Interviews de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, à France 2 le 4 juin 1996, dans "L'Evénement du jeudi" du 6, "La Croix" du 18 et à France-Inter le 26, sur ses propositions pour l'emploi et la création d'emplois.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Publication par Philippe Séguin d'un livre intitulé "En attendant l'emploi", juin 1996

Média : France 2 - France Inter - L'évènement du jeudi - La Croix - Télévision

Texte intégral

France 2 - mardi 4 juin 1996

France 2 : Pour résumer votre thèse, vous plaidez pour une action tout à fait volontariste et notamment pour la création d'emplois de service ?

P. Séguin : Oui, je crois que dans les années qui viennent, le secteur marchand ne sera plus créateur d’emplois. Je crois même qu'il continuera à en supprimer. Alors qu'en revanche, il y a toute une série de besoins, toute une demande sociale qui attend d'être satisfaite. Seulement, le problème est qu'elle ne pourra pas être satisfaite par le simple jeu spontané de l'économie. Donc l'État et les pouvoirs publics en général doivent être de la partie.

France 2 : C'est-à-dire plus précisément ? Pour caricaturer un peu, vous iriez jusqu'à dire qu'il faut remettre en place les poinçonneurs dans le métro. Mais qui les paiera ?

P. Séguin : A l'heure qu'il est nous les payons parce que nous les avons supprimés. Nous les payons deux fois : l'investissement qui a été consenti pour les remplacer, et nous payons d'autre part ceux qui auraient occupé ces emplois et qui sont, actuellement, au chômage. Mais je veux bien laisser cet exemple. Il en est des dizaines, des centaines d'autres et il est surtout de nouvelles activités qu'il nous faut explorer. Que l'on songe, par exemple, aux 300 ou 400 000 emplois que pourrait créer, demain, la généralisation du système de l'aménagement du temps de travail dans l'ancien primaire.

France 2 : Hier A. Juppé a présenté les grandes lignes de ses projets de réforme fiscale, qu'en pensez-vous ? Diriez-vous comme A. Madelin, qu'on est en train de faire fausse route ?

P. Séguin : Je ne dirais pas cela. Je dirais que le Gouvernement est placé devant des choix qui sont difficiles. Il lui faut à la fois rechercher des économies budgétaires et il lui faut, d'autre part, répondre à une attente et à une nécessité économique, aussi, qui est sur les cinq années à venir, une baisse des impôts qui est absolument indispensable. Alors ce que je dirais simplement – mais je suis persuadé que c'est l'intention du Premier ministre – c'est qu'il faut non point procéder à des coupes budgétaires sauvages mais qu'il faut, simplement, chercher à dépenser mieux, plus intelligemment Et cela sera à l'origine d'économies. En fait, dans le domaine budgétaire comme dans le domaine de l'emploi, nous avons besoin d'un immense effort d'imagination.

France 2 : N’êtes-vous pas inquiet d'un sondage Sofres, publié par le Figaro, qui indique que deux Français sur trois reprochent à l'actuelle majorité de ne pas tenir ses promesses électorales ?

P. Séguin : Je prends acte de ce sondage. Mais enfin, l'expérience récente nous a appris qu'il fallait leur donner une portée limitée. Disons que c'est un signal, c'est peut-être un avertissement, mais ce n'est en aucun cas un pronostic. Je me souviens, il y a un peu plus d'un an, s'agissant de l'élection présidentielle qu'on nous annonçait des choses qui, vous le savez bien, ne se sont pas produites.

 

L’Évènement du Jeudi - 6 juin 1996

L’Évènement du Jeudi : Vous présentez le livre-manifeste sur l’emploi* comme réponse à ceux qui vous somment de « définir une autre politique » dont vous seriez l'incarnation. C'est agaçant ou flatteur d'être ainsi attendu ?

Philippe Séguin : Je ne suis pas mécontent qu'on prête de l'attention à mes idées, mais je ne suis pas certain qu'on les mette dans leur juste perspective. Réfléchir, débattre, évoquer le long terme, ce n'est pas nécessairement contester la politique gouvernementale, qui est forcément menée au jour le jour.

L’Évènement du Jeudi : Votre livre révèle une certaine impatience !

P. Séguin : Celle de voir la réflexion conduite, et certaines idées avancer. Mais ça ne vise en rien le Premier ministre. Dans le livre, lorsque j'évoque le gouvernement actuel, c'est pour saluer ses initiatives et, en particulier, son courage en termes de Sécurité sociale.

