Interviews de M. Bernard Kouchner, président délégué de Radical, dans "Libération" du 22 juin 1996 et à France-Inter le 24, sur la préparation de la convention de son parti et ses relations avec la gauche.

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Média : France Inter - Libération

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Libération : 22 juin 1996

Libération : Comment justifiez-vous à la Convention votre titre de président délégué de Radical à l'innovation politique ?

B. Kouchner : Être novateur ou ne pas être... C'est la philosophie générale des idées que j'y présenterai. Sans audace, cela n'a aujourd'hui plus aucun intérêt de faire de la politique. Nous devons donc bâtir une démarche nouvelle sur les fondations du plus vieux parti de France : redonner à la jeunesse le goût de la politique, trouver un ton nouveau. Il ne s'agit pas pour moi de devenir l'apparatchik d'un parti sans appareil. Ce serait idiot.

Libération : Bernard Tapie avait trouvé un ton nouveau qui parlait à l'électorat des banlieues...

B. Kouchner : C'est vrai qu'il y avait éveillé un écho. Il parlait aux gens un langage très différent, et il a fait voter 400 000 jeunes pour la première fois. Moi, je ne suis pas Bernard Tapie, je n'ai pas la même démarche ni la même trajectoire. Mais j'ai envie de travailler avec les gens de ces quartiers. Il faut préserver dans ces champs inexplorés de la politique. Sinon, on laisse le champ libre au Front national et au Front islamique de salut. L'extrême droite sait parler à ces gens. Nous, on a oublié.

Libération : Cette volonté de novation suffit-elle à distinguer votre projet de celui du PS ?

B. Kouchner : Nos positions sont parfois bien distinctes de celle du Parti socialiste. Sur la nécessité d'un service civique, par exemple. Nous sommes pour une forme d'obligation citoyenne à l'intérieur du territoire national, pour un service européen et un service humanitaire à l'extérieur. Pour les jeunes, nous travaillons aussi à la création d'un service public de l'emploi. Je ne peux pas comprendre qu'un pays comme la France, le quatrième du monde par sa richesse, laisse sa jeunesse sans travail sans se creuser la tête pour trouver des idées nouvelles... Le PS souhaite le rétablissement de l'autorisation administrative de licenciement. Moi, je ne suis pas pour. Mieux vaudrait se donner les moyens de faire rigoureusement respecter les lois existantes.

Libération : Quels moyens Radical a-t-il de se faire entendre du PS ?

B. Kouchner : En employant un langage neuf... Tout le travail qu'a produit Radical ces derniers mois, n'est pas très visible. Mais lors de cette convention, puis aux assises qui suivront en fin d'année, nous ferons connaître notre différence. C'est tout l'intérêt que constitue Radical, d'ailleurs. S'il est trop ambitieux de rêver d'être le poisson pilote du PS, on peut tout de même imaginer en être le Jiminy Cricket ou le poil à gratter qui interdit de s'assoupir. Si nous n'étions pas une addition pour la gauche, nous ne servirions à rien...

Libération : Êtes-vous sûr de pouvoir rencontrer les mêmes échos favorables dans le reste de la gauche ?

B. Kouchner : Bien sûr. La gauche est la famille de ceux qui ne renoncent jamais, qui ne baissent pas les bras devant les oppressions et les malheurs. Nous verrons ce qu'elle peut faire lors des prochaines élections. Mais attention ! Je ne suis pas partisan d'une Union de la gauche aux façades repeintes. Je n'étais d'ailleurs pas à la grand-messe de Bercy officiée par l'excellent Robert Hue. Des écologistes qui ne parleraient que de nucléaires et des communistes qui auraient encore quelques tendresses pour les brejnéviens de Moscou, tendresses mêmes teintées de trotskisme, cela n'apporterait pas grand-chose. De tout façon, rien ne pourra être fait sans avoir préalablement signé un contrat de gouvernement. Avec des propositions très claires et surtout un calendrier précis.

Libération : Le premier secrétaire du PS assure ne vouloir promettre que ce qu'il pourra tenir. Cette philosophie vous agrée-t-elle ?

B. Kouchner : Je donne raison à Lionel Jospin. Les gens sont fatigués du discours de pure circonstance électorale. Mais nous ne proposons pas les mêmes choses que les socialistes, notamment sur l'Europe ou le vote des immigrés aux élections locales. Si les jeunes se sont retrouvés derrière Jacques Chirac au moment de la présidentielle, c'est aussi parce que la gauche, après dix ans de pouvoir, n'était plus porteuse de leurs aspirations. Ils l'ont naturellement assimilée à ses échecs. C'est injuste mais c'est normal aussi. Je voudrais, moi, sentir partout à gauche le souffle de l'audace et d'innovation.

