Interview de M. Edouard Balladur, député RPR et ancien ministre, à France 2 le 4 et dans "Le Figaro" du 18 septembre 1996, sur la situation économique, la réforme fiscale, l'Union économique et monétaire et les nécessaires réformes.

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - France 2 - Le Figaro - Télévision

Texte intégral

France 2 - 4 septembre 1996

D. Bilalian : Vous réclamiez des réductions d’impôts, on parle de 25 milliards pour 97 et 75 milliards sur 5 ans. Est-ce suffisant ?

É. Balladur : Avant de me prononcer j’attendrai de connaître le détail de ce qui va être annoncé que je ne connais, et que personne ne connaît encore. Ça fait effectivement de nombreux mois que je réclame une baisse des impôts pour que nous retrouvions la croissance et l’emploi. Et l’on disait que ça n’était pas possible. Je me réjouis que l’on considère maintenant que c’est possible. Quelle baisse d’impôts ? Ils ont été augmentés, en 95 de 120 milliards environ, et je crois qu’il faut, le plus en même temps qu’on diminuera les dépenses, afin de développer la croissance et l’emploi. Et l’on disait que ça n’était pas possible. Je me réjouis que l’on considère maintenant que c’est possible. Quelle baisse d’impôts ? Ils ont été augmentés en 95 de 120 milliards environ, et je crois qu’il faut, le plus vite possible, arriver à diminuer les impôts de 120 milliards, en même temps qu’on diminuera les dépenses, afin de développer la croissance et l’emploi. Ce que je crois en effet, c’est que le Gouvernement a raison de diminuer les dépenses publiques.

D. Bilalian : Est-ce suffisant pour relancer la croissance, que la baisse des impôts et la réduction des dépenses publiques ?

É. Balladur : La réduction des dépenses publiques est nécessaire mais ça n’est pas suffisant. Il faut y ajouter la baisse des impôts, une politique monétaire plus souple. Et il faut y ajouter chaque fois qu’on le peut, une hausse du pouvoir d’achat pour que la consommation augmente. Autrement dit, je pense qu’il faut s’orienter dans une voie nouvelle, complémentaire de celle dans laquelle on était jusqu’à aujourd’hui, qui complète cette politique de baisse des dépenses qui est indispensable, par une politique de baisse des impôts.

D. Bilalian : Pensez-vous qu’aujourd’hui beaucoup d’entreprises françaises privées, voire publiques, peuvent augmenter les salaires ?

É. Balladur : Celles qui le peuvent doivent le faire. Celles qui ne le peuvent pas ne peuvent pas le faire, ça va de soi. Je crois qu’il faut un peu de souplesse. Et notamment, si on baisse les cotisations personnels, sociales, sur les salaires, ça peut permettre de développer le salaire direct.

D. Bilalian : Depuis le week-end dernier les socialistes ont lancé une offensive très dure contre la politique de J. Chirac et d’A. Juppé. Et ils remontent à 1993, c’est dire que ça vous concerne directement. Ils disent : la majorité n’a rien fait depuis 93.

É. Balladur : D’abord ils font bien, les socialistes, de prendre la majorité comme un tout, depuis 1993. Si j’osais, je dirais que c’est un exemple qui devrait être suivi.

D. Bilalian : Vous faites allusion à M. Juppé qui en 95 a dit que la situation était calamiteuse après votre passage à Matignon ?

É. Balladur : Je crois que les socialistes sont très mal placés pour faire la leçon à qui que ce soit et qu’ils sont très mal placés pour représenter un espoir et une solution. Je rappelle quand même qu’en 1993, lorsque j’ai pris la responsabilité des affaires de la France, comme Premier ministre, le déficit de la France avait doublé en un an, le déficit de la Sécurité sociale avec quadruplé en un an. Je rappelle que nous étions en récession et que le chômage augmentait de 20 à 30 000 par mois. Voilà quelle était la situation en 1993. Celle qu’ont laissée les socialistes. On m’a souvent reproché de ne pas avoir fait un constat, un bilan suffisamment précis, parce que je n’aime pas énormément la polémique. Mais là, véritablement, il ne fait pas passer les bornes. Lorsqu’on a laissé la France dans la situation dans laquelle les socialistes l’ont laissée, ils sont très mal venus de critiquer l’action de mon Gouvernement, et l’action du Gouvernement qui a suivi qui s’efforce de redresser la barre et de remettre les choses en place.

