Texte intégral
Le Nouvel Observateur : Les « trotskistes anglais » qui provoquent le courroux de Jean-Pierre Chevènement vous font-ils peur ?
Robert Hue : Je ne suis pas d’un naturel craintif. Et par principe, je préfère le dialogue à l’anathème.
Le Nouvel Observateur : Vous tendez donc la main à l’extrême-gauche ! N’est-ce pas un aveu de faiblesse ?
Robert Hue : J’invite les forces de progrès à engager une dynamique majoritaire de changement. En ce sens, en effet, je tends la main. À toutes ces forces, pas seulement à l’extrême-gauche.
Le Nouvel Observateur : Pourquoi ?
Robert Hue : Nous sommes placés devant un défi. La réponse à trouver ne se résumera pas aux relations entre formations politiques. Quant aux groupes d’extrême gauche, ils se veulent porteurs d’aspirations à des changements radicaux que je respecte, d’autant qu’ils sont souvent aussi les nôtres, même si leurs discours sont parfois caricaturaux. Ils ont réalisé aux élections régionales des scores que je ne sous-estime pas. Mais ils me semblent être surtout l’expression d’une crise ou d’un malaise plus général. Je suis davantage préoccupé par la montée de l’abstention populaire que par l’extrême-gauche.
Le Nouvel Observateur : C’est la principale leçon que vous tirez des dernières régionales ?
Robert Hue : Les régionales de mars 1998 confirment l’enseignement des législatives de juin 1997. Nos concitoyens dans leur majorité rejettent les solutions néolibérales et aspirent au changement. Mais, en même temps, la gauche plurielle rassemble moins de 40 % des suffrages exprimés, à peine 20 % des inscrits. Pourquoi se voiler la face ? Notre légitimité n’est pas en cause. Mais notre base politique est trop étroite. Elle permet de gérer, mais pour réussir la transformation sociale nécessaire, il faut qu’elle s’élargisse, notamment dans la réalisation, avec les citoyens, des grandes réformes de structure que notre pays attend.
Le Nouvel Observateur : Comment ces bases politiques peuvent-elles être élargies ?
Robert Hue : Soit nous nous engageons dans de petites combinaisons politiciennes permettant de faire voter à la sauvette des textes bancals. Soit nous avons l’audace de rassembler tous ceux qui veulent le changement dans une dynamique majoritaire permettant de le réaliser.
Le Nouvel Observateur : Le PS cède-t-il à ces tentations politiciennes quand il faut voter à l’Assemblée certains textes européens avec les voix de la droite ?
Robert Hue : Je ne fais pas de procès d’intention. Nous avons, avec le PS sur les questions européennes, des désaccords que tout le monde connaît. On sait que nous nous sommes prononcés ensemble pour une réorientation de la construction européenne. Les dirigeants socialistes ont par ailleurs accueilli favorablement la relance stratégique que je viens d’évoquer.
Le Nouvel Observateur : Vous inventez de nouveaux concepts. Est-ce suffisant pour redynamiser la gauche ?
Robert Hue : Je n’invente rien. Je poursuis une réflexion. Avant les législatives, nous avions ressenti cette crise de la politique qui éclate aujourd’hui au grand jour. Nous avions expliqué à nos partenaires les limites d’un simple accord d’état-major. Nous avions engagé des débats pour que le mouvement social soit associé au changement que nous appelions de nos vœux. La dissolution a interrompu ce processus. La gauche plurielle s’est rassemblée dans l’urgence. Je ne le regrette pas. Elle gouverne dans l’union. Je souhaite que cela continue. Mais comment ne pas voir l’urgence d’un nouveau dialogue avec cette mouvance, qui est, je le répète, majoritaire, dont je crains qu’elle ne se sente pas suffisamment associée à l’œuvre de transformation engagée depuis neuf mois ? Il y a encore des millions de citoyens qui hésitent, qui doutent, qui s’interrogent. Parfois ils se mobilisent – je pense au mouvement des chômeurs –. Parfois ils s’abstiennent. Parfois ils s’organisent au sein de groupes politiques ou dans des associations. Souvent ils se démobilisent. Écoutons-les. Ne les laissons pas au bord du chemin. Sinon, nous échouerons tous ensemble. C’est pour contribuer à nouer ce dialogue que nous avons lancé et que nous voulons développer dans tout le pays la pratique des espaces citoyens.
