Déclarations de M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre mer, sur la commémoration du cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage en Martinique, Le Diamant le 22 mai 1998.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Inauguration des statues érigées à l'occasion de la commémoration de l'abolition de l'esclavage au Diamant (Martinique) le 22 mai 1998, inauguration de l'exposition sur l'histoire de l'esclavage aux Antilles au Musée départemental de la Martinique

Texte intégral

Monsieur le préfet,
Monsieur le député, président du conseil régional,
Monsieur le sénateur, président du conseil général,
Monsieur le maire,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames, Messieurs,

Le mémorial que nous inaugurons aujourd’hui à l’initiative de la ville du Diamant est destiné à rappeler cet événement tragique de l’histoire de la Martinique qui dans la nuit du 8 au 9 avril 1830 a vu le dernier navire négrier s’échouer à l’anse Caffard. Ce mémorial érigé à l’endroit où furent ensevelis les corps des victimes africaines de l’accident, est constitué d’une quinzaine de statues monumentales faisant face à la mer. C’est en effet de la mer que venaient les victimes de la traite. Laurent Valère, dont je veux saluer le travail, l’a réalisé à Trinité dans les ateliers Préfakit avec l’assistance des services techniques du Diamant et grâce au soutien que lui a apporté le secrétariat d’État à l’outre-mer.

Ma présence à vos côtés, ma participation à cette inauguration témoignent de l’importance que le gouvernement a voulu donner de la célébration de l’abolition de l’esclavage il y a 150 ans.

L’esclavage, Bernardin de Saint-Pierre l’a décrit dans son « voyage à l’Isle de France » en avril 1768 avec des mots terribles : « Je ne sais pas si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l’Europe, mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l’Amérique afin d’avoir une terre pour les planter ; on dépeuple l’Afrique afin d’avoir une nation pour les cultiver ». Cette Afrique dont les hommes et les femmes (15 millions) furent traités « comme des bêtes, afin que les blancs puissent vivre comme des hommes », dit encore Bernardin de Saint-Pierre.

Vous le savez désormais, le gouvernement a décidé de célébrer le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage avec un éclat particulier. Plusieurs grandes manifestations de portée nationale ont été organisées ces dernières semaines en métropole

La première célébration par le président de la République à l’Élysée le 23 avril.

À Champagney dans l’Est de la France le 26 avril, nous avons voulu saluer la mémoire des habitants qui en 1789 dans leur cahier de doléances avaient émis le vœu que la liberté soit rendue aux esclaves.

Le lendemain au Panthéon, nous avons souhaité rendre un hommage solennel à deux grandes figures de la lutte pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, deux hommes qui symbolisent par leur action les révoltes de ceux qui refusèrent l’asservissement : Toussaint Louverture et Louis Delgrès.

La représentation nationale a souhaité également marquer cet événement par une journée portes ouvertes à l’Assemblée nationale le samedi 25 avril et par un hommage à Victor Schoelcher au Sénat le mardi 28 avril.

Nous prolongeons aujourd’hui ces manifestations nationales en Martinique comme nous le ferons le 27 mai en Guadeloupe, le 10 juin en Guyane et le 20 décembre à la Réunion.

En marquant ainsi cette célébration par des manifestations de portée nationale, en apportant également notre soutien à de très nombreuses initiatives prises par les associations ou des collectivités locales en métropole comme dans les départements d’outre-mer, nous avons voulu rappeler que ce qui constitue l’un des chapitres les plus sombres de notre histoire, l’esclavage des noirs pendant plus de trois siècles, concerne la Nation toute entière et non pas seulement les populations des départements d’outre­mer.

Ce chapitre de notre histoire, la République l’a définitivement tourné en 1848 et un siècle plus tard en adhérant à la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Cette déclaration stigmatise expressément dans son article 4 toutes les formes d’esclavage. « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ».

Hier comme aujourd’hui, l’esclavage constitue une atteinte intolérable à la dignité de la personne humaine.

Sur ce point comme d’ailleurs plus généralement sur toutes les questions qui concernent les droits de l’homme, la France se singularise par une attitude sans équivoque et une volonté déterminée de tirer les leçons du passé et de lutter contre toutes les formes d’exploitation et de domination de l’homme par l’homme.

La « réduction en esclavage », « inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisée en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile » est très clairement inscrite dans notre code pénal comme un « crime contre l’humanité », passible de la « réclusion criminelle à perpétuité ». Il serait juste que cette qualification soit reprise demain par un tribunal pénal international permanent.