D. Bilalian : Des journalistes ont écrit des articles récemment sur la morosité des Français. Faites-vous la même analyse ? Et pourquoi cette morosité ?

É. Balladur : D’abord je la constate comme tout le monde. Il y a une inquiétude, une sorte de découragement et de lassitude. Je pense que c’est excessif et que la situation de la France ne justifie pas un pareil découragement. Mais je pense qu’il est dû au fait que les Français doivent se voir assigner des objectifs clairs, et comprendre l’avenir tel qu’il se présente devant eux. Quelle croissance peuvent-ils espérer dans les années qui viennent ? Quelle augmentation du pouvoir d’achat ? Quelle baisse du chômage ? Quelle diminution des impôts ? Autant de questions sur lesquelles ils doivent pouvoir recevoir les explications nécessaires. Je sais bien que c’est très difficile, que le monde évolue très vite et qu’il est souvent extrêmement difficile de prévoir les choses. Mais je pense que cette morosité des Français est essentiellement due à des incertitudes. Et je me réjouis qu’aujourd’hui, on comment, c’est une première étape, à y voir plus clair sur un certain nombre de points.

D. Bilalian : Quel est votre place actuelle dans la majorité ? M. Devedjian dit que vous devriez reprendre votre place à Matignon.

É. Balladur : Je crois que ce n’est pas le problème. Que chacun dise ce qu’il veut. Ma place, telle que je la vois dans la majorité, c’est de dire ce que je pense et de m’exprimer sur les problèmes de l’avenir de notre pays. Mon problème n’est pas de commenter telle ou telle décision quotidienne. Mon objectif, mon rôle, tel que je le vois, c’est de contribuer à éclairer les choix de l’avenir, et je m’y essaye. Je voudrais dire que l’avenir – il ne faut pas le dissimuler aux Français – … beaucoup des réformes qui devront être faites seront difficiles et impopulaires. Eh bien, il faut commencer ce travail d’explication. Lorsque j’ai réformé en 1993 les régimes de retraite de la Sécurité sociale, c’était une réforme difficile qui a remis en cause des droits acquis, on était obligé de le faire pour sauver les retraites des Français. Eh bien, il faudra faire le même effort dans d’autres domaines, je pense à l’assurance-maladie où il ne faut pas laisser croire aux Français qu’on peut continuer à dépenser sans aucun contrôle et qu’il ne se passera rien. Il se passera nécessairement quelque chose. Eh bien, je pense que nous devons tous tenir aux Français le langage de la vérité.

 

Le Figaro - 18 septembre 1996

Le Figaro : Vous qui allez la voir en province, dites-nous comment va la France ?

Édouard Balladur : Mieux qu’elle ne le croit, mais les Français traversent une sorte de crise psychologique qui les conduit à surestimer leurs problèmes et à sous-estimer leurs possibilités.

Le Figaro : Il reste qu’elle n’a pas vraiment le moral. Comment expliquez-vous son catastrophisme ?

Édouard Balladur : Ce n’est pas le mot qui convient. Aujourd’hui, notre pays éprouve une certaine angoisse devant le monde moderne. Il a peur de l’inconnu. Il se rend compte qu’il doit s’adapter et changer ses habitudes. Or les réformes qui s’imposent, il les considère souvent comme des atteintes à ses traditions culturelles et sociales. C’est un sentiment tout à fait compréhensible.

Le Figaro : Cette morosité vous paraît donc logique.