Le Nouvel Observateur : Vous évoquez le mouvement social. Quelle est selon vous sa véritable nature ?
Robert Hue : Il y a ce qui le structure : un rejet viscéral des solutions néolibérales. Il y a ce qui l’anime : un désir de démocratie directe. Il y a ce qui parfois le fragilise : un manque de perspectives politiques, l’absence d’un projet fédérateur. Il a conscience de ses propres limites. C’est d’ailleurs pour cela qu’il se tourne parfois assez rudement vers les formations de la gauche plurielle en exigeant des réponses concrètes et immédiates. Par déception ou par impatience, il lui arrive aussi de céder à la colère ou à la rancœur. Qui, à gauche et plus particulièrement au Parti communiste, pourrait se satisfaire de cette situation ?
Le Nouvel Observateur : C’est une autocritique ?
Robert Hue : C’est possible. Nous voulons être le relais de ces aspirations citoyennes. Être au gouvernement et en même temps au cœur du mouvement social. Comme dans le mouvement des chômeurs ou celui des enseignants de Seine-Saint-Denis. C’est une vocation.
Le Nouvel Observateur : Ce n’est manifestement pas suffisant. Si « la gauche de la gauche » a progressé, lors des régionales, n’est-ce pas en raison de vos propres faiblesses ?
Robert Hue : Rien n’est jamais parfait ! Mais allons au fond : « la gauche de la gauche », c’est quoi ? Pour moi, c’est un espace où se retrouvent différences sensibilités. Mais je ne crois pas que ce soit le cadre d’une construction politique cohérente. L’expression de mouvement social traduit sans doute mieux la variété des parcours et des sensibilités de ses acteurs. La radicalité de leurs aspirations est aussi forte que la diversité de leurs engagements. Ils ne veulent pas qu’on les encadre ou qu’on les embrigade. Ils n’accepteront jamais d’être récupérés, pas plus par des groupes d’extrême gauche que par quiconque. En revanche, je crois qu’ils peuvent s’inscrire dans une dynamique majoritaire, pourvu qu’on sache les considérer comme des partenaires et non pas comme des gêneurs, voire des adversaires.
Le Nouvel Observateur : Concrètement, comment cette dynamique peut-elle se manifester sur la question de l’immigration ?
Robert Hue : D’abord, il faut être clair. Chevènement n’est pas un clone de Pasqua ou de Debré. Je le dis sans détour : sa loi constitue un progrès, mais pas une rupture, et je le regrette vivement. S’agissant des sans-papiers, nous n’exigeons pas une régularisation totale. Des critères pour la régularisation ont été fixés. Ils doivent être à la fois respectés et appliqués avec souplesse et humanité par l’administration préfectorale. Or je sais que cela n’est pas toujours le cas. Enfin, il est hors de question que les déboutés, qui sont des gens dans la détresse, soient reconduits dans leur pays sans autre forme de procès. Les conditions de leur retour doivent être négociées. Cela veut dire que le gouvernement, les élus et les associations de défense des immigrés doivent savoir dialoguer. Évitons donc les mots qui fâchent et les gestes qui blessent.
Le Nouvel Observateur : Le refus du libéralisme, qui est selon vous le ciment du mouvement social, passe aussi par une critique de la construction européenne dans sa version maastrichtienne. Comment cette critique peut-elle s’exprimer lors des élections européennes de juin 1999 ?
Robert Hue : L’euro se met en place dans des conditions inquiétantes. Le pacte de stabilité n’a pas été remis en question. Le sommet social de Luxembourg a montré la possibilité de réorienter la construction européenne, mais sa logique n’a pas fondamentalement changé, contrairement à ce que disent nos partenaires socialistes. Chacun comprend bien que, l’année prochaine, la gauche plurielle ne pourra pas constituer une liste unique. Le Parti communiste a l’ambition de rassembler tous ceux qui souhaitent réorienter l’Europe pour qu’elle soit vraiment sociale dans une dynamique qui n’exclut personne, a priori, dans le camp du progrès.