Texte intégral
Inauguration du boulevard des Héros - 26 mai 1998
C’est pour moi un très grand honneur et c’est avec une très grande émotion que je viens inaugurer, ici, aux Abymes, le boulevard des Héros.
Le gouvernement a décidé de donner un éclat particulier à la célébration du cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage et de rappeler à la Nation tout entière son devoir de mémoire.
Cette inauguration a une signification particulière, dans ce lieu symbolique de Boissard, où les pouvoirs publics mènent en partenariat une opération de résorption de l’habitat insalubre.
Aussi, je souhaiterais profiter de ce moment pour m’associer à vous dans cette réflexion sur la signification douloureuse d’un combat : je veux parler de celui de Delgrès, d’Ignace et de Solitude.
Parce que la Guadeloupe était en 1794 la seule colonie dans laquelle les idées révolutionnaires ont trouvé une application concrète, elle en a subi le prix fort.
Au moment où Bonaparte signe la paix d’Amiens avec les Anglais, il rétablit l’esclavage le 16 juillet 1802, et ce au prix d’une terrible répression.
Mais tout a commencé par le courage : celui de quelques hommes, quelques officiers qui refusèrent de se laisser désarmer et de donner au sinistre général Richepanse les clés d’une liberté chèrement conquise.
Je pense à Ignace, bien évidemment, mais aussi à Massoteau, à Corbet et à Codou. À ces chefs militaires noirs nommés par Victor Hugues, celui qui proclama en 1794, au nom de la convention : « Citoyens, un gouvernement républicain ne supporte ni les chaînes, ni les esclaves. »
Dans le siècle célébré pour ses lumières et sa philosophie, le souffle de la révolte de Delgrès, d’Ignace et de Solitude résonne comme un combat, le combat des fidèles.
Fidèle aux idéaux humanistes de la Révolution française, en lesquels il a toujours placé ses espoirs, Delgrès ne saurait admettre que les années de la République rétablissent un joug qu’elles avaient jadis combattu.
Fidèle à cette phrase, longtemps débattue par ceux qui de John Locke à Jean-Jacques Rousseau, en ont fait une arme contre les tyrans ; à cette phrase proclamée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et qui dit : la résistance à l’oppression est un droit naturel et inaliénable.
Nos ancêtres révolutionnaires souhaitaient-ils introduire le ferment de la subversion dans les nouvelles institutions ?
Non, ils voulaient simplement signifier, et la mémoire d’Ignace, de Delgrès, de Solitude vient chaque jour nous le rappeler, que l’égalité est un combat ; et qu’un régime est d’autant plus fort et légitime qu’il repose sur l’idée que la liberté des uns ne saurait reposer sur la servitude des autres.
Ignace, Delgrès et Solitude croyaient en la République, une république qui ferait de l’épiderme des hommes, le ferment d’une société nouvelle ; une société où la couleur ne serait plus le symbole des hiérarchies sociales.
Inaugurer le boulevard des Héros, c’est participer à ce devoir de mémoire, auquel nous associons la grande cause de la liberté : celle de la résistance des esclaves à leur condition.
Solitude nous rappelle le combat, toujours renouvelé de milliers d’anonymes, de ceux qui au péril de leur vie, ont fait vivre les idéaux de liberté et d’égalité.
Solitude nous dit aussi que l’histoire est ingrate, et qu’elle ne reconnaît pas toujours ses héros.
Car Solitude appartient à celles et à ceux dont l’histoire n’a pas retenu les noms, mais sans lesquels l’histoire de l’abolition ne se serait jamais écrit.
Solitude était une femme une femme guadeloupéenne, une citoyenne de la République.
Qui plus est, une femme qui portait la vie, la vie d’un enfant dont elle espérait secrètement qu’il ne connaîtrait ni les fers, ni le sang.
Le sang de ses compagnons de combat : le capitaine Ignace et Louis Delgrès ; le sang de ces milliers d’asservis qui, arrachés à l’esclavage par la Révolution, se sont vus retournés la force des baïonnettes ; les baïonnettes de ceux-là même qui, huit ans plus tôt, les avaient aidés à conquérir leur liberté.
Le sang de ceux qui ont proclamé à Baimbridge et dans les hauts de Matouba, comme les soldats de la République auxquels ils identifiaient leur combat : « Vivre libre ou mourir ».