Rappeler à la Nation son devoir de mémoire, ce n’est pas simplement se pencher sur ce passé sinistre, avec la bonne conscience de celui qui s’imagine vacciné à jamais des dangers d’un retour de la barbarie. Le devoir de mémoire exige l’attention vigilante contre toutes les formes d’esclavage contemporain, contre les dangers que font courir à l’humanité les idéologies négatrices des droits de l’homme.

C’est aussi rappeler que l’accession des esclaves à la citoyenneté à partir de 1848, le fait que les anciens esclaves et les maîtres deviennent égaux en droit ne signifie pas pour autant que l’égalité soit réalisée dans les faits. Dans les départements d’outre-mer, l’esclavage fut un temps remplacé par le travail obligatoire, l’instauration d’une police de vagabondage chargée d’arrêter ceux qui pouvaient présenter le livret de travail certifiant leur embauche et le recours encore à l’immigration de travailleurs venant d’Afrique, de Madagascar puis de l’Inde.

Un siècle et demi après l’abolition, force est de reconnaître que se sont perpétuées des formes anciennes de la domination. Aujourd’hui encore la couleur de la peau reste trop souvent, un indice voire un facteur de la position de l’individu dans l’échelle sociale.

Commémorer l’abolition de l’esclavage, c’est donc marquer la nécessité de continuer à transformer la société (et l’outre-mer n’est pas seul à être concerné) vers plus d’égalité, de justice sociale et de solidarité.

Rappeler à la Nation son devoir de mémoire, c’est aussi se souvenir que l’abolition de l’esclavage est non seulement le fruit du combat des abolitionnistes conduits par Victor Schoelcher, mais aussi le résultat de la puissante résistance des esclaves à leur condition.

Dès l’installation du gouvernement provisoire de la lle République, Victor Schoelcher obtient d’Arago, au départ hésitant, la création d’une commission d’abolition qu’il préside avec le titre de sous-secrétaire d’État de la marine et des colonies. La commission siégera sans interruption jusqu’à la mi-avril et préparera les projets de décret adoptés par le gouvernement provisoire le 27 avril 1848.

Le premier de ces décrets prévoyait que « l’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles ».

En réalité, l’information concernant ces événements survenus en métropole parvint aux Antilles et en Guyane à la fin du mois de mars, incitant les esclaves à se mobiliser pour obtenir sans attendre leur libération.

Le 22 mai en Martinique à Saint-Pierre, l’arrestation d’un esclave débouche sur une émeute. Sous la pression populaire, le général Rostoland, gouverneur de la Martinique décide d’anticiper sur les instructions du gouvernement et de proclamer dès le 23 mai l’abolition de l’esclavage. Le 27 mai les autorités de la Guadeloupe craignant la réédition des émeutes de la Martinique proclament à leur tour l’émancipation des esclaves.

C’est ce combat des esclaves pour leur libération que nous célébrons aujourd’hui en Martinique et que rappelle cette œuvre monumentale.

Quelle que soit l’importance historique de l’action de Victor Schoelcher et des abolitionnistes, elle ne doit pas masquer le rôle des peuples dans leur libération. Il en est d’ailleurs ainsi de toutes les grandes conquêtes de l’humanité. Aucune d’entre elles n’a été le fruit de la soudaine prise de conscience par les autorités au pouvoir, de la nécessité de mettre fin à l’exploitation et aux situations de non-droit.

Le Premier ministre, Lionel Jospin l’a souligné à Champagney le 26 avril en rappelant qu’« aujourd’hui encore, aucune loi, aucune décision en faveur des droits de l’homme ne peut avoir de réalité si elle n’enracine sa légitimité dans sa volonté du peuple ».

Ce rôle des peuples dans leur libération je veux ici à nouveau le rappeler, car l’exercice de la citoyenneté se nourrit de la conscience de la capacité de chaque femme et de chaque homme à être les acteurs de leur histoire.

Épisode exemplaire de la lutte pour les droits de l’homme, ce combat et sa célébration 150 ans plus tard ont une dimension culturelle évidente.

Être réduit en esclavage au-delà de la contrainte brutale exercée par le maître, s’est se voir dépossédé même de son identité, c’est perdre sa dignité d’être humain. L’esclavage est bien un déni d’humanité.

