Texte intégral
Q. Nous allons parler de l’Europe et de ses relations avec les États-Unis. Lundi, il y aura un sommet euro-américain, qui dira les nouvelles règles entre les deux continents. Voyez-vous ces règles s’améliorer en faveur des Européens ?
Pierre Moscovici : Je l’espère. Je suis venu dire ici à nos amis américains qu’il fallait qu’ils résistent à la tentation de l’unilatéralisme, c’est-à-dire d’imposer aux autres des règles commerciales, comme par exemple à travers les lois Helms-Burton ou d’Amato, qui veulent imposer des sanctions à des entreprises qui travaillent tout à fait en dehors des frontières américaines. Cela ne me paraît pas être une bonne base. Je crois que les Américains le comprennent. En même temps, ils sont dans un processus assez complexe et j’espère que lundi on pourra avancer et éviter cette perspective.
Q. Ces lois extraterritoriales que vous évoquez, sont la principale pierre d’achoppement dans nos relations commerciales avec les États-Unis. Que souhaitez-vous sur le sujet, un simple assouplissement ou autre chose ?
Pierre Moscovici : Je crois qu’il faut être tout à fait ferme sur cette question. Ce sont des lois contraires, à notre avis, au droit international. Elles ne répondent à aucun des problèmes qu’elles prétendent régler. Par ailleurs, il est clair que des entreprises françaises doivent pouvoir travailler en toute indépendance, compte tenu de leur intérêt propre et de leur intérêt national, en quelque endroit que ce soit dans le monde. Voilà le point de départ de notre position. Cela dit, il faut connaître les États-Unis, il faut savoir comment cela se passe chez eux. C’est assez compliqué, parce que ce sont des lois qui ont été prises à l’initiative de sénateurs, pour l’essentiel, sur lesquelles l’administration américaine n’a pas le moyen de revenir. Donc, il faut voir quelle proposition de compromis nous fait l’administration Clinton.
Q. À Paris, on parle beaucoup de dispenses éventuelles. Ce serait le bon cas de figure ?
Pierre Moscovici : C’est ce qu’on appelle effectivement dans le jargon de l’Organisation mondiale du commerce, un « waiver », c’est-à-dire des dispenses ou des délais. C’est mieux que rien. Cela prouve que les Américains commencent à avoir conscience du problème. Cela ne répond pas à la totalité, bien sûr.
Q. Mais, si on se contentait de dispenses pour certaines entreprises, je pense à Total, qui est en ligne de mire pour ses projets en Iran, cela ne serait-il pas un accord bancal ?
Pierre Moscovici : Ce n’est pas exactement à cela qu’on pense, en l’occurrence, on pense à un différé dans le temps, au bout de six mois, neuf mois, un an, de l’application de ces lois. Et puis de délais en délais, de faire en sorte qu’elles deviennent caduques.
On peut penser aussi à des déclarations pour l’avenir. Mais vous avez raison, ce n’est pas une réponse complète au problème. Cela dit, je ne sais pas où est cette réponse, dans la mesure, encore une fois, où le Congrès des États-Unis est une institution extrêmement forte, indépendante, qui n’est pas du tout, dans son rapport avec l’extérieur, dans le même rapport que le gouvernement et le Parlement en France.
Q. Aujourd’hui à Chicago, hier à Washington, vous avez prononcé plusieurs discours sur ce thème. Pensez-vous avoir convaincu ?
Pierre Moscovici : Je crois que dans les milieux économiques, comme dans l’administration américaine, il y a un certain nombre d’acteurs qui ne pensent pas que ces mécanismes unilatéraux de sanctions sont pertinents. D’autant qu’il y a, non seulement, les lois nationales, mais aussi des lois locales prises par des États comme le Massachusetts, et qui finalement pourrait conduire à interdire les entreprises d’investir où bon leur semble. Ce n’est pas toujours conforme à la philosophie du capitalisme américain. Donc, je pense qu’on peut convaincre, mais il faut aussi expliquer que les Français ne sont pas anti-américains, qu’ils sont favorables à des relations transatlantiques dynamiques. C’est l’autre aspect. Il faut être capable de le développer.
Q. Alors, de façon générale, dans la mesure où, pour le moment se sont les Américains qui dominent, commercialement, comment peut-on espérer qu’ils partagent ce leadership ?
