et quelques nostalgiques.
Mme Sinclair : Charles Millon, bonsoir.
M. Millon : Bonsoir.
Mme Sinclair : Vous êtes dans votre bureau du ministère de la Défense à Paris. Il faudrait peut-être nous dire ce qui a amené le président de la République à prendre cette décision historique ?
M. Millon : La seule raison fondamentale de la décision du président de la République, c'est le double constat :
1. Nécessité d'une armée professionnelle.
2. Inadaptation du service militaire dans l'état actuel des choses.
À partir de ce double constat, il a pris une décision : d'abord, de faire évoluer l'armée de conscription vers l'armée professionnelle. Et la deuxième proposition qu'il a faite, c'est la proposition de faire passer le service national d'aujourd'hui vers un rendez-vous citoyen avec des volontariats.
Mme Sinclair : Je vais vous donner, avant d'entamer la discussion, le résultat du sondage SOFRES fait pour cette émission et qui va vous encourager. Il est le suivant :
Estimez-vous que la suppression du service militaire est une réforme négative : Cela va supprimer le lien entre l'armée et la nation : 33 %.
Une réforme positive : le service militaire était devenu inadapté aux besoins des armées : 63 %.
Sans opinion : 4 %.
Seuls, les sympathisants communistes jugent négativement cette réforme. Toutes les autres catégories s'y montrent favorables et les jeunes à 81 %.
Ce sondage vous réconforte. Il montre l'approbation à la réforme.
M. Millon : Je n'ai pas besoin de réconfort. Je crois qu'il y a eu un grand débat démocratique dans le pays qui a commencé à partir du 22 février quand le président de la République a annoncé son projet de transformer l'armée de conscription en armée professionnelle et qu'il a demandé à tous les Français de débattre, soit à l'Assemblée nationale et au Sénat, soit dans toutes les mairies de France, soit dans les associations, de la forme qu'il voulait donner au service national, volontaire ou obligatoire. Pour les garçons seulement ou pour les garçons et les filles, s'il y avait volontariat, quel type de service de service volontaire ? Il y a eu un débat qui a eu du mal à démarrer mais qui, ensuite, a permis à près de 10 000 mairies de se mobiliser, à toutes les associations de jeunesse.
Je crois évidemment que cette réforme proposée par le président de la République répond à une grande attente de la part des jeunes qui ont une capacité de mobilisation, un potentiel de générosité et de disponibilité, mais qu'ils souhaitent le mettre en oeuvre de manière différente que la manière traditionnelle.
Mme Sinclair : Charles Millon, je vais vous opposer les critiques qui ont été faites cette semaine à ce projet, à cette proposition pour que vous y répondiez.
Lionel Jospin a critiqué d'abord le mode de décision du président de la République en parlant de dérive solitaire. Il estime que c'était au fond au Parlement, selon l'article 34 de la Constitution, de définir les modes d'organisation de l'armée. Que répondez-vous ?
M. Millon : Je réponds à Lionel Jospin qu'il a sans doute mal écouté le président de la République. Le président de la République a proposé. Il a proposé le passage de l'armée de conscription à l'armée de métier, c'est ce que va sans doute voter le Parlement au cours du mois de juin. Il a proposé la réforme du service national. J'aurai, en tant que ministre de la Défense, la charge de présenter un projet de loi sur la réforme du service national au mois d'octobre prochain. Donc, Lionel Jospin peut être rassuré. Il verra le Parlement saisi de la question. Mais c'est le rôle du président de la République, chef des armées, de faire des propositions. Jacques Chirac a assumé son rôle de la manière la plus grave et, à mon avis, la plus conforme à la Constitution.
Mme Sinclair : Vous voulez dire qu'on pourrait imaginer que le Parlement ne ratifie pas cette orientation du président de la République et que, du coup, se soit remis à plat ?
M. Millon : Si le Parlement juge en conscience que cette réforme n'est pas une réforme qui correspond aux besoins du pays et aux besoins de la Défense, le Parlement veut voter contre, oui. Ce que je crois, c'est qu'on ne trouvera pas une majorité pour désapprouver la proposition du président de la République puisque, comme vous avez pu le constater, près de 81 % de la jeunesse française attend cette réforme et près de 63 % de la population toute entière s'en félicite.
Vous me direz que les sondages ont une valeur fugitive, ça n'empêche que le débat à démontrer à l'évidence que les Françaises et les Français étaient attachés au lien « armée-nation », mais souhaitaient une transformation de ce lien « armée-nation » à travers des volontariats et à travers un rendez-vous citoyen. C'est ce qu'a proposé le président de la République.
Je rappelle d'ailleurs, parce que c'est très intéressant, qu'au début du débat, c'est-à-dire fin février, on pensait à un système soit volontaire, soit obligatoire et que c'est dans le débat, à l'intérieur des associations, dans les mairies, dans les communes, à l'Assemblée nationale, dans la commission Séguin, au Sénat, dans la Commission de Villepin, qu'est apparue cette idée qui me paraît tout à fait intéressante de concilier un rendez-vous citoyen obligatoire et des volontariats. Je crois que c'est la grande novation de la proposition du président de la République.