Le combat de l’esclave privé jusqu’au nom de ses ancêtres exprime la volonté de reconstruire un moi personnel et collectif, mutilé, dispersé, coupé de ses origines. L’émancipation a comme premier effet l’attribution d’un patronyme. Elle est la réappropriation d’une identité et l’affirmation du droit à l’expression. D’où cette résonance culturelle qu’exprime notamment Édouard Glissant : « Toute la souffrance de l’esclavage a enfanté dans la Caraïbe, une nouvelle conception de l’homme. Ici, il ne peut plus y avoir ni génocide, ni purification ethnique parce que notre enracinement ne repose pas sur une racine unique. La racine unique, cela produit l’exclusivisme ».

La célébration de l’abolition de l’esclavage doit être l’occasion de rappeler que le combat des esclaves pour leur libération et leur accession à la citoyenneté ont fondé les conditions de la créativité culturelle contemporaine des mondes de l’outre-mer, créativité qui de la Caraïbe à la Réunion s’est nourrie des apports imposés ou choisis, venant des quatre continents.

Ces sociétés et ces cultures apportent un éclairage particulièrement riche sur des questions importantes pour la France et le monde contemporain, comme celles de la citoyenneté et de l’identité culturelle.

L’identité de notre pays s’est construite et se construit encore dans le dialogue avec les cultures du monde, dans un processus dynamique de métissage aux formes multiples : ethnique, sociale, culturelle. L’identité de notre pays s’enracine dans la reconnaissance que le pluralisme culturel né des métissages et du brassage de populations d’origines multiples est inséparable d’une aspiration à l’égalité. C’est cette identité plurielle que la célébration du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage permet de souligner.

Nous reconnaissons aujourd’hui la légitimité des différences culturelles. L’affirmation de ces différences, loin d’être contradictoire avec l’exigence d’égalité et d’universalité, la suppose et l’enrichit. L’exigence d’universalité n’est pas la volonté d’imposer une culture dominante. C’est l’affirmation éclatante que l’identité de chacun se nourrit d’un processus d’universalisation au travers de confrontations interculturelles en perpétuel devenir.

À vous les descendants d’esclaves, à vous qui êtes les héritiers de ce combat pour l’abolition de l’esclavage, je souhaite enfin rappeler qu’il vous revient de le prolonger.

Il vous revient de le prolonger en rappelant à la France tout entière et bien au-delà de ses frontières, les vertus de l’intégration républicaine et du métissage des cultures, les vertus de la reconnaissance de la différence dans l’égalité, du rappel permanent au respect et à la tolérance.

Il vous revient également de le prolonger en participant à la construction d’une société où s’effacera ce traumatisme majeur qu’a constitué l’esclavage.

« La mémoire obscure de l’esclavage », comme l’exprime Patrick Chamoiseau est toujours vive : « c’est pour cela, dit-il, que nous avons encore du mal à faire peuple, à faire communauté et que nous restons aussi facilement dans la dépendance et dans l’assistanat. »

Le recours systématique à la métropole comme solution aux graves problèmes que l’outre-mer connaît, le primat du principe de l’aide sur l’action autonome et la survivance des effets d’une économie de comptoir constituent des traces encore présentes aujourd’hui de la condition servile à laquelle furent réduits les peuples d’outre-mer.

On cite souvent en cette année de commémoration la phrase célèbre de Frantz Fanon : « je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa nos pères ». Est esclave de l’esclavage celui qui vit dans le refoulement du traumatisme qu’ont vécu ses ancêtres. Le devoir de mémoire est le passage obligé pour exorciser définitivement les effets du traumatisme. Être citoyen, ce n’est pas seulement attester de sa nationalité, mais prendre en main ses propres affaires et participer à l’élaboration d’un projet collectif pour l’outre-mer et pour le pays tout entier. Le devoir de mémoire peut en ce sens contribuer à la construction dynamique d’une citoyenneté pleinement assumée.

Aimé Césaire l’avait déjà souligné, il y a cinquante ans, lors du 100e anniversaire de l’abolition de l’esclavage.

Permettez-moi pour conclure de reprendre ses mots « Antillais, Guyanais, Réunionnais… savent désormais qu’aucun destin ne pèse sur eux, qu’ils sont les maîtres de leur histoire pour le mal comme le bien. Et quand ils jettent un regard en arrière, ils ne sont pas tentés d’être ingrats, mais à la lumière même de ce passé, ils apprennent à considérer que la vraie émancipation n’est pas celle qui se décrète, mais celle que l’homme conquiert sur lui-même ».


