Interview de M. Jean Auroux, ministre chargé du travail, dans "Le Matin" le 3 novembre 1982, sur la politique contractuelle.

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Le ministre du Travail est satisfait du premier bilan de la sortie du blocage des salaires. Il dénonce les « situations acquises et spécifiques non justifiées par des contraintes particulières de travail »

Jean Auroux est pour l’instant satisfait du bilan provisoire qu’il dresse, pour Le Matin, des négociations sur la sortie du blocage des salaires. Certes, le ministre du Travail espère que le nombre d’accords signés sera beaucoup plus importants d’ici le 20 novembre. Il estime significatif que soixante-dix-huit branches professionnelles de plus de 10 000 salariés aient déjà entamé (ou le fassent avant demain) des discussions avec les syndicats.

C’est pour le ministre du Travail la meilleure manière de répondre à ceux qui ont critiqué la politique gouvernementale en expliquant qu’elle mettait à bas la politique contractuelle.
Jean Auroux est d’autant plus satisfait que certaines branches discutent aujourd’hui pour la première fois, comme le commerce ou comme les patrons de la métallurgie qui n’avaient jamais voulu discuter sur la base des salaires réels. Le ministre du Travail veut y voir l’amorce d’une habitude de rencontre qui permette à chaque salarié d’être couvert par une convention d’ici à deux ans.

Mais il rappelle également les principes qui doivent présider aux négociations : non seulement il demande aux syndicats d’abandonner l’idée d’échelle mobile, mais encore il désire que ceux-ci tiennent compte des avantages acquis qui ne sont pas « justifiés par des contraintes particulières de travail ». Et, sans viser personne, il demande à certains d’abandonner le corporatisme qui « est par essence une notion de droite alors que la solidarité est fondamentalement une valeur de la gauche ».

Olivier Biffaut et Jean-Pierre Gonguet

Le Matin : La France est un pays où l’on négocie peu. Est-ce que le blocage des salaires n’aura pas été un frein supplémentaire ?

Jean Auroux : Je souhaite d’abord vous dire que, contrairement à certains, je pense qu’il n’y a pas de fatalisme à l’absence de négociation en France. Comme les autres pays qui l’entourent, la France peut disposer d’un système de relations sociales vivant et efficace. Je n’en donne pour preuve que ce qui s’est passé depuis le 10 mai 1981.

Deux accords interprofessionnels importants ont été signés en matière de durée et d’aménagement du temps de travail, et de formation professionnelle. Le premier d’entre eux était en discussion depuis des années et il a fallu une volonté politique associée à celle des partenaires sociaux pour qu’il aboutisse. Depuis cette date, soixante-quatorze accords ont été signés au niveau national sur ce thème sans compter les accords de niveau inférieur et notamment d’entreprises, ce qui constitue en la matière un mouvement d’une ampleur sans précédent.

Je reviendrai sur les négociations salariales actuelles mais je peux tout de suite préciser que les soixante-dix-huit plus grandes branches nationales sont en discussion ou l’on été dans les semaines passées.

En outre, certains secteurs où l’on négociait peu ou pas du tout ont commencé à le faire. Je rappelle, pour mémoire, les trois accords sur le travail à temps partiel qui ont précédé l’ordonnance dans trois secteurs à très forte utilisation de ce type de travail : le grand commerce, l’hôtellerie-restauration et le nettoyage. Je signale aussi, à titre d’exemple, que la profession du travail temporaire discute actuellement, pour la première fois, une convention collective dans plusieurs domaines.

Privilégier la politique contractuelle dans les relations sociales, comme le souhaite le gouvernement, ne constitue dès lors plus une chimère ou un pas mais s’appuie déjà sur des réalités.

Le Matin : La sortie du blocage a-t-elle permis à certaines branches de négocier alors qu’elles ne le faisaient pas ou peu ?

Jean Auroux : L’article que vous avez publié hier sur ce thème ne correspond pas, à mon avis, à la réalité des choses. Je crois bon de vous donner d’abord quelques chiffres : des négociations salariales auront eu lieu à cette sortie du blocage dans des secteurs qui couvrent les trois quarts des salariés. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il y aura des accords partout mais le simple fait de se retrouver à la même table, d’échanger des informations sur la situation des salaires, de discuter sur des propositions, constitue dans certains cas déjà un grand progrès. Certaines branches, telles que le commerce, pour ne prendre que cet exemple, négocient actuellement, ce qui est une totale nouveauté.

Il va falloir, dans ces secteurs, prendre des habitudes de rencontre afin que chaque salarié en France dispose d’ici à deux ans d’un statut négocié et voit son salaire, et plus globalement ses conditions de travail, discutés et précisés dans un accord.

On peut d’ores et déjà dire que la négociation salariale de cet automne aura constitué les prémices à l’application de la loi sur la négociation collective qui va être promulguée dans quelques jours. Les premiers pas sont toujours hésitants, c’est bien compréhensible, mais progressivement, grâce à l’information et à la formation reçues, par conséquent à une meilleure appréciation de la réalité globale de l’entreprise, de nouveaux registres de négociation vont s’ouvrir au-delà des salaires mêmes. Et c’est un second souffle qui à moyen terme sera ainsi donné à nos entreprises.