L’Évènement du Jeudi : Nous vivons une mutation du capitalisme qui « s'apparente à une révolution » ?

P. Séguin : Cela peut paraitre paradoxal, au moment où le capitalisme triomphe, de dire qu'il n'a jamais été aussi contestable. Peut-être est-ce parce que son succès, ou l'échec du camp d'en face, lui est monté à la tête : on est loin de la conception classique du capitalisme qui, s'il était inégalitaire, apportait la garantie d'un progrès général. Capital et travail se rejoignaient pour innover et produire : il fallait bien une répartition des richesses, minimale à défaut d'être équitable, pour nourrir le moteur de la consommation. Ce modèle n'a plus cours, le pouvoir financier est déconnecté de l'économie réelle ; il n'a plus pour objectif progrès général. Le capitalisme a été perverti. L'exemple le plus tragique, c'est le découplage entre croissance et emploi : en vingt ans, le produit intérieur brut a augmenté de 70 % et le chômage a été multiplié par quatre ! Une société dans laquelle beaucoup d'individus ne peuvent bâtir un projet de vie est une société qui ne fonctionnera pas longtemps sur un mode démocratique.

L’Évènement du Jeudi : Nous traversons une crise ou nous abordons une autre époque ?

P. Séguin : Parler de « crise », c'est faire miroiter « la sortie de crise », « le bout du tunnel ». Si l'on attend de la croissance qu'elle règle spontanément nos problèmes, on peut attendre longtemps ... La classe politique – je m'y inclus – s'est laissé bercer par ses certitudes et ses illusions ; par confort, par lassitude ou par crainte des responsabilités, elle a accepté son effacement devant les technocrates et les gourous. C'est bien d'une autre époque qu'il s'agit, et cela pour trois raisons fondamentales, qui se renforcent. La première, c'est la mondialisation de l'économie, qui entraine les délocalisations et les spécialisations, avec un possible effet positif : le monde sera globalement plus riche, et un probable effet négatif : les riches seront plus riches et il y aura plus de pauvres que jamais. Jadis, les ghettos étaient réservés aux pauvres. Bientôt, ils le seront aux riches et devront être protégés. La deuxième raison, c'est l'explosion technologique dans les domaines de la communication. La troisième, c'est l'autonomisation de la « bulle financière ». Les marchés travaillent en temps réel, mais ils n'ont plus de réel que le temps ! Ils se désintéressent de l'économie matérielle, ils sont dans le virtuel, dans l'anticipation. Le résultat hallucinant est, comme on l'a vu récemment aux États-Unis, que la Bourse peut baisser quand l'emploi s'améliore... Comment ne pas comprendre que le chômeur soit choqué ! Et nous avec lui...

L’Évènement du Jeudi : Vous écrivez « la finance se moque de l'emploi » et que nous entrons « dans un système nouveau, sans foi établie ni loi respectée »...

P. Séguin : Un exemple : on se plaint de l'inégalité de traitement entre les revenus du capital et les revenus du travail. Mais, dans la mesure où les marchés financiers sont mondialisés, on hésite à taxer le capital, de crainte qu'il ne fiche le camp chez le voisin ou le concurrent.

L’Évènement du Jeudi : Vous découvrez la vraie nature du libéralisme ?

P. Séguin : Je crois à un libéralisme légitimé par l'égalité des chances et la participation, tempéré par la protection sociale et corrigé par les interventions de la puissance publique.

L’Évènement du Jeudi : Dans votre livre, vous balayez la notion d'« entreprise citoyenne », responsable de l'emploi, en disant que c'est un contresens.