Mme Sinclair : On y vient tout de suite. Dernière remarque, peut-être, sur la forme. Vous aurez remarqué qu'un certain nombre de gens et d'élus auraient souhaité un référendum. Évidemment, la Constitution n'est pas aussi claire que ça pour l'interdire. Est-ce que cela n'aurait pas été le type même de sujet sur lequel les citoyens auraient pu se prononcer ?
M. Millon : Toutes les personnes qui réclament un référendum aujourd'hui rejoignent le désir ou le souhait du président de la République puisque lui-même souhaitait un référendum. Il a consulté les experts et les constitutionnalistes qui lui ont dit : « Depuis la dernière réforme de la Constitution, depuis les débats qui ont eu lieu à l'Assemblée et au Sénat, il n'est pas possible pour des questions de Défense d'avoir recours au référendum ». Jacques Chirac est garant de la Constitution, il n'a pas voulu en fait, en aucune manière, la tordre et la violer et c'est la raison pour laquelle il a demandé ce débat un peu original, d'un nouveau genre, qui a eu lieu depuis trois mois et qui a amené la proposition qu'il a faite mardi dernier à tous les Français.
Mme Sinclair : Deuxième critique, sur le fond cette fois, et je ferai intervenir Bernard Kouchner après, faite aussi bien à l'UDF, votre Parti, qu'au sein de la gauche et du Parti socialiste, c'est que la conscription était un lien fort entre l'armée et la nation et « huit jours de rendez-vous citoyen, disent les opposants à ce projet, ne semblent pas de même nature à permettre la permanence de ce lien ».
M. Millon : Je crois, comme je l'ai dit tout à l'heure, que les Français sont attachés à ce lien entre la nation et le citoyen, entre l'armée et la nation, que cela a été un des résultats du débat. Il faut dire les choses telles qu'elles sont : bien sûr, on propose le rendez-vous citoyen pour permettre cette initiation à la vie de la nation, à la défense nationale, à la vie en commun dans un creuset qui est le creuset national.
Mme Sinclair : Mais c'est un rendez-vous citoyen de huit jours, c'est cela ?
M. Millon : Il y a aussi trois autres lieux où va se forger ce lien armée-Nation :
Il y a d'abord le service militaire volontaire. Chaque année, près de 27 000 jeunes partiront sous les drapeaux, soit dans l'armée de terre, l'armée de l'air, soit dans la marine, soit dans la gendarmerie, pour pouvoir effectuer le service volontaire.
Deuxièmement, il y aura des réserves. C'est-à-dire que s'il y a une situation extraordinaire dans le pays, il y aura 100 000 personnes, femmes ou hommes, qui seront réservistes et qui seront là pour pouvoir participer à la sécurité du pays.
Troisièmement, il y aura une nouvelle organisation de l'armée puisque l'armée va devenir professionnelle. On va avoir des carrières courtes et, à ce moment-là, il va y avoir un certain nombre de femmes et d'hommes qui vont venir pour 5 ans, pour 6 ans, pour 8 ans dans les armées et qui, ensuite, retourneront dans la vie civile. Donc, il va y avoir un turn over, si je peux utiliser une expression angliciste, qui va amener le pays à battre au même rythme que l'armée et inversement.
Mme Sinclair : Bernard Kouchner, je voudrais vous faire réagir à ce point du débat.
M. Kouchner : Je ne suis pas convaincu par les arguments de Charles Millon et d'ailleurs j'étais beaucoup plus convaincu par les arguments que lui-même employait au début.
C'est une charge contre le service militaire qui a été menée à la hussarde. Le service, la conscription, existe depuis plus de deux siècles, on a besoin de plus de trois mois, étant donné la difficulté du débat en France, pour s'en débarrasser ou le modifier. Et je crois qu'il faudrait continuer ce débat, si j'en juge d'ailleurs l'opinion du président Valéry Giscard d'Estaing ou du rapporteur de la Commission Séguin qui sont tous deux UDF, mais cela n'a pas d'importance, c'est une sensibilité que Monsieur Millon connaît bien, ils exigeraient plus.
Et puis surtout, il me semble que la voie du référendum, vous l'avez évoquée, était naturellement celle qu'il fallait employer. Et, moi, je connais des constitutionnalistes qui disent exactement le contraire. On aurait dû creuser un peu, pourquoi ? Mais parce que c'est l'identité française qui est en question. Je crois qu'on pouvait prolonger un peu plus le débat, mais peut-être n'ai-je pas le temps d'en parler maintenant, afin que les propositions du début soient mieux orchestrées sur le service européen – j'en parlerai – sur la manière dont on pourrait continuer à servir son pays, en France, avec un service long – et puis surtout – et, ça, je n'y crois pas pour avoir fondé les volontaires européens du développement et un service qui s'appelle Globus – compter sur le volontariat n'est pas suffisant, il fallait une obligation citoyenne, en tout cas, radicale. C'est ce qu'on demande depuis très longtemps. Mais, pardon, je sens qu'il faut que je m'explique après.
Mme Sinclair : Charles Millon, je vais vous faire répondre à Bernard Kouchner et continuer un peu ce débat. On va d'abord faire une pause de publicité et je vous retrouve tout de suite après.