République française
Secrétariat d’État à l’outre-mer
22 mai 1998

Musée départemental
Inauguration de l’exposition


L’exposition que nous inaugurons aujourd’hui au musée départemental d’archéologie relate une histoire tragique, une histoire faite de douleurs et de déracinements : l’histoire de l’esclavage aux Antilles.

Ce moment de l’histoire antillaise n’est pas en permanence exposé, développé, restitué dans ces lieux qui sont habituellement consacrés aux civilisations indiennes présentes aux Antilles. Mais en cette période commémorative, le musée départemental de la Martinique et le conseil général ont pris l’heureuse initiative de cette exposition dont le titre résume à lui seul deux siècles d’histoire : « Vivre, survivre… et être libre ».

Cette exposition relate les deux siècles de servitude qui ont commencé par le déplacement massif de populations africaines vers le Nouveau monde et se sont achevés par leur émancipation. Ces deux siècles, cette exposition les raconte à la fois fidèlement et intimement.

Fidèlement parce qu’elle démonte le mécanisme de la traite qui a rendu possible le système esclavagiste aux Antilles, parce qu’elle décrit en détail l’économie de plantation qui prévalait à cette époque, parce qu’elle expose très clairement les causes de la fin du système esclavagiste et parce qu’elle donne à sentir les forces à l’œuvre dans l’Histoire.

Intimement parce que l’existence des esclaves (l’achat de l’esclave, son voyage à travers l’Atlantique et son travail dans les plantations) est pleinement restituée dans sa poignante réalité. Intimement parce que la vie locale de ce qui s’appelaient alors « les colonies » est retracée avec une grande précision et une grande érudition. Intimement parce que, plus qu’une leçon d’histoire chronologique, cette exposition est à la fois une explication et une réminiscence de la vie quotidienne d’antan.

Cette exposition nous amène par sa qualité au cœur de l’événement d’hier et d’aujourd’hui.

L’événement d’hier, c’est le 27 avril et sa concrétisation le 22 mai. Il ne faut minimiser ni la première, ni la seconde de ces dates, mais simplement rappeler que ces deux dates sont les deux temps forts d’une seule et même émancipation.

Le 27 avril, c’est la conclusion d’un long mouvement commencé plus d’un demi-siècle auparavant à l’époque des Lumières et entretenu par la Révolution française et la Révolution haïtienne. Le 22 mai, c’est la dernière en date d’une longue suite de révoltes qui avaient toutes échoué face à l’ordre esclavagiste. Autrement dit, s’il est vrai que le 22 mai ne peut s’expliquer sans référence au mouvement abolitionniste étroitement lié aux républicains de 1848, il est tout aussi évident que le 27 avril ne peut se comprendre sans prendre en compte la détermination et la résistance des esclaves et de leurs alliés libres dans les colonies.

L’événement d’aujourd’hui, c’est la commémoration du cent cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage, commémoration à laquelle le gouvernement s’associe en métropole aussi bien qu’aux Antilles. Cet anniversaire doit être l’occasion d’une réévaluation des interactions entre le mouvement abolitionniste en France et les formes d’opposition anti­esclavagiste aux Antilles ; il est la preuve qu’en aucun cas la servitude, dont Schoelcher disait qu’elle est  « une éternelle mutilation civile et morale », ne doit être oubliée ; il est enfin la consécration de l’année 1848 comme une grande date de l’histoire des Antilles, comme une grande date de l’histoire de France et comme un moment décisif de l’histoire de l’humanité.

Je pense que cette exposition qui s’inscrit dans le programme très dense des manifestations orchestrées par le conseil général rend à l’histoire sa complexité et illustre parfaitement cette étape fondamentale dans le devenir de l’homme que fut l’abolition de l’esclavage.

Je tiens à féliciter personnellement l’équipe du musée départemental et les membres de la société des amis du musée d’archéologie de la Martinique qui ont pris l’initiative de réaliser l’exposition que nous pouvons voir aujourd’hui et qui pourra être vue par un nombreux public jusqu’en juillet. Ils ont su grâce à leur savoir-faire allier l’érudition et un grand sens pédagogique pour présenter à tous les publics une exposition pleine d’enseignements sur notre passé, de méditations sur notre présent et de conseils pour notre avenir.