P. Séguin : Je ne crois pas à l'entreprise qui a bon cœur. Si, par générosité, elle garde des sureffectifs, elle court le risque de ne plus avoir d'effectifs du tout. S'agissant des secteurs exposés à la concurrence internationale, il faut admettre qu'ils seront désormais pauvres en créations d'emplois. C'est une réalité incontournable. Inutile de s'échiner à baisser le coût du travail : cela se vérifie aussi dans les pays à bas salaires. J'approuve donc la remise en cause des aides à l'emploi : on s'épuise financièrement dans un exercice qui ne sert à rien. Le reproche qu'on peut faire aux patrons est de ne pas l'avoir fait remarquer plus tôt. En revanche, pour les secteurs moins exposés à la concurrence internationale, je ne demande pas aux entreprises d'être « citoyennes », je veux qu'elles soient « sujettes », qu'elles fassent ce que la loi leur dit de faire au nom de l'intérêt général. Elles ont, en France plus qu'ailleurs, usé et abusé de l'automatisation. C'est un marché de dupes en termes financiers, un déclin en termes de convivialité et de sécurité, et c'est inutile en termes de concurrence. Ce n'est pas parce qu'on met des employés de piste dans toutes les stations-service ou du personnel dans toutes les stations de métro que les automobilistes ou les voyageurs les déserteront puisqu'ils ne peuvent aller ailleurs. Or, avec les emplois recréés, ce que le client paiera en plus, c'est le contribuable qui l'économisera puisque le chômage baissera. Et ce seront autant d'hommes et de femmes réintroduits dans la vie active, avec tous les effets bénéfiques pour la société.

L’Évènement du Jeudi : L'école a-t-elle une responsabilité dans la crise de l'emploi ?

P. Séguin : C'est un faux procès. On parle du conservatisme des enseignants. Quelle est l'institution, sinon l'école, qui a le plus évolué depuis vingt ans ? Pas l'Inspection des finances quand même ! L'école, en particulier dans les quartiers défavorisés, est victime de la crise ; elle n'en est pas l'une des causes. Sa mission de base n'est pas de former à un métier mais de donner à chacun les moyens de sa citoyenneté et la capacité à s'adapter. Dans une vie, désormais, il faudra changer plusieurs fois de métier.

L’Évènement du Jeudi : L’un des grands remèdes évoqués aujourd’hui pour combattre le chômage, c’est la réduction du temps de travail. Vous n’y croyez pas beaucoup.

P. Séguin : Je suis évidemment favorable au principe. Je comprends la déception de Nicole Notat devant le maigre résultat de la négociation avec l’Union des industries métallurgiques et minières, mais il ne pouvait en être autrement : chaque entreprise est un cas particulier qui ne peut être réglé au niveau de la branche. Je suis pour que l’on accorde des subventions publiques importantes aux entreprises qui apporteront la preuve qu’en réduisant le temps de travail elles auront créé de nouveaux emplois. Cela dit, je n’y crois pas beaucoup, parce que le nombre des métiers étroitement soumis à la notion d’horaire – les métiers postés, par exemple – va en se réduisant.

L’Évènement du Jeudi : Pour vous, le grand remède, ce sont les « activités nouvelles ». Par exemple ?

P. Séguin : Par exemple, les 400 000 emplois que créerait la généralisation de l’aménagement du « temps de l’enfant ». Cela veut dire cinq fois quatre heures de travail scolaire le matin et des après-midi consacrés à l’ouverture sur le monde, sur la vie, aux activités physiques, sportives, manuelles, au rééquilibrage et à l’insertion des enfants, notamment dans l’acquisition des connaissances. Résultat qualitatif garanti pour les enfants. Résultat économique positif : ceux qui dirigeront ces activités n’émargeront plus au RMI ou à toute autre formule pseudo-emploi pour les jeunes. Je vous signale au passage que cette réflexion sur les « activités nouvelles » progresse à la Commission de Bruxelles… Ce qui prouve bien que les recettes classiques ne sont plus considérées comme suffisantes.

L’Évènement du Jeudi : Vous préconisez « de nouvelles modalités d’allocation des revenus ».

P. Séguin : Ce serait une réforme de caractère révolutionnaire. Il s'agit tout simplement de dire que l'argent ne se distribue plus forcément en fonction de la loi du marché et que d'autres critères que ceux du marché doivent être pris en compte. Autrement dit, la croissance ne se nourrirait pas seulement de la satisfaction des besoins spontanément solvables, mais aussi de ceux qui seraient reconnus légitimes au regard des exigences de la vie en société. C'est, si vous voulez, une manière nouvelle de traiter du service public. Nous entrons dans une société post-marchande. Qu'on le veuille ou non. Autant s'y préparer pour que cela se fasse dans le sens de l'intérêt général...

L’Évènement du Jeudi : Les mentalités évoluent-elles suffisamment vite sur tous ces sujets ?