Pierre Moscovici : Je pense que l’euro est une réponse forte à cela. C’est un facteur de structuration de l’espace économique européen, bien sûr, de l’espace monétaire, de l’espace social, et ce doit être un facteur de croissance plus forte. C’est aussi un facteur de structuration de l’espace international. Le système monétaire international aura à l’avenir, deux pôles, deux instruments d’échange, peut-être trois si les économies asiatiques se rétablissent, ou quand elles se rétabliront, et aussi deux instruments de réserve absolument majeurs. Par ailleurs, nous n’avons pas à rougir de ce que nous sommes. Nous sommes une puissance commerciale légèrement supérieure aux États-Unis, à condition que nous soyons ensemble. C’est cela que nous sommes en train de bâtir, la première puissance économique et commerciale du monde.
Q. Que va-t-il se passer lundi à Londres ? Européens et Américains vont parler commerce. Cela veut-il dire que le « New Transatlantic Market », dont avait rêvé Leon Brittan, vice-président de la Commission européenne, est enterré ?
Pierre Moscovici : Je n’irai pas jusqu’à là, parce que je ne veux pas être désagréable en quoi que ce soit. Mais je pense qu’il n’est plus question de cette initiative. J’ai été frappé en rencontrant plusieurs interlocuteurs ici du fait que les Américains pour des raisons sans doute différentes des nôtres n’étaient pas très intéressés non plus.
Q. Mais quoi qu’il arrive, ce sera le triomphe du libre-échange ?
Pierre Moscovici : Je crois qu’il ne faut pas avoir peur du mot. Nous vivons dans un monde ouvert, le libre-échange est la règle. Quand nous avons institué le Traité de Rome, c’était bien pour mettre en place le libre-échange. Mais il faut d’un côté le libre-échange, de l’autre côté des règles, une organisation. Cette organisation existe, d’ailleurs, c’est l’Organisation mondiale du commerce. Pour nous, c’est le cadre multilatéral, mondial, qui est le cadre pertinent pour organiser le libre-échange. Organiser le libre-échange, ce doit être notre philosophie. Nous ne voulons pas retourner au protectionnisme. Qui peut l’imaginer ? Ce n’est pas une doctrine qui a prouvé, dans l’histoire, qu’elle était efficace.
Q. Les Américains souhaitent souvent un interlocuteur unique pour ce qui est de l’Europe. Est-ce qu’à défaut, ils auront sur ces sujets, à défaut, des partenaires qui parleront de la même voix ?
Pierre Moscovici : Nécessairement. C’est comme cela que se déroulera ce sommet États-Unis-Europe. On y travaille en Europe, et ici aux États-Unis. Les contrats existent, ils sont continus. Les Européens parleront d’une seule voix lors du sommet, c’est sûr.
Q. Au terme de votre voyage aux États-Unis, vous pensez que sur leur politique commerciale, les États-Unis évoluent ?
Pierre Moscovici : Je pense qu’ils comprennent les préoccupations des Européens, sans doute davantage. Donc cela conduira à des évolutions. J’ai espoir que nous parviendrons à nous faire comprendre encore mieux, et à aller de l’avant.
Vous savez, vis-à-vis des Américains, il y a deux attitudes qu’il faut éviter. La première, c’est de tomber dans une américanophilie, alors qu’ils sont une puissance très allante, la seule superpuissance du monde, avec des volontés extrêmement fortes, c’est la tentation unilatérale que j’évoquais plus haut. La seconde, c’est de tomber dans un anti-américanisme de principe, qui n’a pas de sens non plus. Il faut un monde organisé, il faut un monde, qui ait des puissances, qui ait des pôles de stabilité. L’Europe et les États-Unis peuvent être ces deux pôles de stabilité. C’est ce que Madeleine Albright appelle le « leadership partagé ».
Q. Le G8 qui se réunit à Birmingham va se pencher sur la situation en Indonésie. Pensez-vous, pour terminer, que le président Suharto doit s’en aller ?
Pierre Moscovici : Je pense qu’il y a un problème politique en Indonésie qui devrait trouver une solution politique, qui passe par le dialogue politique. Donc, il faut avancer vers cela.
Q. C’est-à-dire ?
Pierre Moscovici : Je crois que je viens de le dire.
Q. Supposons que le général-président s’en aille, pensez-vous que cela favoriserait le dialogue ?
Pierre Moscovici : Je n’aime pas beaucoup la politique-fiction, surtout à l’égard d’États différents. Ce n’est pas comme cela que les choses se présentent. Je pense qu’il y a des évolutions en ce moment, qui appellent des réponses politiques.