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Mme Sinclair : Reprise de 7 sur 7 avec un petit débat déjà engagé entre Charles Millon, ministre de la Défense, et Bernard Kouchner, sur ce plateau.
Monsieur Millon, beaucoup échappaient au service national qui était devenu très inégalitaire, est-ce que cela ne va pas être pire avec un service volontaire où ceux qui seront le plus tentés, ce seront ceux qui seront le plus guettés par le chômage ?
M. Millon : D'abord je crois à une capacité de mobilisation et de générosité de la part de la jeunesse française, quel que soit son milieu social, quel que soit son niveau d'instruction. Et je pense qu'il faudra, que ce soit l'armée, pour les formes de service « Sécurité » ou « Défense », que ce soit les associations, les institutions, qu'elles soient attractives pour pouvoir permettre aux jeunes d'avoir la volonté et le goût de s'engager comme volontaires. C'est ma première remarque.
Ma deuxième remarque, c'est qu'il est évident qu'il faudra reconnaître ce volontariat et permettre à celles et à ceux qui se seront engagés comme volontaires d'avoir un droit de reconnaissance, un droit de priorité, dans un certain nombre de tâches. C'est la raison pour laquelle certains suggèrent déjà que celui qui aurait effectué son service de volontariat, son volontariat dans la gendarmerie, pourrait ensuite être prioritaire pour rester dans la gendarmerie ; celui qui irait former ses jeunes compatriotes pour lutter contre l'illettrisme ou l'analphabétisme, aurait priorité ensuite pour rentrer dans l'enseignement ou dans l'éducation.
M. Kouchner : Cela, c'est très bien !
Je voudrais être clair : professionnalisation, c'était nécessaire, on le sait, ne reprenons pas les exemples des conflits que nous avons connus.
Mme Sinclair : Professionnalisation impliquait abandon du service national ?
M. Kouchner : Bien sûr. Mais je l'ai dit, Charles Millon le sait depuis longtemps. Mais je crois qu'il faut laisser la possibilité à un volontariat du service long à des gens qui voudraient faire carrière dans l'armée plus facilement, qu'il y ait un pont entre l'armée, qui sera une armée de professionnels, et les jeunes Français.
Deuxièmement, essentiel, l'Europe : la conscription a créé notre nation. Si nous proposons un service européen, cela créera l'Europe. Six mois ou un an, des jeunes Européens s'échangeant, les Français en Allemagne, les Danois, chez nous, les Allemands, en Angleterre, etc. Il faut absolument ne pas fermer la page, ne pas tourner la page, et revenir à cela.
Et puis, enfin, le service comme une obligation civique : je sais qu'il y aura des volontaires, et c'est très bien de proposer d'ailleurs ces mesures que Charles Millon vient d'énoncer, mais ce n'est pas suffisant. Au moment où la République, la citoyenneté, l'identité française sont en question, c'est à ce moment-là, pour les tâches civiles en France, pour les tâches en Europe et à l'étranger dans le service humanitaire, qu'une formation est nécessaire. C'est l'occasion, ne loupons pas, ne manquons pas cette occasion.
Les jeunes gens ont besoin, garçons et filles, qu'on les prenne par les mains.
Mme Sinclair : C'est obligatoire dans votre esprit ou volontaire ?
M. Kouchner : On pourra s'en échapper, mais il faut que ce soit une obligation civique. Et puis l'on verra, s'il y a d'autres tâches, si l'on est pris par un métier, comme c'était. Mais obligation absolue de s'identifier à quelque chose de citoyen dans notre pays. Sinon je crois qu'on aura d'excellents volontaires mais il n'y en aura pas assez, et beaucoup, beaucoup vont échapper. Et ceux-là, ce n'est pas un rendez-vous de 8 jours, où ils enverront une carte postale, qui sera suffisant à mon avis.
Mme Sinclair : Charles Millon, sur ce lien plus fort que réclame Bernard Kouchner entre la République et ses citoyens ?
M. Millon : Je crois que Bernard Kouchner se trompe : le lien entre l'armée et les nations, grâce au dispositif actuellement suggéré, existera et même se renforcera parce qu'il ne sera pas le résultat d'une obligation souvent mal supportée, mais il sera le résultat d'un volontariat complètement assumé.
Je suis tout à fait convaincu que l'on verra un certain nombre de jeunes répondre à des demandes de collectivités locales, d'associations, soit sur le territoire national, soit à l'étranger, afin de donner cours à leur générosité et à leur service des autres. C'est le premier point.
Mme Sinclair : Que feront les autres, dit Bernard Kouchner ?
M. Millon : Je voudrais quand même préciser à Bernard Kouchner une chose. Il a dit tout à l'heure : c'est un débat qui mérite plus que trois mois. Je lui dis : oui. Il a commencé en 1979 avec la proposition de Valéry Giscard d'Estaing d'aller vers l'armée de métier et de réformer le service national. Il a continué tout au cours de la campagne électorale présidentielle de 1995, qui a commencé en janvier 1995, avec les débats, Jospin – Chirac par exemple.