Libération : Ce ton que vous préconisez suffira-t-il à ramener vers la gauche l'électorat passé au chiraquisme ?

B. Kouchner : Les jeunes sont déjà bien déçus par les mensonges. La politique est devenue à leurs yeux l'art du mensonge et des pots de vins. Et ils détestent les partis. Il faut lutter contre ce dégoût et le comprendre. La gauche remonte dans les dernières partielles, profitons-en pour parler fort et imposer un autre style. Assez de conformisme !


France Inter : lundi 24 juin 1996

France Inter : Vous êtes président de Radical, en attendant une autre appellation, puisque la justice impose à votre parti de changer de nom pour éviter la confusion avec les radicaux valoisiens. Vous n'avez pas réussi à vous mettre d'accord ce week-end. Ce sont les militants qui trancheront. A quelle formule va votre préférence, si on part du principe que l'appellation doit permettre d'identifier un projet ?

B. Kouchner : Ça véhicule tant d'histoires, de fantasmes, que changer de nom est très difficile. Il y avait deux méthodes possibles : faire comme si le parti était un parti de godillots et, le petit doigt sur la couture du pantalon, tout le monde devait entériner le nom que le chef avait proposé. Et puis, après un débat très important, nous avons reçu 170 propositions de noms. Il a fallu trier et éliminer, demander aux militants du Parti radical de se prononcer, ce qui va être fait. Et au moment où on leur proposait deux noms, les radicaux de gauche et les radicaux-socialistes. Un nom a surgi dans la salle : la Gauche radicale, que je trouve très beau. Le temps de se rendre compte qu'il avait déjà été déposé, ça faisait plus de confusion. Dans cette convention, le nom a été débattu. Le 15 août, il faudra avoir changé sinon on paye 1 000 francs par usage du nom Radical. Les militants vont écrire et démocratiquement.

France Inter : Il y aura donc le mot « radical » et le mot « gauche » ?

B. Kouchner : Le mot « radical », c'était la seule exigence. Que ce mot figure dans le titre, tout le monde était d'accord, c'est ce que J.-M. Baylet avait demandé. Ce qui est important et qui n'a peut-être pas été assez souligné, c'est qu'un certain nombre d'idées assez fortes ont été débattues lors de cette convention et qui seront reprises, critiquées, améliorées, lors des assises avant la fin de l'année ; des idées fortes sur une société qui devrait se ressaisir ; des idées-programme dans des domaines de la construction, de la relance, de la jeunesse. Nous travaillons sur ce qu'on appelle un service public de l'emploi qui tient beaucoup plus, du reste, de la formation continue et de l'adaptation, mais aussi de la prise en charge d'un certain nombre de jeunes avant qu'ils ne retrouvent place dans le marché. Nous avons aussi parlé de santé, du droit d'ingérence, de la politique extérieure de la France, des droits de l'Homme, des propositions de fiscalité, avec une fiscalité plus simple, plus juste.

France Inter : Qu'est-ce qui est le plus important pour être radicalement différent des autres ?

B. Kouchner : Radicalement, c'était aussi un débat qui avait eu lieu au début puisque Radical est le plus vieux parti de France. Au début du siècle, on se demandait ce qui serait radicalement différent. C'était la conscription et c'était la citoyenneté. Ce qui est radicalement différent, ce serait quand même qu'on considère que, dans ce monde, il y a quelque chose qui ne va pas avec la France. Son désespoir et son angoisse ne conviennent pas par rapport à notre situation. Il faut se ressaisir.

France Inter : Les chefs d'État et de gouvernement européens étaient réunis pendant ce temps à Florence. Ils sont parvenus à un compromis tel que les Anglais ne bloquent plus les décisions communautaires pour cause d'embargo. Mais l'affaire de la « vache folle n'est pas terminée » a dit J. Chirac. Considérez-vous que les pouvoirs publics soient allés loin dans les mesures prophylactiques ?

B. Kouchner : Pouvoirs publics français ou européens ?

France Inter : Les deux.

B. Kouchner : D'abord, c'est une défaite de J. Major, une défaite du libéralisme, de l'absence de contrôle de l'État, et surtout en ce qui concerne l'alimentation et la santé publique, une défaite majeure. Ça donnera peut-être l'occasion aux travaillistes anglais de l'emporter. Mais, de toute façon, pour ceux qui souhaitaient à cette occasion que l'Angleterre s'éloigne ou qui souhaitaient que l'Angleterre ait plus d'importance dans l'Europe, il va falloir attendre un peu. Pour la santé publique, il conviendrait, c'est une des propositions de notre convention hier, qu'une Agence de sécurité sanitaire, européenne certes, mais d'abord française, soit mise sur pied. La sécurité alimentaire n'a rien à voir. Elle est éloignée et aux mains du ministère de l'Agriculture et du Service des fraudes du ministère des Finances. Et de l'autre côté, il y a une Agence du médicament et on s'intéresse à la santé des gens par ce biais. Il faut mettre ensemble la sécurité des médicaments et la sécurité alimentaire dans une grande agence de sécurité sanitaire, sous la responsabilité du ministre de la Santé, comme la « Food and drug administration » aux États-Unis. Sinon, évidemment, on est toujours à la fois surpris, pris de vitesse et c'est très dangereux.

