Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur la coopération européenne en matière d'enseignement supérieur, notamment la volonté de créer un espace universitaire européen, et la poursuite des missions de l'université dans les secteurs de la recherche, de la formation professionnelle et de l'emploi, Paris le 25 mai 1998.

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Circonstance : 800ème anniversaire de l'Université de Paris à La Sorbonne le 25 mai 1998

Texte intégral

Madame et Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les parlementaires et les élus,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les recteurs français et européens,
Mesdames et Messieurs les présidents d’université,
Mesdames et Messieurs les directeurs d’écoles,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames, Messieurs,

Je me réjouis d’être ce soir à la Sorbonne. Je viens d’entendre la déclaration commune des quatre ministres italien, britannique, allemand et français, qui intervient à l’issue de cette journée consacrée, à l’occasion du 800e anniversaire de l’université de Paris, au thème de l’université européenne. En appelant à la création d’un espace universitaire européen, ce message prépare notre avenir. Il constitue un événement important. Je ne sais pas si ce processus se fera par « accrétion », mais je souhaite que cela aille un peu plus vite que pour la formation des planètes…

Que vous ayez pu débattre ensemble, entre européens, présidents d’université, directeurs d’écoles, enseignants, chercheurs, chefs d’entreprise, intellectuels, de ces grandes questions qui sont déterminantes pour l’adaptation de notre système d’enseignement supérieur à l’aube du troisième millénaire, est un premier succès.

À ce titre, je voudrais féliciter la conférence des présidents d’universités qui, avec le concours de ses collègues parisiens, a pris l’initiative de cette manifestation riche de promesses.

Comment constituer cette université européenne, sans murs ou en réseau ? Comment encourager la mobilité des étudiants, celle des professeurs et des chercheurs qui, comme cela était déjà le cas au Moyen Âge, doit à nouveau animer l’espace européen et dépasser le cadre des frontières devenues nationales ?

Comment faire en sorte que l’université poursuive sa mission de recherche tout en ayant le souci d’offrir des formations qui prennent en considération la question de l’emploi ?

La déclaration des ministres marque une volonté de traiter ces questions et de leur apporter des réponses communes. Une première étape est franchie aujourd’hui ; un processus est en marche.

De longue date, les universités ont contribué à la formation d’une conscience européenne.

Aujourd’hui, l’Europe devient un vaste marché et se dote d’une monnaie. La libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes y est désormais la règle.

À nouveau, l’enseignement supérieur doit jouer son rôle de référence et de ferment en Europe. Il aidera à forger une union des citoyens en promouvant des valeurs humanistes, sociales et culturelles. Notre époque se caractérise par une bataille de l’intelligence. La gagner exige une université européenne performante.

D’ailleurs, n’est-ce-pas le préambule du traité d’Amsterdam qui évoque la création d’une union de la connaissance ?

Fidèle à ses valeurs, notre enseignement supérieur a connu bien des évolutions. Ce lieu, héritier de l’ancien collège de Robert de Sorbon, symbole d’une pensée universaliste en action, pourrait en témoigner.

Je voudrais, ce soir, affirmer deux profondes convictions : la société a plus que jamais besoin d’une université, lieu de création et de partage d’un savoir ; mais, également, l’université doit s’ouvrir toujours davantage et, à cet égard, l’Europe est sa nouvelle frontière naturelle.

L’université a pu connaître, dans nos pays, des périodes de repli, au cours desquelles elle n’était plus en phase avec la société ; elle n’a pas toujours été le grand foyer d’activité intellectuelle qu’elle fut au Moyen Âge. Elle a parfois été plus scolastique que novatrice.

Ainsi, en France, un décret a fermé les « écoles de Sorbonne » à la Révolution ; la vieille université était devenue trop corporative, l’enseignement était trop éloigné du mouvement scientifique et littéraire de l’époque, son organisation était inadaptée ; de grandes écoles ne tardèrent pas à apparaître : l’École polytechnique, l’École normale supérieure, par exemple.

Mais les franchises universitaires et la liberté d’expression s’attachant à la qualité d’enseignant sont toujours le cadre propice à la création des savoirs, au développement des connaissances et, en définitive, au progrès de la société.

Aujourd’hui, cette société demande beaucoup à son système d’enseignement supérieur ; ses missions se diversifient. Il contribue à l’élévation du niveau scientifique, culturel et professionnel ; face à une demande forte d’enseignement et de formation, il doit concilier le nombre et la qualité ; à la fois préparer des jeunes à une palette d’emplois de plus en plus large et accueillir des adultes conscients de la nécessité d’une formation continue tout au long de leur vie. L’enseignant chercheur maintient et crée le savoir ; plus que jamais, il doit aussi se soucier de la valorisation de ses recherches. Il permet à chacun de s’épanouir et de s’adapter aux métiers ; il est un acteur essentiel pour promouvoir l’égalité des chances.