Il a continué depuis juillet 1995…
M. Kouchner : … ce n'est pas assez.
M. Millon : ... avec la mise en oeuvre du comité stratégique et tous les débats qui ont eu lieu à travers le pays et dans des associations. Il continue aujourd'hui, puisque le projet de loi sera discuté à l'automne prochain…
M. Kouchner : ... mais vous avez déjà publié ses résultats. Vous avez des grandes pages dans tous les journaux, Charles Millon, pour dire le résultat.
M. Millon : … Donc, je dis très clairement que la longueur du débat ne doit pas être un obstacle pour raisonner sur cette question aussi essentielle.
Mme Sinclair : Un mot de précision, Charles Millon, pourquoi a-t-on abandonné l'idée d'un service civil obligatoire, non plus militaire, mais civil ?
M. Kouchner : D'ailleurs Charles Millon était partisan de cela au début.
Mme Sinclair : ... est-ce que c'était inorganisable, cela coûtait trop cher ?
M. Millon : Pour une raison simple, c'est inorganisable.
M. Kouchner : Moi, je ne crois pas.
M. Millon : C'est totalement inorganisable. Je veux bien que Bernard Kouchner ait plein de propositions à faire…
M. Kouchner : Je suis à votre disposition. C'est organisable…
M. Millon : … de toute façon il pourra les faire puisque le débat continue, mais c'est complètement inorganisable.
Deuxièmement, ce sera très inégalitaire. Car, à partir de ce moment-là, je pense qu'il y aura un bureau qui s'installera « je ne sais où » dans un ministère et qui mettra celles et ceux qui auront des relations dans des volontariats qui seront un peu valorisants, et puis celles et ceux qui n'auront pas de relations, eh bien eux, malheureusement, iront dans des volontariats qui seront moins valorisants. Et c'est la raison pour laquelle je crois que la meilleure solution, dans l'état actuel des choses, ce sont les volontariats.
Et d'ailleurs il ne faut pas que le milieu militaire refuse ce que l'on voit aujourd'hui dans le milieu civil, ce sont des volontariats qui se mettent en place un peu partout. Je suis admiratif actuellement devant le milieu militaire qui est en train d'assumer complètement la transformation de l'armée de conscription en armée professionnelle, et de comprendre qu'il y aura des volontaires service long, et je le dis à Bernard Kouchner, qui viendra chaque année, à hauteur de 27 000 à 30 000 jeunes, et qui pourront ensuite continuer une carrière, selon un certain nombre de passerelles qui seront mises en place, dans l'armée.
Donc, il n'y aura pas cette rupture, que certains avaient craint ou redouté, entre l'armée et la nation.
M. Kouchner : L'adaptabilité des militaires n'est pas en question, j'en suis sûr. Non, ce qui me paraît grave, c'est que, d'un côté, il y aura des citoyens qui auront rempli un volontariat et d'autres rien du tout, et ce lien-là était essentiel.
Et je prends le pari de proposer à Charles Millon cette organisation. On organisait bien la conscription obligatoire pour l'armée, alors c'est facile pour le service civique, beaucoup plus ! Et surtout, vous n'avez pas répondu, Charles Millon, le service européen. Devenir citoyen européen, c'est aller dans les autres pays, c'est échanger et pas seulement quelques mois de vacances ou 8 jours.
Mme Sinclair : Un quart de mot sur ce sujet, Charles Millon ?
M. Millon : Bernard Kouchner est sans doute au courant que, depuis bien longtemps, on réfléchit à des échanges tout à fait concrets entre les pays européens. Lors de la dernière rencontre que j'ai eue avec mon collègue allemand, nous avons mis au point les échanges entre conscrits allemands et conscrits français, et lorsqu'il y aura eu réforme du service national, ceci continuera entre appelés allemands et volontaires français.
Sur ce plan-là, je crois qu'il y a déjà aujourd'hui un chemin qui est parcouru. Il faudra sans doute le poursuivre dans le cadre de la construction européenne et dans le cadre de la mise en place d'une politique européenne de défense et de sécurité. J'en conviens bien. Mais là aussi les choses se font progressivement. Bernard Kouchner est tout à fait au courant.
Mme Sinclair : Charles Millon, merci beaucoup d'avoir continué le débat qui était le débat dans le pays et avant le débat parlementaire qui aura donc lieu à la rentrée. C'est cela ?
M. Millon : C'est cela.
Mme Sinclair : Merci, Charles Millon.
Le reste de l'actualité :
- un nouveau président pour France 2 ;
- l'Algérie toujours ;
- la Corse, encore.
Panoramique :
- Corse : Tous ceux qui commettent en Corse des crimes ou des délits, quelle qu'en soit la nature, doivent être interpellés et traduits devant la justice.
Le ton est à la fermeté, ouvrant le débat parlementaire sur la Corse, Alain Juppé le martèle : « Il n'est pas question de céder à l'ultimatum des nationalistes, encore moins de satisfaire leurs revendications.