Édouard Balladur : Il s’agit de savoir comment nous allons nous adapter au monde sans mettre à mal l’esprit de notre système de solidarité sociale, qui doit néanmoins évoluer. Certains pays ont déjà engagé le changement de façon très ambitieuse, comme la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Allemagne, les Pays-Bas. D’autres, comme le nôtre, avancent plus lentement. Mais c’est un défi auquel est confronté l’Occident tout entier.

La question reste de savoir comment l’on peut engager des réformes profondes en démocratie.

Le Figaro : Et quelle est la réponse ?

Édouard Balladur : Selon les peuples, les réactions sont différentes. Aux États-Unis, c’est plus facile : Bill Clinton, président démocrate, a pu tourner la page du rooseveltisme en matière d’aide sociale. Chez nous, c’est moins simple. Il ne faut pas brutaliser la société française. On ne peut la réformer qu’en prenant le temps. Notre pays est ainsi fait que les « acquis sociaux » sont, le plus souvent, le fruit de conquêtes sociales, parfois violentes. Il est donc difficile de convaincre nos compatriotes d’échanger les acquis d’un passé chèrement payés, et auxquels ils sont attachés, contre des avantages futurs qu’ils discernent mal. Pour y parvenir, il faut nouer les fils de la négociation. Nos compatriotes n’y sont guère habitués. Mais c’est la seule méthode qui permette d’éviter les blocages inutiles et, finalement, les retours en arrière. C’est ce qu’on a appelé ma méthode. Peu importe si l’on demande parfois le sentiment de reculer, il ne faut pas laisser décourager, mais, au contraire, revenir à la charge et remettre l’œuvre sur le chantier.

Le Figaro : Finalement, les Français haïssent les réformes et préfèrent les révolutions.

Édouard Balladur : Je prépare en ce moment un livre de réflexion sur l’histoire de France, et, parmi nos constantes, j’ai en effet retrouvé cette difficulté que nous avons à procéder autrement que par ruptures ou par saute brusques. J’ajoute que nous avons tendance à confondre réforme et avantage ou droit nouveau. Or, dans la période actuelle, la plupart des changements qu’il faut apporter à notre société consistent à remettre en question ce qu’il est convenu d’appeler un droit acquis. Tout le sens des débats de demain, ce sera l’affrontement des réformistes que nous devons être et des conservateurs socialistes, qui défendent avec acharnement le statu quo. Dans un premier temps, les réformes à faire sont désagréables. Dans un deuxième temps, elles produisent croissance et emploi.

Le Figaro : Quelques exemples…

Édouard Balladur : Voyez les problèmes qui se posent à la société française. Il y a d’abord la retraite. Aujourd’hui, on travaille trente ou trente-cinq ans, et on vit en moyenne quatre-vingts ans. Faut-il augmenter les cotisations et fabriquer davantage de chômage ou travailler plus longtemps, comme je l’ai décidé en 1993 ? Il y a aussi la maladie. Ne faut-il pas donner un coup d’arrêt à l’emballement des dépenses de santé et faire concourir les assurés sociaux et les professionnels de santé, c’est-à-dire, pour parler clair, réduire provisoirement les remboursements des premiers et les rémunérations des seconds pour éviter la hausse des cotisations ? Il y a encore l’éducation. Certes, le primaire et le secondaire marchent relativement bien. Mais, pour l’enseignement supérieur, il est inutile de se voiler la face. Il n’est pas adapté. Les études très longues répondent-elles aux besoins de tous ? Ne faut-il pas imaginer des études plus brèves, d’ordre général, et débouchant sur la formation dans l’entreprise ? Dans ces trois cas, si l’on veut faire bouger les choses, on se heurte aux tabous de la société française : une conception abstraite et figée des droits acquis.

Le Figaro : Est-ce qui rend nos hommes politiques si prudents ?