Mais aussi, les fers.
Les fers d’une femme emprisonnée, qui donna intensément la vie, avant de connaître la mort.
Les fers d’une mère courageuse et passionnée, dont le sacrifice n’avait d’égal que la beauté d’un combat désespéré : celui de la dignité.
Arborant les couleurs de la Révolution, les héros n’ont jamais reconnu aux armées du joug le droit de porter les couleurs de la liberté.
Les couleurs de la Révolution : telles sont les seules couleurs de ceux dont la liberté n’a pas de prix, sinon celui qu’on accorde à la vie.
Delgrès mena la bataille de la Basse-Terre, lutte héroïque où les femmes, les hommes et les enfants dansaient des rondes infernales, en chantant la Marseillaise.
Mais devant la force numérique des armées adverses, Ignace quitta Delgrès pour soulever Pointe-à-Pître, et fut massacré à Baimbridge avec 675 de ses hommes.
Les héros nous rappellent inlassablement au devoir de mémoire, mais aussi à l’espoir, l’espoir d’une société réconciliée où chacun aurait sa place ; « espérer jusque dans la désespérance », disait Victor Schoelcher à ceux qui opposaient le réalisme économique à l’abolition.
À vous les héritiers de ce combat pour l’abolition de l’esclavage, je veux dire aujourd’hui qu’il vous revient de le prolonger.
Il vous revient de le prolonger, en participant à la construction d’une société où s’effacent toutes les traces du traumatisme majeur qu’a constitué l’esclavage.
Il vous revient de le prolonger en considérant, comme le déclarait Aimé Césaire il y a cinquante ans, à l’occasion du centième anniversaire de l’abolition de l’esclavage, qu’aujourd’hui encore « la vraie émancipation n’est pas celle que l’on décrète, mais celle que l’homme conquiert sur lui-même ».
Discours au Château Murat - Grand-Bourg – Marie-Galante – Guadeloupe le 26 mai 1998
Monsieur le préfet,
Monsieur le président du conseil général,
Monsieur le maire,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie de m’avoir invité à inaugurer ces trois expositions, dans ce lieu : l’habitation Murat, fortement chargé d’histoire. Avec sa maison de maître, siège de l’écomusée et ses trois cases à nègres reconstituées à l’endroit même où elles se trouvaient, ce domaine, grâce aux travaux de restauration et aux aménagements paysagers réalisés par le conseil général de la Guadeloupe, est devenu un lieu de mémoire.
Un lieu de mémoire qui témoigne de la richesse des arts et traditions populaires de Marie-Galante et de la Guadeloupe. Un lieu qui nous rappelle que Marie-Galante plus que partout ailleurs dans les Antilles, fut un lieu de résistance populaire à l’esclavage, nous renvoyant ainsi à notre devoir de mémoire en cette année de célébration du 150e anniversaire de son abolition.
L’esclavage, qui constitue l’un des chapitres les plus terribles de l’histoire de France.
Souvenons-nous.
Dès le XVIe siècle, la déportation de millions d’hommes, de femmes et d’enfants, des côtes de l’Afrique occidentale, victimes du commerce triangulaire, la réduction de ces hommes, femmes et enfants à l’état de marchandise, le bois d’ébène disait-on alors, la disparition de nombre d’entre eux pendant la traversée de l’Atlantique dans des conditions effroyables.
Souvenons-nous, un siècle plus tard, en 1685, l’établissement du code noir, la codification du non droit absolu.
C’est d’abord cela qu’il faut nous rappeler aujourd’hui avec un éclat particulier. Ainsi l’a voulu le gouvernement en confiant à l’écrivain guadeloupéen Daniel Maximin à qui je veux rendre hommage aujourd’hui, une mission préparatoire et de coordination de cette célébration.
Plusieurs grandes manifestations de portée nationale ont été organisées ces dernières semaines en métropole :
La première par le président de la République à l’Élysée le 23 avril.
À Champagney dans l’Est de la France le 26 avril, nous avons voulu saluer la mémoire des habitants qui en 1789 dans leur cahier de doléances avaient émis le vœu que la liberté soit rendue aux esclaves.