- Moines : Pas un mot, pas un slogan, juste le silence en guise d'hommage et des fleurs blanches en signe d'espoir. Catholiques, juifs ou musulmans, responsables politiques, syndicaux ou simples citoyens, 10 000 personnes se sont rassemblées sur le parvis des droits de l'Homme au Trocadéro à la mémoire des 7 moines assassinés en Algérie.
- Tapie : une peine de plus pour Bernard Tapie, cette fois c'est le propriétaire du Phocéa qui est condamné à 18 mois de prison, dont 6 fermes, pour avoir fraudé le Frise au point de ne plus être imposable.
- France 2 : sur la sellette depuis un mois, Jean-Pierre Elkabbach jette l'éponge. Le président de France Télévision quitte ses fonctions avant la fin de son mandat. Fier de son bilan, qu'il juge positif, tout en reconnaissant avoir commis des erreurs en offrant des ponts d'or à ses animateurs.
Pour lui succéder, le CSA a élu aujourd'hui, pour 3 ans, Xavier Gouyou-Beauchamp, jusque-là directeur général de France 3.
Mme Sinclair : Bernard Kouchner, les secousses du service public, cela vous inspire quoi ?
M. Kouchner : Ce qui m'inspire, c'est que Xavier Gouyou-Beauchamp ait été élu, je le connais. C'est un homme à la fois qui connaît bien ces problèmes, et puis il a promis déjà transparence et rigueur. Formidable. Je le connais bien parce qu'il a dirigé, en mer de Chine, pour ramasser les boat-people, un bateau qui s'appelait le Goëlo, et j'ai eu l'occasion de connaître une autre facette de ce personnage, serviteur, grand serviteur de l'État.
Mme Sinclair : J'allais dire vous préférez parler de celui qui arrive, que de celui qui s'en va ?
M. Kouchner : Oui, d'abord une chose : ce n'est pas parce qu'il s'en va, qu'il faut l'accabler. Tout le monde va dire maintenant que sa gestion était mauvaise mais que ses performances étaient bonnes. Et puis j'ai vu des tas de gens qui étaient à ses basques, lorsqu'il était puissant, qui lui ont craché dessus à ce moment-là.
Alors, simplement, je voudrais dire que cet homme s'est sans doute mal entouré, il l'a dit lui-même. Il est extraordinaire de panache et de masochisme, et s'il n'était pas balance, je pense qu'il mériterait d'être scorpion.
Mme Sinclair : Parlons d'un sujet grave : l'Algérie. L'Algérie qui n'en finit pas de déverser son lot d'horreurs. Comment avez-vous vécu ce dernier épisode : l'assassinat des 7 moines de Tibehirine ? Et puis surtout la signification de ce qui se passe en ce moment en Algérie avec la question : Que peut faire la France et doit-elle faire quelque chose ?
M. Kouchner : Je crois que cela fait bien longtemps que la France aurait dû faire quelque chose de plus pour protéger les démocrates, les journalistes, les femmes, tous les gens courageux en Algérie, nos amis qui ont beaucoup compté sur la France, y compris d'ailleurs en France où ils ont des difficultés à arriver.
Mme Sinclair : Là, c'est votre philosophie du droit d'ingérence, c'est-à-dire il faut aller se mêler dans les pays qui ne sont pas démocratiques, de leur faire accepter la démocratie ?
M. Kouchner : Anne Sinclair, mais partout… et pas seul, et pas seulement la France, bien entendu. Quand on intervient trop tard, c'est trop tard, les gens sont morts. Ce qui se passera demain, qui sera une idée venue de la France, c'est qu'on interviendra avant, là encore c'est trop tard.
Mais en pensant à ces 7 moines qui sont le souffle et le coeur de notre pays, je voudrais simplement vous lire un texte admirable qui a été publié et que reflète, je crois… et il faut dire leur nom à tous. Ils s'appelaient :
- Christian ;
- Bruno ;
- Célestin ;
- Christophe ;
- Luc ;
- Michel ;
- Paul.
Le testament spirituel du Père Christian disait ceci :
« Ma vie était donnée à Dieu et à ce pays, qu'ils sachent associer cette mort à tant d'autres aussi violentes laissées dans l'indifférence de l'anonymat.
« Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l'Islam qu'encourage un certain Islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ces extrémistes. L'Algérie et l'Islam pour moi, c'est autre chose, c'est un corps et une âme ».
Je trouve ce texte absolument admirable. Bien entendu il faudrait le lire complètement.
Alors que faut-il faire ? Pas seulement pleurer, pas seulement se réunir après, lorsqu'il est trop tard, il faut maintenant, car il est encore temps. Il tombe de nos amis tous les jours, en Algérie. Faire que la communauté internationale, et pas seulement la France, ancienne puissance coloniale, donc un peu suspecte, se préoccupe de ces massacres.
Curieux le silence du président Zeroual à ce propos. Il n'a rien dit à propos de l'assassinat des 7 moines.
Mme Sinclair : Bien sûr, on pourrait en parler longuement. Je voudrais signaler, à propos du droit d'ingérence, à propos des missions humanitaires, aux Éditions de l'Atelier, un livre portrait sur le docteur Geneviève B…, qui s'appelle sur « Le Front de l'urgence ». C'est un portrait fait par une camarade journaliste à TF1, Isabelle Bayencourt, c'est le portrait d'une militante des droits de l'Homme au sein de Médecins sans frontières et du Haut Commissariat aux réfugiés et qui dénonce certaines ambiguïtés de l'humanitaire, elle vous rend hommage ainsi qu'à Rony Braumann, à plusieurs livres.