P. Séguin : Il faudra des années pour que ces idées s'imposent, mais c'est normal car il s'agit de révisions déchirantes d'éléments essentiels de la pensée dominante. Pas facile de rompre avec l'idée que, de la suppression de quelques droits acquis, la baisse des salaires, la remise en cause de la protection sociale, surgiraient le bonheur universel et l'emploi généralisé. C'est pourquoi j'ai tant apprécié le discours du président de la République au G7 social de Lille refusant l'alternative chômage-précarité. A mes yeux, c'est essentiel.

L’Évènement du Jeudi : En défendant ces idées au colloque organisé par Édouard Balladur, avez-vous eu l'impression de parler à des convertis ?

P. Séguin : Pour rester sur votre terrain, disons que je me serais plutôt senti en terre de mission... Il était déjà positif que, dans cette situation, je ne sois pas conduit au bûcher, mais fort courtoisement accueilli. Il est important qu'on en parle.

* En attendant l’emploi, Seuil.

 

La Croix - 18 juin 1996

La Croix : Le titre de votre livre En attendant l’emploi (1) évoque la pièce de Beckett En attendant Godot qui n’arrive jamais. N’est-ce pas l’aveu de votre pessimisme sur l’emploi ?

Philippe Séguin : Depuis vingt ans, il ne s’est rien passé. Il existe de bonnes raisons d’estimer que si nous ne changeons pas notre approche, il ne se passera rien.

La Croix : Vous critiquez la pauvreté de la réflexion sur le chômage. A quoi est-elle due ?

Philippe Séguin : La réflexion sur le chômage est totalement compartimentée. Les économistes s’intéressent non à l’emploi, mais au fonctionnement de l’économie. Pour les spécialistes du social, le problème n’est pas de savoir si l’économie fonctionne de façon satisfaisante, mais d’explorer les subtilités des flexibilités de l’emploi. Les sociologues ont une autre approche, ainsi que les démographes. Il n’y a jamais d’approche pluridisciplinaire.

La Croix : Votre analyse est finalement accablante pour la classe politique, toutes tendances confondues…

Philippe Séguin : La classe politique fait avec ce qu’on lui donne. Je reconnais bien volontiers son tort lorsqu’elle accepte que le marché se substitue à ses propres prérogatives. En revanche, pour le reste, elle a aussi besoin des intellectuels, des universitaires et des chercheurs.

La Croix : A vous lire, on a le sentiment d’une complicité générale pour que les analyses pertinentes ne se fassent pas.

Philippe Séguin : Il y a pire. Lorsqu’une bonne analyse sort, elle est saluée par clairons et trompette. On l’ensevelit sous les louanges. Mais, ensuite, il ne se passe rien.

La Croix : Vous-même, ne vous êtes-vous pas trompé sur le chômage ?

Philippe Séguin : Incontestablement. Pendant dix ans, j’ai cru comme tout le monde qu’un jour l’emploi renaîtrait de la croissance retrouvée. Comme ministre chargé de l’emploi, j’ai pu constater la vanité de cette espérance. Je n’en donnerai qu’un exemple, qui explique mon peu d’enthousiasme à l’annonce de la création du contrat initiative emploi (CIE). J’ai été chargé dès mon arrivée au ministère du travail de la mise en application d’un plan emploi pour les jeunes. Il consistait à exonérer de charges ceux qui embauchaient un jeune. On a dépensé ainsi 10 à 12 milliards, ce qui n’était pas rien. J’étais le premier à me réjouir de la montée en charge de ce plan, avec les centaines de milliers d’emplois qui allaient se créer. Jusqu’au jour où l’Insee a évalué à quelques dizaines de milliers le nombre d’emplois nets créés. Depuis, je suis circonspect.

La Croix : Mais alors, pourquoi le discours public ne change-t-il pas ?

Philippe Séguin : Nous sommes des hommes politiques. Il faut un certain décorum pour les enterrements… En tout état de cause, le jour où l’acte de décès du CIE sera dressé, les dépenses qu’il entraîne ne seront pas éteintes pour autant, ça les contrats signés devront être honorés. Mais la création à l’Assemblée nationale d’une commission d’enquête sur l’utilité des aides à l’emploi et les propos mêmes du président du CNPF me font penser qu’un changement est en train de s’opérer.

La Croix : Vous êtes critique à l’égard des aides à l’emploi, mais également à l’égard des flexibilités qui, selon vous, ne créeront aucun emploi.