Le lendemain au Panthéon, nous avons souhaité rendre un hommage solennel à deux grandes figures de la lutte pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, deux hommes qui symbolisent par leur action les révoltes de ceux qui refusèrent l’asservissement : Toussaint Louverture et Louis Delgrès.
La représentation nationale a souhaité également marquer cet événement par une journée portes ouvertes à l’Assemblée nationale le samedi 25 avril et par un hommage à Victor Schoelcher au Sénat le mardi 28 avril.
Nous prolongeons aujourd’hui ces manifestations nationales en Guadeloupe comme nous l’avons fait en Martinique le 22 mai et comme nous le ferons le 10 juin en Guyane et le 20 décembre à la Réunion.
En marquant ainsi cette célébration par des manifestations de portée nationale, en apportant également notre soutien à de très nombreuses initiatives prises par les associations ou des collectivités locales en métropole comme dans les départements d’outre-mer, nous avons voulu rappeler que ce qui constitue l’un des chapitres les plus sombres de notre histoire, l’esclavage des noirs pendant plus de trois siècles, concerne la nation tout entière et non pas seulement les populations des départements d’outremer.
Ce chapitre de notre histoire, la République l’a définitivement tourné en 1848.
Vous le savez, cette décision connut une longue gestation. Une première fois aboli en 1794 pendant la Révolution française, l’esclavage fut rétabli en 1802 par Bonaparte sous la pression des colons. 1802 année tragique, année de l’écrasement à Matouba de la révolte conduite par Louis Delgrès et ses compagnons, cette « classe d’infortunés qu’on veut anéantir » déclare-t-il dans sa proclamation du 1 mai à « l’univers entier » « le dernier cri de l’innocence et du désespoir ».
En 1948, la République adhère à la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Cette déclaration stigmatise expressément dans son article 4 toutes les formes d’esclavage. « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ».
Hier comme aujourd’hui l’esclavage constitue une atteinte intolérable à la dignité de la personne humaine.
« Osons le dire », comme le déclarait Louis Delgrès, « les maximes de la tyrannie la plus atroce » ont été à l’époque « surpassées ».
Osons le dire, jusque dans le siècle de la philosophie et des Lumières, il fut des hommes qui ne voulaient « voir d’hommes noirs ou tirant l’origine de cette couleur, que dans les fers de l’esclavage ».
Ce chapitre de notre histoire – et la France n’était pas seule concernée – la République l’a définitivement aboli.
Sur ce point comme d’ailleurs plus généralement sur toutes les questions qui concernent les droits de l’homme, la France se singularise par une attitude sans équivoque et une volonté déterminée de tirer les leçons du passé et de lutter contre toutes les formes d’exploitation et de domination de l’homme par l’homme.
La « réduction en esclavage », « inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisée en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile » est très clairement inscrite dans notre code pénal comme un « crime contre l’humanité », passible de la « réclusion criminelle à perpétuité ». Il serait juste que cette qualification soit reprise demain par un tribunal pénal international permanent.
Rappeler à la Nation son devoir de mémoire, ce n’est pas simplement se pencher sur ce passé sinistre, avec la bonne conscience de celui qui s’imagine vacciné à jamais des dangers d’un retour de la barbarie. Le devoir de mémoire exige l’attention vigilante contre toutes les formes d’esclavage contemporain, contre les dangers que font courir à l’humanité les idéologies négatrices des droits de l’homme.
C’est aussi rappeler que l’accession des esclaves à la citoyenneté à partir de 1848, le fait que les anciens esclaves et les maîtres deviennent égaux en droits ne signifie pas pour autant que l’égalité soit réalisée dans les faits. Dans les départements d’outre-mer, l’esclavage fut un temps remplacé par le travail obligatoire, l’instauration d’une police de vagabondage chargée d’arrêter ceux qui ne pouvaient présenter le livret de travail certifiant leur embauche et le recours encore à l’immigration de travailleurs venant d’Afrique, de Madagascar puis de l’Inde.
Un siècle et demi après l’abolition, force est de reconnaître que se sont perpétuées des formes anciennes de la domination.
Aujourd’hui encore la couleur de la peau reste trop souvent, un indice voire un facteur de la position de l’individu dans l’échelle sociale.
Commémorer l’abolition de l’esclavage, c’est donc marquer la nécessité de continuer à transformer la société (et l’outre-mer n’est pas seul à être concerné) vers plus d’égalité, de justice sociale et de solidarité.