Je voudrais que l'on parle de la Corse, sujet moins grave mais douloureux pour les Français. Tout le monde aujourd'hui donne son avis. Au fond, dans quel camp vous vous rangez ? Êtes-vous partisan d'un statut spécial ? D'une sorte de zone franche ? Est que vous irez à dire, comme Raymond Barre, s'ils veulent leur indépendance, qu'ils la prennent. Où vous situez-vous dans ce débat politique ?
M. Kouchner : D'abord, même si c'était intéressant de créer ce remous, je ne pense pas que ce soit à Monsieur Raymond Barre de dire qui sera Français ou qui ne le sera pas.
Mme Sinclair : Ce n'est pas cela qu'il dit. Ce que beaucoup de gens disent tout bas, il l'a dit tout haut : « Si vraiment il y a une aspiration à l'indépendance, qu'on les laisse prendre leur indépendance ».
M. Kouchner : On les laissera ? Ce n'est pas l'idée que j'ai de la République.
Vous savez, la gauche a eu une approche plutôt administrative, constitutionnelle, et puis la droite a une approche plutôt économique du problème corse. Eh bien, je crois qu'il manque une approche sentimentale.
Je crois que l'on s'intéresse trop à ceux qui font parler la poudre, les bombes, et pas aux Corses eux-mêmes.
C'est difficile d'être une île. C'est difficile de vivre dans une île. Je sais qu'il faut faire respecter la République, et les jeunes gens qui sont arrêtés avec 5 grammes de haschich dans la poche et qui vont en prison, ne comprennent pas que ne soient pas arrêtés ceux qui mitraillent les gendarmeries. Cela, c'est vrai ! Il faut que force reste à la loi et à la loi de la République.
Mme Sinclair : C'est ce qu'a dit le Premier ministre cette semaine, discours de fermeté à l'Assemblée.
M. Kouchner : Bien. Mais comment va-t-on faire ? Avec qui va-t-on parler ? La politique du Gouvernement est illisible à ce propos, illisible, entre Monsieur Debré, entre Monsieur Juppé et puis, finalement, dans les réalités, on ne comprend rien.
Donc, je crois qu'il faut d'abord clarifier ces positions, et puis certainement, tout en disant qu'il faut être ferme, qu'il faut absolument être ferme, écouter les Corses.
Alors, parler comme Monsieur Raymond Barre, j'y reviens, en disant : « Après tout, s'ils veulent partir… », mais qui veut partir ? Combien sont-ils ? Je sais qu'une minorité active, des nationalistes respectables peut-être… il y a aussi un mélange avec des dérives très importantes, et d'ailleurs vous parliez de zone franche. On n'est pas du tout sûr que cela puisse marcher ! Monsieur Gaudin qui en vient…
La Corse mérite plus qu'un petit tour dans les rues de Bastia par chacun des ministres. La zone franche, on n'en sait rien.
Le commissaire européen, Carl Van Mirth, ne sait pas ce que cela veut dire, et on ne lui a rien proposé.
Et puis surtout, vous savez, il y a d'autres statuts. En face, il y a la Sardaigne par exemple. Il y a un statut de la Sardaigne, une région autonome, une des cinq régions italiennes, très intéressant à étudier. Pourquoi on n'en parle pas ?
Cette assemblée corse n'est peut-être pas suffisante pour gérer les Corses. Encore une fois, écoutons les Corses, ils ont beaucoup à dire dans la construction de l'Europe, la façon de rester soi-même et de ne pas échapper, bien entendu, aux lois de la République.
Mme Sinclair : Avant d'en venir proprement à la politique, il y a une dépêche que l'on nous apporte sur la déclaration de Benyamin Netanyahu en Israël.
Le Premier ministre israélien a déclaré qu'il souhaitait la paix dans la sécurité pour l'État hébreu et a invité les pays arabes à coopérer avec lui sur la voie de la paix. Il entend poursuivre le processus de paix.
Cela nous renvoie à notre discussion du début. Vous espérez que c'est cela qui l'emportera ?
M. Kouchner : Oui, la paix dans la sécurité, nous verrons ce que Monsieur Netanyahu veut dire !
Mme Sinclair : Alors restons sur la politique où nous étions, vous êtes président délégué à l'innovation de Radical. J'ai dit l'ensemble du titre. Qu'est-ce que cela veut dire exactement ? Ou plutôt : qui se sert de qui ? Avez-vous besoin de Radical comme tremplin ? Où est-ce que Radical est très content de vous avoir comme vitrine ?
M. Kouchner : Il faut leur demander. J'espère qu'ils seront contents de ce que je vais dire maintenant.
J'avais besoin que des idées un peu éparses, très immodestement, quelques petites idées passent dans la réalité. Pour cela, il faut un appareil, assez l'électron libre… j'étais au bout de la marginalité.