Philippe Séguin : Ou très peu. Pour deux raisons. Comme ministre du travail, j’ai supprimé l’autorisation administrative de licenciement et j’ai plus « flexibilisé » que quiconque. Pour autant, je n’ai pas été épaté par les résultats. D’autre part, j’observe que les secteurs exposés à la concurrence internationale sont pauvres en emplois, y compris dans les pays à bas salaires. En aucun cas, ce n’est de ces secteurs qu’il faut attendre des créations d’emplois. C’est inutile de s’épuiser. Restent deux autres secteurs : les secteurs non exposés à la concurrence internationale et celui des activités nouvelles qui répondent à deux attentes : d’une part des besoins non solvables et non satisfaits et d’autre part un besoin général, qui est la nécessité d’une pleine activité pour chacun.

Le travail demeure un facteur majeur d’épanouissement personnel, de dignité sociale, de sentiment d’utilité sociale et, bien sûr, d’insertion. On a cru longtemps que la substitution en termes monétaires à l’emploi était suffisante. Mais combien de personnes croisons-nous qui sont en processus de marginalisation, alors que rien dans leur situation financière ne paraît les condamner à cette évolution ?

La Croix : Vous semblez réservé sur la réduction du temps de travail.

Philippe Séguin : Les activités où la notion de temps de travail n’a pas de signification vont aller en se développant. Par ailleurs, pour partager, il faut être autour de la même table. Lorsque, dans une entreprise de 50 salariés, on risque d’avoir cinq licenciements que l’on pourrait éviter si on procédait à une diminution du temps de travail et à un ajustement des rémunérations, je dis banco. Je suis plus sceptique sur la possibilité qu’il y a, en l’absence de menaces pour l’emploi, de dire à ces salariés qu’en acceptant de travailler cinq heures de moins et d’amputer les salaires d’autant, on pourrait embaucher cinq ou six personnes supplémentaires. Je crois pouvoir prévoir leur réaction. Je ne suis pas contre ce principe de réduction du temps de travail, mais n’oublions pas aussi que les emplois les plus épanouissants sont des emplois sans horaires.

La Croix : Comment peut-on financer ces nouveaux besoins qui émergent ?

Philippe Séguin : Il faudra dans un certain nombre de cas une participation publique. Il faudra aussi être très attentif dans la définition des titulaires de ces emplois. Par exemple, la prestation d’autonomie peut n’avoir qu’un effet modeste sur l’emploi – et sur l’insertion sociale – si on laisse les membres de la famille occuper les emplois d’aide à leurs parents dépendants.

La Croix : Que pensez-vous d’initiatives comme celle de Charles Millon en Rhône-Alpes et visant à faire subventionner par la région des créations d’emplois ?

Philippe Séguin : Je ne suis pas certain que, pour la politique de l’emploi, la régionalisation soit la meilleure des solutions, car nous sommes dans une période où il faut plutôt plus de solidarité que moins. Or tout ce qui va vers une autonomisation plus grande des régions va dans le sens de l’atténuation de la solidarité. La Catalogne ne s’y trompe pas, pas plus que la Ligue du Nord en Italie. Actuellement émergent de nouveaux modèles de régionalisation, voire de scission, qui ne sont plus simplement liés à des spécificités culturelles, amis qui sont la réaction des riches qui ne veulent plus payer pour les pauvres.

La Croix : Si vous étiez nommé premier ministre demain, quelles sont les premières mesures que vous prendriez ?

Philippe Séguin : Dans l’immédiat, il faut continuer à marteler, comme le fait le président de la République sur le plan international, les idées qu’il a lancées et qui méritent de faire l’objet d’un harcèlement. Harcèlement idéologique, sur le refus du dilemme du chômage-précarité, le modèle social européen, la maîtrise de la mondialisation. Il faut d’autre part expliquer aux Français, peut-être mieux que nous ne l’avons fait jusqu’à présent, le monde dans lequel ils se trouvent. Le leur expliquer, autour de ces éléments fondamentaux de la donne nouvelle que sont la mondialisation, la libéralisation des échanges, les évolutions technologiques… En disant de quoi il s’agit, pourquoi cela n’a pas pu être évite et pourquoi, dans les secteurs exposés à la concurrence, ce serait folie de refuser les évolutions en cours. En disant aussi les initiatives qu’on va prendre pour revenir à des comportements plus normaux des marchés financiers. Il faut enfin un immense effort de pédagogie et convaincre les Français de la nécessité de créer de façon volontariste les nouveaux emplois, qui n’émergeront pas spontanément.