Le Matin : Le CNPF affirme qu’il n’y a que très peu d’accords. Qu’en pensez-vous ?

Jean Auroux : Bien que la période ne soit pas propice à la signature d’accords, compte tenu de la récession économique internationale, quinze accords nationaux ont cependant déjà été signés et d’autres devraient l’être avant la fin de cette année. Les accords signés actuellement concernent plus de 400 000 salariés. Je dirai aussi au CNPF que tout accord nécessite la volonté des deux partenaires.

Le Matin : L’échelle mobile était pour les partenaires sociaux une avancée. En rappelant son illégalité, n’avez-vous pas entravé les négociations paritaires ?

Jean Auroux : J’ai été, en effet, amené à rappeler qu’aux termes de l’ordonnance de 1959 l’indexation des salaires sur l’évolution des prix était illégale. Certains ont vu, dans ce rappel, la remise en question de ce qu’ils appellent un acquis social.

Je conteste ce dernier terme et je vais m’en expliquer sur un exemple. Comparons un salarié payé 3 500 F par mois et un autre payé 8 500 F. La différence de rémunération est de 5 000 F. Imaginons qu’en un an les prix augmentent de 10 %. Par l’application du système d’indexation, le premier salarié gagnera 3 850 F par mois, le second 9 350 F par mois. L’écart entre eux deux passera à 5 500 F. Il aura donc augmenté de 500 F. Le niveau de vie se mesurant par la capacité de consommer, l’inégalité entre les deux individus se sera accrue.

Je demande donc à ceux qui militent en faveur du maintien de l’indexation d’avoir le courage d’affirmer qu’ils cautionnent un mécanisme automatique d’accroissement des inégalités. Je leur demande ainsi d’assumer la logique de leur comportement devant l’opinion publique, qui jugera.

Quant à lui, le gouvernement ne peut accepter un tel raisonnement. Il a fait de la revalorisation des bas salaires un objectif qu’il souhaite voir accepter et pris en charge par les partenaires sociaux. Je fais d’ailleurs observer que les clauses salariales des conventions collectives stipulant un mécanisme d’indexation n’ont jamais été étendues ni par mes prédécesseurs, ni par moi-même. Cette politique sera poursuivie.

Le Matin : Y a-t-il eu des avancées sociales ?

Jean Auroux : Depuis que j’occupe les fonctions de ministre du Travail, je ne cesse de répéter que le temps est venu de remettre en question des situations acquises et spécifiques non justifiées par ces contraintes particulières de travail.

Celles-ci résultent certes de luttes syndicales et peuvent être considérées par ceux qui en bénéficient comme des conquêtes sociales. C’est oublier un peu vite qu’elles ont été instaurées sous un régime de droite dont la caractéristique n’était ni de favoriser la concertation avec les organisations ni de créer les conditions d’une prise en charge solidaire des problèmes économiques et sociaux. En un mot, les gouvernements précédents prenaient à leur compte la devise : diviser pour régner en développant les corporatismes et acheter au meilleur prix la paix sociale.

Or, le corporatisme est par essence une notion de droite alors que la solidarité est fondamentalement une valeur de la gauche - et, au-delà, de tous ceux qui sont attachés à un humanisme authentique.

Il est vrai qu’aujourd’hui bien des réflexes du passé demeurent et que ces nouvelles valeurs n’ont pas encore pris toute leur dimension.

La notion d’avantages sociaux n’a de sens que par rapport à une conjoncture économique donnée et à son évolution prévisible. Faut-il à tout prix maintenir les avantages de certains au risque de dégrader la situation de l’emploi ? Ne convient-il pas d’introduire davantage dans la politique revendicatrice la prise en compte d’objectifs généraux favorables à l’ensemble de la collectivité ? C’est cela que j’appelle la nouvelle donne sociale. C’est cela le fondement politique des lois sur les nouveaux droits des travailleurs. Je ne crois pas qu’un tel discours puisse choquer qui que ce soit. Bien au contraire, n’est-ce pas un grand projet digne de la France ?

Les quinze accords signés

Une quinzaine d’accords nationaux sur la sortie du blocage ont pour l’instant été signés. La plupart du temps sans la CGT et souvent dans des secteurs qui ne dépendent pas du CNPF. Le plus significatif est celui de l’habillement : 250 000 salariés sont concernés. FO, la CFTC et la CFDT ont approuvé une augmentation salariale de 10,58 % pour cette année (dont 0,78 % au titre de 1981) et de 7 % (avec la possibilité de faire toutefois plus) pour 1983. Les autres secteurs quelque peu importants sont la prothèse dentaire (15 000 salariés), les jeux et jouets (17 000), les administrateurs de biens (18 000 salariés), le négoce des matériaux de construction (17 000) et le sucre (14 500). Les accords restants se sont faits dans de petits secteurs de quelques milliers de personnes. Cela concerne, selon Jean Auroux, environ 400 00 salariés et peu plus du double lorsque tous ces accords, s’ils sont conformes à la loi, auront été étendus.