Pourquoi Radical ? D'abord j'y rencontre des gens vifs, rugueux souvent, très libres.
Pourquoi Radical ? Parce que je crois que la gauche a besoin d'une autre expression et que c'est plus facile, à Radical, dans un petit appareil que dans un grand. Cela ne veut pas dire que je m'oppose au Parti socialiste, cela veut dire que je voudrais faire passer un certain nombre d'idées, et en particulier la campagne de Bernard Tapie, on a vu l'acharnement judiciaire, la course à l'échalote des juges qui vont en remettre… 2 600 000 personnes avaient voté pour cette liste « Énergie Radical », eh bien il y avait 400 000 personnes – et cela, c'est essentiel, et c'est le mérite de Bernard Tapie en particulier, quelles que soient, par ailleurs, ses difficultés ! –, 400 000 jeunes gens qui n'avaient pas voté… 400 000… cette jeunesse des quartiers difficiles qui, sinon, va tomber ou en FIS ou en Front national. Cela, c'est très intéressant. On a besoin de renouveler tant de grisaille, tant de pensée unique devenue pensée jetable. On a besoin de renouveler la pensée politique, pour cela, il faut aussi renouveler le personnel.
Alors, nous proposons un certain nombre de choses. Nous travaillons. Il y aura une convention de Radical bientôt, ce mois-ci, en juin. Et puis des assises à la rentrée où un certain nombre de choses seront proposées.
Je vous en cite quatre, si vous me le permettez, ou cinq, pas plus, n'est-ce pas !
- Je crois que d'abord il faut arrêter de taxer le travail et qu'il faut taxer la richesse, c'est-à-dire que les cotisations sociales doivent être prises sur la valeur ajoutée des entreprises où il y a plus de machines que d'hommes. Comme pour les accidents du travail, on modèlera quand on fait des efforts.
- Il faut qu'on organise la semaine de 4 jours comme une conquête sociale, pas comme une défense… pas dans la défensive mais dans l'offensive pour qu'enfin on puisse vivre différemment.
- Il faudra casser les villes. Les villes du désespoir, les cités du désespoir, cela se casse… cela ne se repeint pas. Et à ce moment-là, cela fait des emplois, parce qu'il y a un certain nombre d'entreprises en France, alimentaires… Par exemple, il faut entendre Antoine Riboud, le patron, je crois, le plus social de France, dire comment l'on fait pour améliorer.
Mme Sinclair : Danone.
M. Kouchner : … Danone, en particulier. Tout change, bien sûr. L'alimentaire, le bâtiment, c'est chez nous. On peut trouver des emplois là-dedans.
- Il faut, je l'ai dit, un service européen, je l'ai dit à Charles Millon qui pensait sans doute cela au début de l'explication et qui, maintenant, pense différemment, je le regrette. Il faut continuer un service européen pour construire l'Europe.
- Il faut également établir ce droit d'ingérence, c'était dans la prévention.
- Il faut un statut de l'homme politique : un homme, un mandat. Il faut véritablement qu'on sache retourner à la vie civile, comme aux États-Unis, que l'on ne soit pas professionnel à vie de la politique.
Ai-je répondu, d'une certaine façon, à ce que je voulais faire à Radical et que je fais, dans un contexte plutôt, comme je l'ai dit, rugueux et amical ? On verra ce que cela donne, très vite.
Mme Sinclair : Deux questions très politiques :
- la première, pour Radical, un an de Juppé, cela donne quoi ?
- et la deuxième, si en 1998 il y a des élections législatives, serez-vous au côté de Lionel Jospin ou est-ce que vous voulez que Radical vive sa vie ?
M. Kouchner : Je pense que Radical doit vivre sa vie, et je pense que l'on doit au moins présenter 50 candidats sérieux, mais cela ne veut pas dire qu'on fera la guerre à Lionel Jospin et au Parti socialiste. Je ne le fais pas, je suis au Parlement européen au côté de mes amis – Pardon ! Cette expression est devenue, en politique, très suspecte, elle ne l'est pas ! – socialistes dans le complément et non dans la bataille.
Oui, il faut qu'on existe ou alors cela ne sert à rien. Il faut que la gauche se renouvelle comme famille de pensée, comme souffle, comme coeur, comme propositions. Arrêtons les complets gris.
Mme Sinclair : Oui, alors les complets gris, dans l'opposition ou pas dans l'opposition ?
M. Kouchner : Dans l'opposition, c'est-à-dire ?
Mme Sinclair : Au Gouvernement aujourd'hui, que dites-vous ?
M. Kouchner : Ah ! Juppé ! J'avais oublié Alain Juppé ! Écoutez, ce n'est pas à Radical de dire que les résultats d'Alain Juppé ne sont pas bons en ce qui concerne ni l'emploi qu'il avait promis… mais cela, vous savez, je voulais vous le dire depuis le début, permettez-moi de le placer : c'est très difficile de croire – et cela fait quand même de populisme et beaucoup de méfiance par rapport à la politique – qu'on est élu sur le mensonge et qu'on fait le contraire. Cela a été difficile parce que le candidat Jacques Chirac, bien entendu, a dit le contraire de ce qu'il a fait après.