(1) Éditions du Seuil, 176 p., 89 F.


France Inter - Mercredi 26 juin 1996

France Inter : Vous publiez au Seuil un essai intitulé En attendant l'emploi, titre un peu ironique, nous verrons pourquoi dans un instant. Il se trouve qu'hier, pratiquement dans la même foulée, on a appris que, selon l'INSEE, le chômage avait augmenté de 0,5 % en un an, frappant maintenant 12 % de la population, que le Crédit Lyonnais et que les arsenaux s'apprêtaient à supprimer plus de 9 500 emplois alors que c'était des secteurs qui se croyaient à l'abri. Inévitable tout ça ?

P. Séguin : "Bien sûr. Je crois que dans la structure du chômage aujourd'hui, il y a une distinction à faire entre ce qui est un chômage structurel lié à un certain nombre d'évolutions lourdes de notre société, de l'organisation économique – je crois qu'on doit être aux alentours de 2,3 millions de demandeurs d'emploi qui correspondent à cette première définition –  et d'autre part, un chômage conjoncturel qui va, qui vient, sur quelques centaines de milliers selon les aléas de la conjoncture. Mais, la conjoncture aujourd'hui – c'est là un des messages essentiels que j'ai voulu faire passer – la conjoncture à elle seule ne peut pas régler l'ensemble du problème du chômage, c'est fini, c'est terminé.

France Inter : Vous allez même plus loin. Je disais en commençant que ce titre est un petit peu ironique : vous écrivez « En attendant l'emploi » comme vous auriez écrit « En attendant Godot » qui ne viendra pas, comme « En attendant la croissance » dont on ne s'aperçoit pas qu'elle est maintenant déconnectée de la création de l’emploi ?

P. Séguin : Elle est effectivement déconnectée. Si on regarde ce qui s'est passé au cours des 20 dernières années, on a eu 60-70 % de gains de croissance, on a eu un chômage qui a été multiplié par quatre. Si on n'en conclut pas qu'il y a une déconnexion, c'est que vraiment on est aveugle. En fait, la crise dont on parle si souvent n'existe pas. Nous sommes dans une mutation du genre de l'ampleur de celles qu'on a pu connaître dans le passé il y a un certain nombre de décennies ou il y a quelques siècles. Et c'est cette mutation qu'il faut que nous comprenions, une mutation qui est caractérisée par trois éléments, me semble-t-il : d'abord la mondialisation, la globalisation, on appellera ça comme on voudra, en tout un village planétaire économique qui a tendance à se constituer. Il y a des aspects positifs et aussi beaucoup d'aspects négatifs dans la mesure où l'on n'organise pas cette évolution. Il y a d'autre part l'évolution technologique qui produit des effets décisifs et qui est moins prometteuse en termes d'activité qu'elle ne l'était par le passé. Parce qu'après la crise du secteur agricole, du secteur primaire comme on dit, il y a le secondaire qui a pris le relais. Après la crise du secondaire, il y a eu le tertiaire. Mais aujourd'hui, et les exemples que vous donniez en sont l'illustration – je pense au secteur bancaire, à d'autres secteurs de service –, nous sommes dans une crise du secteur tertiaire, mais il n'y a de quaternaire pour prendre le relais. Enfin, troisième élément, c'est celui de la maîtrise de cette évolution. En fait, il n'y a plus de maîtrise politique de cette évolution. D'abord parce qu'il n'y a pas d'organisation réelle au niveau européen ou au niveau mondial, et surtout parce qu'il y a une substitution du pouvoir des marchés au pouvoir politique.

France Inter : C'est effectivement le passage le plus iconoclaste et celui où, en même temps, on commence à trouver de plus en plus de gens qui le disent.

P. Séguin : Ce n'est pas du tout iconoclaste. J'écoute ce que vous racontez tous les matins, c'est vous qui m'avez appris que lorsqu'on annonçait aux États-Unis que la situation de l'emploi s'améliorait, la Bourse s'effondrait, c'est vous qui m'avez appris que lorsqu'on annonçait plus de 2 000 licenciements chez Moulinex, l'action de Moulinex flambait. Je me dis – c'est peut-être iconoclaste, mais ça me paraît de bon sens – que si ce sont ces gens-là qui décident de ces mouvements boursiers, de ces mouvements des marchés qui prennent les décisions sur l'organisation sociale, on va avoir certains problèmes dans les années qui viennent.