France Inter : Cette agence sera-t-elle indépendante ?

B. Kouchner : Oui, avec des organisations de consommateurs, professionnelles, mais sous la tutelle du ministre de la Santé. On a trop vu la vache et le ministre de l'Agriculture. Je sais l'importance du commerce, des échanges économiques à ce niveau. Mais l'importance de la santé, notre préoccupation se situe plutôt là !

France Inter : On en apprend tous les jours sur l'agriculture intensive qui nous nourrit. L'heure des révisions déchirantes n'est-elle pas venue pour l'Europe agricole ?

B. Kouchner : Je l'espère et il faudrait écouter les paysans beaucoup plus que nous ne l'avons fait, tant du point de vue de la culture traditionnelle, horizontale, de moins de productivité, et surtout de ne pas jouer aux apprentis sorciers, à savoir donner de la viande à des herbivores, transformer complètement la nature. Ceci nous retombera sur le nez. Il y a bien des dangers devant nous : la sélection des bactéries par l'injection ou l'ingestion d'antibiotiques, il y a des virus qui se renforcent. On est en train d'humaniser des porcs pour que des transplantations d'organes puissent avoir lieu. Tout cela est très dangereux. Il nous faut une Agence de sécurité sanitaire, française, européenne, pour que la protection soit assurée dans les quinze pays de l'Union.

France Inter : A Florence, les Quinze se sont mis d'accord sur Europol mais pas sur les grands travaux. Le président de la Commission européenne proposait de débloquer 1,7 milliard pour des grands travaux devant créer de l'emploi. Les Quinze ont refusé, faute de moyens. L'Europe n'est-elle pas en train de s'interdire tout moyen d'action en voulant à tout prix réduire ses déficits pour cause de monnaie unique ?

B. Kouchner : Non, la langueur sur ce thème est tellement traditionnelle et désespérante, mais c'est comme ça. Il faudrait montrer l'exemple. Un de ces grands travaux devrait être français, nous l'avons aussi proposé à la convention Radical, hier. Ce serait de relancer la construction en France, de construire 500 000 logements, ou 400 000 au moins, au lieu des 300 000 actuellement, ce qui donnerait 200 à 400 000 emplois. Et l'argent peut être trouvé. C'est vrai qu'à Quinze, pour se mettre d'accord sur ces travaux qui devraient être simplement bénéficiaires pour 1, 2, 3, ou 4 pays, c'est difficile. Il faut absolument continuer à pousser dans ce sens.

France Inter : Quand J.-M. Le Pen dénonce les « étrangers » de l'équipe de France de football, que lui répondez-vous ?

B. Kouchner : Il est repris par une crise de racisme aiguë. Cet homme a des rechutes, alors qu'il allait vers la légitimité. Il nous disait qu'il fallait absolument ne pas le qualifier « d'extrême-droite ». Là, il faut le qualifier d'extrêmement paranoïaque. Je préfère qu'A. Jacquet soit le sélectionneur plutôt que J.-M. Le Pen, parce que nous irions à la catastrophe. Nous ne serions plus sélectionnés. Il n'y aurait plus d'équipe de France. C'est extraordinaire de dire des bêtises comme il en a dites ! Si ce n'était pas sinistrement raciste, ce serait trop ridicule. On ne le mentionnerait pas. Alors, en somme, il ne s'est pas aperçu qu'il bradait l'empire en même temps. Il se trouve que Karembeu vient de Nouvelle-Calédonie : c'est l'homme qui a brillé sur le terrain, qui a été le meilleur joueur. Alors, il nous le supprimerait parce qu'il a la peau noire ? Et puis, il s'est aperçu qu'Y. Djorkaeff n'avait pas un nom qui sonnait celtique. Tout ça est dramatiquement bête, dramatiquement grossier et, à mon avis, ça va – je l'espère, en tout cas – détourner un certain nombre d'électeurs trompés par leurs angoisses, leur désespoir, la façon dont le monde évolue, de voter pour le parti de M. J.-M. Le Pen, c'est-à-dire le FN, lequel est un parti d'extrême-droite, un parti raciste et un parti dangereux.