Pour Monsieur Netanyahu, c'est pareil. Est-ce qu'on est un homme politique pour promettre, et donc mentir, et, ensuite, réaliser autre chose qui va dans le sens, si j'ose dire, du « poil » et du courant, je ne le crois pas ! Pour cela, il faut proposer autre chose.
Les résultats d'Alain Juppé ne sont pas bons, ce n'est pas une découverte, ni pour les sondages, ni pour les Français, ni pour la réalité. J'ai vu que le nombre de demandeurs d'emploi avait un peu diminué ce mois-ci, c'est très bien pour ceux-là, mais cela demeure extraordinaire… Il faut changer de politique. Arrêtons la frilosité, il faut relancer un peu la machine. Il faut laisser une augmentation des prix se faire. Il faut peut-être jouer sur le taux de change par rapport au dollar, avec l'Allemagne. Il faut que la France propose. Il faut que la France soit vive, et qu'on n'en soit pas à se dire que la politique, c'est seulement, quoi ! de scruter le taux de change, la façon dont la Banque centrale va exister par rapport à nous, et la façon dont finalement, les taux… Enfin, vous savez ce que cela veut dire : on ne fait pas la politique à la corbeille. Eh bien, on est en train de la faire, cela suffit !
La politique doit quand même, comme le dit Alain Touraine fort bien, tenir compte de la demande sociale. Sinon c'est quoi faire de la politique ? C'est suivre ses copains et faire l'Europe la main dans la main, et se rencontrer de temps en temps ? Non.
Mme Sinclair : Il nous reste deux minutes.
M. Kouchner : Il nous reste du temps.
Mme Sinclair : Je voudrais vous parler d'un sujet qui est, pour vous, douloureux, qui est celui de l'Abbé Pierre auquel vous avez été très lié. Cette semaine, on a vécu un feuilleton qui est celui de son exil ou de son retour. Et puis une déclaration qui a mis mal à l'aise où l'Abbé Pierre s'en prend à un lobby sioniste international.
Vous avez été très proche de l'Abbé Pierre, avant de condamner sa dérive au côté de Roger Garaudy, dans l'appui qu'il a donné à son livre négationniste. Qu'avez-vous envie de dire, ce soir ?
M. Kouchner : Que je suis très triste, qu'il demeure mon ami. Je crois que ma lettre lui a fait de la peine, elle était pourtant fraternelle et extrêmement fidèle à tout à ce qu'il m'a enseigné, tout ce qu'il nous a enseigné.
Mme Sinclair : La lettre qui a été publiée dans Le Monde, il y a un mois.
M. Kouchner : Oui, que je lui avais envoyée auparavant, bien sûr.
Que vous dire ? Qu'à cette occasion, il s'est montré un homme d'un autre temps, qu'il a confondu l'entrée des Juifs à Canaan avec les problèmes réels, la Bible avec la réalité.
Je ne veux pas polémiquer, je pense qu'il doit nous revenir. J'espère que la dérive s'arrêtera là. Je sais qu'après la découverte du complot sioniste international, en général on découvre le nombre de Juifs dans les médias ! Et puis l'on dit qu'on a soulevé un « lièvre », alors que des milliers de livres ont été écrits sur ce sujet, et, surtout, je suis désolé qu'il ait confondu par amitié, je le sais, et cela n'enlève rien à ses mérites, mais cela donne une résonnance aux propos de cet homme, le plus fervent et l'un des plus importants de France, un retentissement terrible.
Je voudrais dire simplement qu'il m'a appris et qu'il y a dans Notre Père une phrase que je voudrais lui exprimer : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » mais que, lui, a beaucoup offensé la mémoire d'un certain nombre de gens, il faut qu'il le comprenne ! Que, moi, si je lui ai fait de la peine, je lui en demande pardon !
Mme Sinclair : Alors, on a parlé beaucoup ce soir avec l'homme politique, le citoyen européen engagé. On n'a pas beaucoup parlé du médecin.
Je voudrais juste mentionner le titre du livre qui est paru il y a quelques semaines chez Robert Laffont : Bernard Kouchner, « La dictature médicale ». C'est qui les dictateurs ?
M. Kouchner : C'est le système qui contraint les médecins à être moins tournés vers la santé que vers la maladie. C'est un système et une réforme dont j'approuve les grandes lignes et pas le détail du tout, et qui manquent de sens. Il faut que nous sachions, et c'est le sens de ce livre, comment nous serons en bonne santé demain et pas comment nous serons soignés. Il ne faut pas que la machine fonctionne sur la maladie, la douleur et la médecine. Voilà ce que j'ai voulu dire, mais voilà ! Il y a plein d'autres choses.
Mme Sinclair : Merci, Bernard Kouchner. Merci d'être venu ce soir et d'avoir dialogué, notamment avec Charles Millon.
Dimanche prochain et le dimanche d'après, pas de 7 sur 7 pour cause de match de Foot de l'Euro 96 et pour cause Grand Prix de Formule 1 du Canada.
Je vous retrouverai donc fin juin et, en attendant, le journal de 20 heures de Claire Chazal.
Merci à tous.
Bonsoir.