Rappeler à la Nation son devoir de mémoire, c’est aussi se souvenir que l’abolition de l’esclavage est non seulement le fruit du combat des abolitionnistes conduits par Victor Schoelcher, mais aussi le résultat de la puissante résistance des esclaves à leur condition.
Dès l’installation du gouvernement provisoire de la IIe République, Victor Schoelcher obtient d’Arago, au départ hésitant, la création d’une commission d’abolition qu’il préside avec le titre de sous-secrétaire d’État de la marine et des colonies. La commission siégera sans interruption jusqu’à la mi-avril et préparera les projets de décret adoptés par le gouvernement provisoire le 27 avril 1848.
Le premier de ces décrets prévoyait que « l’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles ».
En réalité, l’information concernant ces événements survenus en métropole parvint aux Antilles et en Guyane à la fin du mois de mars, incitant les esclaves à se mobiliser pour obtenir sans attendre leur libération.
Le 22 mai en Martinique à Saint-Pierre, l’arrestation d’un esclave débouche sur une émeute. Sous la pression populaire, le général Rostoland, gouverneur de la Martinique décide d’anticiper sur les instructions du gouvernement et de proclamer dès le 23 mai l’abolition de l’esclavage. Le 27 mai les autorités de la Guadeloupe craignant la réédition des émeutes de la Martinique proclament à leur tour l’émancipation des esclaves.
C’est ce combat des esclaves pour leur libération que nous célébrons aujourd’hui, à Marie-Galantes.
Quelle que soit l’importance historique de l’action de Victor Schoelcher et des abolitionnistes, elle ne doit pas masquer le rôle des peuples dans leur libération. Il en est d’ailleurs ainsi de toutes les grandes conquêtes de l’humanité. Aucune d’entre elles n’a été le fruit de la soudaine prise de conscience par les autorités au pouvoir, de la nécessité de mettre fin à l’exploitation et aux situations de non-droit.
Le Premier ministre, Lionel Jospin, l’a souligné à Champagney le 26 avril en rappelant qu’« aujourd’hui encore, aucune loi, aucune décision en faveur des droits de l’homme ne peut avoir de réalité si elle n’enracine sa légitimité dans la volonté du peuple ».
Ce rôle des peuples dans leur libération, je veux ici à nouveau le rappeler car l’exercice de la citoyenneté se nourrit de la conscience de la capacité de chaque femme et de chaque homme à être les acteurs de leur histoire.
À vous les descendants d’esclaves, à vous qui êtes les héritiers de ce combat pour l’abolition de l’esclavage, je souhaite enfin rappeler qu’il vous revient de le prolonger.
Il vous revient de le prolonger en rappelant à la France tout entière et bien au-delà de ses frontières, les vertus de l’intégration républicaine et du métissage des cultures, les vertus de la reconnaissance de la différence dans l’égalité, du rappel permanent au respect et à la tolérance.
Il vous revient également de le prolonger en participant à la construction d’une société où s’effacera le traumatisme majeur qu’a constitué l’esclavage.
On cite souvent en cette année de commémoration la phrase célèbre de Frantz Fanon : « je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa nos pères ». Est esclave de l’esclavage celui qui vit dans le refoulement du traumatisme qu’ont vécu ses ancêtres. Le devoir de mémoire est le passage obligé pour exorciser définitivement les effets du traumatisme. Être citoyen ce n’est pas seulement attester de sa nationalité, mais prendre en main ses propres affaires et participer à l’élaboration d’un projet collectif pour l’outre-mer et pour le pays tout entier. Le devoir de mémoire peut en ce sens contribuer à la construction dynamique d’une citoyenneté pleinement assumée.
Aimé Césaire l’avait déjà souligné, il y a cinquante ans lors du 100e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Permettez-moi pour conclure de reprendre ses mots : « Antillais, Guyanais, Réunionnais… savent désormais qu’aucun destin ne pèse sur eux, qu’ils sont les maîtres de leur histoire pour le mal comme le bien. Et quand ils jettent un regard en arrière, ils ne sont pas tentés d’être ingrats, mais à la lumière même de ce passé, ils apprennent à considérer que la vraie émancipation n’est pas celle qui se décrète, mais celle que l’homme conquiert sur lui-même ».