Édouard Balladur : Depuis une vingtaine d’années, tous ceux qui, en France, incarnaient le pouvoir en place ont perdu les élections. Valéry Giscard d’Estaing a perdu la présidentielle de 1981, François Mitterrand les législatives de 1986, Jacques Chirac la présidentielle de 1988, François Mitterrand les législatives de 1993 et moi-même la présidentielle de 1995. C’est ce qui explique que les gouvernants, chez nous, n’aillent pas toujours au bout de leurs intentions. Pendant ce temps, la Grande-Bretagne bénéficiait de dix-sept ans de stabilité politique avec Mme Thatcher, puis avec John Major ; l’Allemagne, de quinze ans de stabilité avec le chancelier Kohl ; et l’Espagne, d’à peu près autant avec Felipe Gonzalez.

Le Figaro : Si les hommes politiques sont l’objet d’un certain rejet en France, on peut se demander si ce n’est pas parce qu’ils ont pris l’habitude de raconter des balivernes. Notamment à propos des prélèvements obligatoires, dont, à quelques exceptions près, ils ne cessent de promettre la baisse et d’enregistrer la hausse.

Édouard Balladur : Vous m’accorderez que je figure au nombre de ces exceptions. Il n’est pas vrai que toutes les équipes qui se sont succédé au pouvoir aient régulièrement annoncé des baisses d’impôts et n’y aient pas procédé. De 1986 à 1988, Jacques Chirac étant Premier ministre, j’ai procédé avec le concours d’Alain Juppé, alors ministre délégué au Budget, à une diminution des impôts de 100 milliards de francs en deux ans. Notre pays s’en est bien trouvé. La croissance était revenue, et le chômage avait commencé de reculer. Les fruits de cette politique ont malheureusement été dilapidés par les gouvernements socialistes qui, à partir de 1988, ont entendu « réhabiliter la dépense publique ». On connaît la suite. Aujourd’hui, si l’on veut vraiment diminuer les prélèvements, il faut que l’in réduise les déficits et les dépenses en même temps. Il n’y a pas d’alternative. Surtout si l’n ne veut pas rater le rendez-vous de la monnaie européenne.

Le Figaro : Vous pensez donc que le traité de Maastricht sera appliqué…

Édouard Balladur : Si la France veut tenir son rang en Europe, elle doit être au rendez-vous de la monnaie européenne. Bien sûr, on peut toujours discuter et contester, par exemple, le bien-fondé des critères fixés en 1991. Mais notre pays n’a pas le choix. Il doit les remplir. Faute de quoi, c’est toute son action internationale qui sera mise en doute. Ce serait l’abandon de toute notre politique étrangère depuis plusieurs années, alors que nous n’avons pas de véritable politique de rechange.

Le Figaro : Que pensez-vous de l’idée d’anticiper l’application du traité ?

Édouard Balladur : Je crois que nos partenaires n’y sont pas favorables.

Le Figaro : L’Europe n’est plus seulement un rêve. Elle est devenue une contrainte. Croyez-vous que le pays pourra accepter encore longtemps de se laisser enserrer dans la rigueur économique que l’on associe avec Maastricht ?

Édouard Balladur : De toute manière, nous devons réduire nos dépenses et nos déficits. Mais ce n’est pas assez : il faut aussi réduire les impôts et stimuler la croissance.

Le Figaro : La baisse d’impôts décidée par Alain Juppé vous paraît-elle suffisante ?

Édouard Balladur : C’est une étape dans la bonne direction. Il faut aller plus loin.

Le Figaro : Ne faudrait-il pas un choc pour redonner du tonus aux Français ?

Édouard Balladur : Les Français ont le sentiment d’être sans repères dans un monde qui va trop vite. Un phénomène m’inquiète. Depuis qu’il y a des enquêtes d’opinion, chaque fois que l’on a demandé aux Français s’ils avalent le sentiment que leurs enfants vivraient mieux qu’eux, la réponse était toujours oui.

Maintenant, la réponse est non. Dans cet équilibre entre la crainte de descendre et l’aspiration à monter, dont Tocqueville disait qu’il constituait le ressort des sociétés libres, la « crainte de descendre » l’emporte aujourd’hui et paralyse la société française. La confiance dans l’avenir, qui fonde la cohésion d’une société, est menacée. Il faut la rétablir. La baisse annoncée de l’impôt sur le revenu est importante. Il y a sans doute d’autres choses à faire aussi sur la TVA, la taxe d’habitation, la taxe professionnelle, les droits de mutation.