De manière générale notre système éducatif doit relever simultanément trois défis : celui de la démocratisation, celui du renouvellement des savoirs et celui de la révolution technologique, dans un contexte radicalement nouveau. C’est pourquoi je veux rendre un hommage tout particulier à l’effort déjà mené par les universitaires, en France, et à tous ceux qui enseignent dans les écoles. Accueillant 300 000 étudiants en 1960, ils en forment maintenant plus de deux millions.

Lorsque j’étais responsable de l’éducation nationale, j’avais moi-même dû faire face à ces défis avec le concours de mon conseiller spécial, Claude Allègre. Aujourd’hui, devenu ministre de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie, celui-ci a repris cet effort indispensable.

Claude Allègre a demandé à Jacques Attali de présider une commission chargée de faire des propositions de nature à faire face aux défis qu’a à affronter notre enseignement supérieur.

Le rapport qui vient de lui être remis comporte un diagnostic de la situation et des propositions tout à fait intéressantes pour construire ce qui est qualifié de « modèle européen d’enseignement supérieur », sujet au cœur des débats de ce colloque.

À partir de ce document, mais aussi de vos travaux et de la déclaration des quatre ministres, je demande au ministre d’engager, avant la fin de l’année, les concertations les plus larges et de me faire des propositions sur les évolutions nécessaires.

Pour ma part, j’insisterai devant vous sur deux objectifs qui me semblent prioritaires.

Si notre enseignement supérieur est, pour des raisons historiques, éclaté entre universités et grandes écoles, il est impératif de rapprocher davantage ces deux structures, tout en préservant ce qui fait leur originalité et leur force respective.

En second lieu, comme je l’ai indiqué il y a quelques jours aux assises de l’innovation, il convient de multiplier les passerelles entre l’Université, la recherche publique et le monde économique. Des mesures doivent donc être prises pour favoriser la mobilité, pour aider les chercheurs à valoriser leurs recherches et participer à la création d’entreprises, pour mettre en place des réseaux thématiques rassemblant laboratoires et entreprises et faire émerger des projets de recherche communs répondant aux besoins de notre économie.

L’université ne doit pas risquer le repli sur elle-même. Sans perdre son âme et en restant fidèle à ses missions traditionnelles, elle doit s’adapter et s’ouvrir. Elle a déjà d’ailleurs largement engagé ce mouvement qui ne peut être fructueux qu’à l’échelle de l’Europe notre nouvelle frontière.

Car l’horizon naturel de l’université est bien l’Europe.

Nous retrouvons ainsi l’Europe d’Érasme, symbole de ce réseau européen de l’intelligence et du savoir qui s’était constitué à l’époque. L’Université européenne du XVIe siècle fut un élément essentiel de progrès social, d’évolution technique et économique ; elle était le lieu de confrontation des cultures et des expériences ; elle favorisa la mobilité des idées, des découvertes et des innovations. Elle mit en valeur l’excellence.

Il faut reconstruire l’université européenne : un étudiant peut commencer des études à Paris et les poursuivre à Heidelberg, Oxford ou Bologne, de même qu’un enseignant peut assurer des cours ailleurs que dans son université d’origine et le chercheur échanger en permanence les résultats de ses recherches avec des collègues d’autres laboratoires. Si des règles s’opposent à cette mobilité, il faudra les assouplir.

Le nationalisme conduirait à une myopie tout à fait préjudiciable, alors que cette coopération européenne est un gage de fertilisation croisée. Notre champ de vision doit être large et notre regard porter loin.

Nous ne partons pas de rien et je veux saluer le rôle joué au plan international par l’UNESCO dont nous accueillerons ici à Paris la conférence mondiale sur l’enseignement supérieur en octobre prochain et, au plan européen, celui joué par le conseil de l’Europe et l’Union européenne.

À l’échelon communautaire, la nécessité d’une Europe de la connaissance est aujourd’hui admise, tant pour la recherche que pour l’enseignement.

En matière de recherche, la coopération européenne s’est amorcée au lendemain de la guerre pour faire face à l’influence américaine. Une politique scientifique européenne s’est constituée.

Le bilan est riche. Qu’on songe à la création du CERN et à son laboratoire européen pour la physique des particules, ou bien à la mise en réseau de laboratoires au sein de la Fondation européenne des sciences. Les succès sont nombreux, notamment dans les domaines de la physique et de l’espace.

La recherche européenne s’est structurée, à travers les programmes cadres de la Communauté européenne et le projet Eurêka. Ces programmes jouent le rôle de catalyseur, ils représentent de très beaux instruments de rapprochement entre le monde de la recherche et celui de l’industrie à l’échelle de l’Europe. En 1996, les collaborations déjà établies ont donné lieu à 3 000 publications et brevets.

Au moment où se négocie le 5e programme cadre de recherche et de développement (PCRD), je dis que nous devons œuvrer pour plus d’efficacité dans ce domaine ; cela passe en particulier par une évaluation indépendante et de qualité. Il s’agit aussi de concentrer nos moyens au service de l’excellence scientifique, du citoyen et de la compétitivité européenne. Le PCRD est un précieux instrument pour que notre enseignement supérieur s’imprègne encore davantage d’un esprit d’innovation, de création, d’entreprise et d’initiative. Il convient, à cet égard, de saluer l’action de la commissaire européenne, Madame Édith Cresson, qui fait beaucoup pour donner plus d’efficacité à cet instrument.