France Inter : Et vous dites, et cela ne doit pas plaire à tous vos amis : à quoi bon dans ces conditions mener des politiques vertueuses ?

P. Séguin : Effectivement, à quoi bon aussi d'ailleurs passer des jours, des semaines, des mois, des années dans les Kennedy-round, les Tokyo-round ou je ne sais quoi, dans la mesure où par une simple manipulation monétaire, vous pouvez réduire à néant tous les efforts d'organisation du marché mondial, du marché en terme commercial cette fois, qui ont pu être consentis jusque-là.

France Inter : Le mot à la mode que vous dénoncez le plus dans ce livre est flexibilité ?

P. Séguin : C'est une course sans fin et qui ne donnera pas de véritable résultat Je m’explique : les secteurs exposés à la concurrence internationale ne sont pas porteurs d'emploi. Ils ne sont même pas porteurs d'emploi dans les pays concurrents, même en Asie du Sud-Est. Ces secteurs exposés à la concurrence internationale ne sont pas les secteurs qui font le plus d'emploi. Et chez nous, c'est déjà la même chose. Se donner pour objectif la flexibilité, dire que la flexibilité est la réponse à tous nos maux, c'est la garantie de la préparation d'une société tout à fait invivable mais ce n'est pas du tout la garantie d'efficacité.

France Inter : Les solutions ? Qu'est-ce qu'il faut faire ? Parce c'est un tableau plus que sombre.

P. Séguin : Il faut d'abord chercher à s'organiser au plan européen : savoir si l'Europe n'est qu'une transition vers le village planétaire ou si l'Europe doit défendre un modèle économique et social qui lui soit propre, s'il faut ou non revenir à un système monétaire international et revenir à une régulation de l'activité des marchés. Ensuite, s'agissant des secteurs qui sont exposés à la concurrence internationale, il faut évidemment chercher le meilleur rapport coût-efficacité, il faut jouer la compétitivité, on n'a pas le choix même si des efforts doivent être faits pour redonner quelques cohérences à la mondialisation. Pour ce qui concerne ensuite les secteurs non-exposés à la concurrence internationale, il faut cesser cette course folle à la productivité qui se traduit par un marché de dupes pour une raison simple, c'est que ça se traduit par une moins bonne qualité du service rendu, et par ailleurs, par de grosses difficultés en terme financier ; au mieux, c'est une somme nulle à laquelle on arrive. Et enfin il faut explorer les emplois de convivialité, les emplois de proximité qui sont la seule réponse demain à l'attente en termes d'activité. Car l'activité reste au centre de l'organisation de notre société. Elle est le critère de la distribution du revenu et le moyen de l'insertion sociale, le moyen de la dignité. Il faut de l'activité. Pour autant, le plein emploi d'hier est fini.

France Inter : Mises à part les banderoles syndicales, vous auriez pu défiler avec les gens qui ont défilé contre le G7 à Lyon ?

P. Séguin : Ce qu'ils expriment n'est pas condamnable. Ils expriment leur refus de l'évolution d'une société qui ne met plus l'économie au service de l'homme mais qui fait le choix inverse. Vous savez, on va vers une société où, si l'on n'y prend garde, ce ne sont plus les pauvres qu'on essayera de parquer dans des ghettos, ce sont les riches qu'il faudra mettre dans des ghettos pour les protéger des pauvres.

France Inter : Le foot, je sais que vous êtes fou de foot. Des encouragements, je suppose, pour l'équipe de France ?

P. Séguin : Une grande prudence ! Vous savez, la Tchécoslovaquie – je crois qu'on ne l'a pas assez rappelé – est parvenue déjà deux fois en finale. Une fois en finale de la Coupe du monde, personne ne l'attendait, une autre fois en finale du Championnat d'Europe, c'est-à-dire la compétition actuelle. Donc, si elle y parvenait une troisième fois, ça n'aurait rien d'étonnant Donc, il faut être extrêmement prudent et prendre les Tchèques au moins autant au sérieux que nos autres adversaires.