Le Figaro : Vous ne vous êtes toujours pas rallié à ce qu’on appelle l’autre politique ?

Édouard Balladur : Non. Il reste qu’il faut souhaiter que nos partenaires allemands prennent conscience qu’une monnaie européenne surévaluée par rapport au dollar, comme le sont actuellement le Franc et le mark, menacerait notre prospérité. Voilà des mois que je répète que l’Europe ne doit pas se bâtir sur des parités monétaires qui ne correspondent pas aux réalités. Cette idée gagne du terrain aujourd’hui. Je m’en réjouis. Soyons clairs : la parité du franc par rapport au mark est conforme à la réalité, c’est leur parité commune face au dollar qui ne l’est pas.

Le Figaro : Peut-on interpréter votre position comme la volonté de faire évoluer la politique de la Bundesbank ?

Édouard Balladur : L’opinion allemande peut évoluer, celle des industriels allemands a déjà évolué. Il faut convaincre, il faut parler, il faut convaincre, il faut parler, il faut faire comprendre à nos partenaires qu’il n’y a pas en ce moment de risque d’inflation justifiant une politique monétaire restrictive.

Le Figaro : Parce que nous sommes en déflation ?

Édouard Balladur : Non. En 1993, quand je suis arrivé au pouvoir, la France était en récession. Nous l’avons remise en marche. La croissance actuelle n’est pas suffisante pour améliorer l’emploi. Mais il ne s’agit ni de déflation ni de récession. Ne mélangeons pas tout. Cessons de lutter contre l’inflation comme si c’était le mal qui nous menaçait en ce moment. Une bonne politique économique doit être souple, elle ne peut consister à serrer en même temps tous les freins, ceux du budget et de la monnaie, du crédit, des rémunérations, de la fiscalité. Méditons ce fait : la zone européenne est la zone du monde où la croissance est la plus faible et l’emploi le plus dégradé. Rien n’est plus important que d’agir sur les causses de cette situation.

Le Figaro : Pourquoi cet échec européen alors que les économies d’autres continents explosent ?

Édouard Balladur : Parce que nous n’avons pas fait l’effort permanent d’adaptation et de renouvellement qui est indispensable. Je reviens à la nécessité de changements profonds.

Le Figaro : Mais l’Europe n’est-elle pas trop ouverte aux vents du monde ?

Édouard Balladur : Non, et les dispositions que j’ai fait adopter pour le Gatt lui permettent de défendre ses intérêts. On ne peut faire confiance à un marché sans règle. La liberté, c’est un ordre, au sens philosophique du mot. Si elle est sans contrôle, elle devient la loi de la jungle. Mais n’oublions pas que nous avons intérêt à la mondialisation : 25 % des salariés français travaillent pour l’exportation.

Le Figaro : Aujourd’hui, alors que vous ne vous situez plus tout à fait, comme naguère, du côté de ceux qui continuent à prôner la rigueur, comment définiriez-vous votre credo économique ?

Édouard Balladur : Si j’ai pu relancer l’économie en 1993, c’est bien parce que je n’étais pas seulement un apôtre de la rigueur. Je ne suis pas partisan d’une politique qui se résumerait à la restriction des dépenses et des déficits. La politique de stabilité est nécessaire ; elle n’est pas suffisante. Il faut autre chose, ce que j’ai appelé une voie nouvelle.

Le Figaro : Quoi ?

Édouard Balladur : La lutte contre les dépenses et les déficits, oui. Mais aussi une baisse ambitieuse des impôts ; une politique monétaire plus souple ; une augmentation du pouvoir d’achat partout où c’est possible ; les réformes de structure permettant d’alléger le coût du travail et de favoriser l’emploi. Rien de tout cela ne sera facile.