En matière d’enseignement, les programmes communautaires Erasmus et Comett, qui ont représenté respectivement 250 et 200 millions d’écus sur cinq ans, regroupés depuis 1995 avec d’autres actions dans les deux vastes programmes Socrates et Leonardo da Vinci, ont connu, depuis leur lancement, un succès qui ne s’est pas démenti. Les évaluations successives de ces programmes ont permis de montrer que cette mobilité contribue efficacement à favoriser une meilleure adéquation entre la formation des étudiants et leur entrée dans la vie active ; à resserrer, par conséquent, le lien entre l’offre et la demande de travail. Les actions de mobilité en faveur des enseignants universitaires ont également porté des fruits très encourageants. Elles s’avèrent un soutien précieux dans l’approfondissement de leurs connaissances linguistiques. La mobilité des étudiants ne concerne, à l’heure actuelle, que 10 % d’entre eux ; il faut donc passer à la vitesse supérieure.

L’action communautaire en faveur de l’éducation et notamment en direction des universités est un des axes essentiels d’approfondissement identifiés par la Commission européenne dans sa récente communication « l’Europe de la connaissance ».

Le concept de formation tout au long de la vie avancé par la Commission constitue une des clés essentielles de cette démarche. Il a été repris notamment dans les lignes directrices pour l’emploi adoptées par les États membres lors du Conseil de Luxembourg de décembre 1997 et constituera un des axes importants du plan national d’action pour l’emploi que la France a préparé dans le cadre de « la stratégie coordonnée pour l’emploi » définie par le traité d’Amsterdam. Les enjeux nouveaux nés de la société de l’information renforcent aussi l’intérêt d’une complémentarité efficace entre le système éducatif des États membres et l’Union européenne, dans le respect du principe de subsidiarité.

Dans la perspective de l’élargissement de l’Union à plusieurs pays d’Europe centrale et orientale, la promotion de la connaissance des langues européennes sera plus que jamais une priorité pour la réalisation de l’objectif de mobilité ; une bonne maîtrise des langues permettra l’accès direct aux réalités culturelles de tous ces pays et facilitera également l’accès à un marché élargi de l’emploi. Ne faut-il pas viser, à long terme, un objectif de connaissance de trois langues étrangères ?

Les réflexions de cette journée montrent très clairement dans quelle direction veulent aller les États représentés par les quatre ministres qui ont souscrit à cette déclaration commune. Mais je ne doute pas que ces travaux rencontrent un écho fort au sein de l’Union européenne et au-delà : je sais que d’autres États ont déjà fait connaître leur intérêt pour cette démarche.

À la suite des propositions de la conférence des recteurs européens et du rapport de la commission Attali, votre déclaration fait apparaître la possibilité d’une clarification et d’une harmonisation de l’architecture de nos diplômes.

Je partage ces objectifs.

Il faut donner une meilleure lisibilité à nos systèmes de diplômes et les harmoniser tant sur le plan interne que sur le plan européen. Nous favoriserons ainsi les équivalences de ces diplômes, la mobilité et un meilleur accès à l’emploi sur tout le territoire européen.

En ce qui concerne les durées d’étude, je ne sais si nous pouvons nous accorder sur ce qu’on a appelé le « 3, 5 ou 8 » ; l’objectif semble s’orienter vers un premier cycle de « prélicence » et un second cycle de « postlicence », ce second cycle comportant deux voies, une voie plus courte orientant directement vers l’emploi et l’autre, plus longue, conduisant au doctorat.

Cette harmonisation des niveaux de sortie doit s’opérer sur la base d’une large concertation et en accord avec les établissements concernés, les États et les entreprises, qui ont leur mot à dire sur ce sujet en tant qu’employeurs.

De l’ensemble de ces réformes à venir, les maîtres mots doivent être : égalité des chances et justice sociale, excellence de l’enseignement et de la recherche, mobilité des femmes et des hommes, – étudiants comme enseignants-chercheurs –, préparation à la vie professionnelle et emploi, ouverture internationale.

Mesdames et Messieurs,

Les acquis de ce colloque sont riches. Les points de convergence sont nombreux. Le mouvement doit maintenant se poursuivre et s’amplifier avec la réflexion et le concours de tous étudiants, enseignants chercheurs, acteurs du monde économique et social, responsables politiques.

D’autres colloques thématiques, dans d’autres villes européennes, seront certainement nécessaires pour aller de l’avant. D’autres universités prendront le relais avec l’appui de la conférence des recteurs des États membres de l’Union européenne et de l’association des universités européennes.

Cet espace européen de l’enseignement supérieur se construira par la multiplication des accords interuniversitaires, par l’appui des institutions communautaires, par l’engagement des gouvernants. Il s’agira surtout d’expérimenter différentes formules dont certaines ont été évoquées aujourd’hui.

En ce 800e anniversaire de l’université de Paris, je fais mien l’appel que les quatre ministres viennent de lancer aux autres pays européens pour rejoindre cette entreprise ambitieuse.