Il faut dire la vérité aux Français. En les prévenant, par exemple, que l’on sera obligé de prendre des mesures brutales si l’on ne parvient pas à freiner la progression des dépenses sociales. En remettant en question les rigidités de notre système social, qui fabrique tant de chômage. Les socialistes, en la matière, sont résolument conservateurs. Pour relancer l’emploi, ils ne proposent que de rétablir l’autorisation administrative de licenciement, et la réduction générale et autoritaire du temps de travail. Il faut, au contraire assouplir nos réglementations et imaginer autre chose.

Le Figaro : Quoi par exemple ?

Édouard Balladur : Le Gouvernement souhaite que les entreprises recrutent trois cent cinquante mille jeunes. Je crois que, en supprimant, à due concurrence, les mécanismes nombreux, coûteux et peu efficaces mis en place au fil des ans pour promouvoir l’emploi des jeunes, l’État pourrait financer 20 % de leur rémunération. À condition qu’ils reçoivent vraiment une formation, égale au cinquième de leur temps de travail, et que l’entreprise s’engage à les garder au moins trois ans après leur otage.

Le Figaro : Il faut toujours un bouc émissaire. L’action de la Banque de France est contestée dans certains milieux de la majorité et l’opposition. Regrettez-vous de lui avoir donné son indépendance ?

Édouard Balladur : Non, au contraire, il faut que nous prenions l’habitude d’avoir une institution monétaire à l’abri des aléas de la politique.

Au début du XIXe siècle et jusqu’à Poincaré, la France a connu une grande période de prospérité économique. Son épargne équipait alors le monde entier. Ce fut la période de l’étalon-or, c’est-à-dire d’une valeur internationale sur laquelle les gouvernements n’avaient aucune prise. C’était une vraie contrainte, autrement plus sévère que celle de la future monnaie européenne, sur laquelle nous aurons un pouvoir de gestion. Je n’ai jamais bien compris ce que voulaient dire ceux qui parlent souveraineté monétaire. La stabilité monétaire ne contrarie pas le progrès économique, elle le favorise à long terme. Le général de Gaulle n’a jamais dit autre chose.

Le Figaro : Si l’on veut réconcilier les Français avec la politique, il est peut-être temps d’envisager une grande réforme du système : modernisation de la démocratie, mode de scrutin, cumul des mandats, quota de femmes, limitation d’âge pour les élus. Il paraît que toute cela est à l’étude au gouvernement. Qu’en pensez-vous ?

Édouard Balladur : J’avais, en leur temps, formulé des propositions en ce sens. Je me réjouis qu’elles soient reprises aujourd’hui. Il faut que le gouvernement propose aux représentants de tous les partis d’en débattre. En ce qui concerne le mode de scrutin, l’idée de représenter les minorités me paraît juste. Mais n’oublions pas que la Ve République est fondée sur deux choses : 1) l’élection du président de la République au suffrage universel ; 2) le scrutin majoritaire, qui donne une majorité parlementaire. Imaginons qu’au législatives de 1998, après l’« instillation » d’une dose de proportionnelle dans le mode de scrutin, la majorité et l’opposition actuelles fassent à peu près jeu égal dans le cadre du système majoritaire à deux tours ; il faudra alors chercher l’arbitrage de ceux qui ont été élus à la représentation proportionnelle. Est-on bien sûr que seront préservées, alors, les institutions de la Ve République ? Elles ont déjà connu la cohabitation ; elles n’ont encore jamais connu l’absence durable de majorité parlementaire.

Le Figaro : Comment voyez-vous votre rôle ?

Édouard Balladur : Mon rôle est de témoigner pour ce que je crois juste. La France a besoin de changements profonds, de s’ouvrir au monde et pas de se replier sur elle-même, de s’adapter et pas de se figer dans la défense du statu quo. Ce sera tout le sens des débats de l’avenir.

Le Figaro : En somme, vous avez surtout des convergences avec le gouvernement et très peu de divergences…

Édouard Balladur : J’ai proposé une voie nouvelle, complétant l’action actuelle. Mais convictions ont toujours été les mêmes : tout subordonner au retour de la croissance et de l’emploi, à la construction de l’Union européenne.