Texte intégral
Déclaration (Paris, 2 août 1996)
Je tiens à rendre un très vif, très sincère hommage à la personne de Pierre Claverie, évêque d'Oran. Homme de foi, de justice et de courage, monseigneur Claverie avait, au cours des derniers mois, plusieurs fois rappelé le sens de son engagement. Je l'ai rencontré hier à Alger : nous avons évoqué les mesures que lui-même avait prises pour améliorer la sécurité des religieux de son diocèse d'Oran, mesures que nous devons sans cesse renforcer. Mais il m'a aussi confirmé sa volonté inébranlable de poursuivre sa mission.
J'exprime au nom des autorités françaises la condamnation la plus absolue, la plus indignée, devant cet attentat ignoble, cet acte particulièrement lâche.
L'assassinat de monseigneur Claverie est une nouvelle tragédie pour l'Église d'Algérie, dont il était l'un des plus éminents représentants. Cette personnalité courageuse, comme les sept moines trappistes assassinés il y a deux mois, avait consacré sa vie aux liens entre nos deux pays.
Quant au gouvernement français, il ne se laissera pas détourner de son chemin. La France souhaite des relations sereines et cordiales avec l'Algérie. Elle fait sien le message que nous laisse Pierre Claverie, message d'amitié et de solidarité, entre les peuples français et algérien.
Paris-Match: 8 août 1996
C'est une histoire abominable. Je suis bouleversé par la disparition tragique de Mgr Claverie, que j'ai rencontré à Alger quelques heures avant sa mort. Après mon entretien avec le Premier ministre algérien et juste avant de rencontrer le président Zéroual, jeudi matin, j'ai reçu à la Maison des Hôtes, où j'habitais, le vicaire général d'Alger, l'évêque de Constantine et l'évêque d'Oran, Mgr Claverie. Je voulais leur parler du pays et des problèmes qu'ils connaissent depuis la mort des sept moines. Il était environ 10 heures du matin, nous étions sur la terrasse, à l'ombre d'un parasol, chacun assis dans un fauteuil de jardin. Tous trois étaient vêtus d'un costume gris discret, d'une cravate et, à la boutonnière, une petite croix. Des hauteurs d'El Biar, la vue était superbe sur Alger inondée de soleil. Nous avons d'abord évoqué la situation en Algérie. J'ai ensuite expliqué à mes interlocuteurs le sens que nous donnions à ma visite en Algérie. Il s'agissait, leur ai-je dit, de renouer un vrai dialogue et de donner un nouveau départ à nos relations entre États. Ce qui m'a frappé chez Mgr Claverie, que je n'avais jamais rencontré auparavant, c'est sa tranquille assurance, sa détermination énergique de demeurer dans ce pays qui était le sien et qu'il aimait profondément et, en même temps, son regard d'une extrême bonté. En l'écoutant, je lui ai trouvé une vraie force de caractère, contrastant avec la douceur qui émanait de son visage. Il a fait part de toutes les difficultés que traverse l'Église à Oran et aussi des menaces dont tous trois étaient l'objet. Ils m'ont d'ailleurs raconté qu'ils avaient dû accepter, de la part du gouvernement algérien, la présence permanente de gardes du corps. Ils le regrettaient, d'ailleurs, car cela ajoute encore aux contraintes existantes. Nous avons parlé de la nécessité de regrouper les religieux dispersés dans le pays. Je leur ai expliqué que l'assassinat des sept moines nous obligeait à leur demander de se regrouper, mais que, bien sûr, chacun gardait sa liberté de comportement. Vers la fin de notre entretien, Mgr Claverie m'a dit : « Ce que vous faites pour reconstruire les relations franco-algériennes, c'est bien. C'est ce qu'il faut faire, c'est indispensable. »
L'après-midi, je suis parti à Tibhirine me recueillir sur les tombes des sept moines. C'était très émouvant. La région de Médéa est à la fois pauvre et incroyablement belle. Ce monastère est impressionnant par sa simplicité. Dans un coin du jardin, à côté d'autres tombes plus anciennes, sept monticules de terre encore fraîchement remuée retiennent les restes de nos malheureux moines. Ce sont les paysans de Tibhirine qui les ont creusés. Mgr Claverie, contrairement à ce qui a été écrit, n'était pas avec moi. Il avait décidé, plutôt que de rester à Alger cet après-midi-là, de regagner Oran le soir même.
Lorsque je suis rentré à Paris tard dans la nuit, j'ai appris vers 1 heure du matin que Mgr Claverie avait été victime d'un attentat qui lui avait coûté la vie. Cela m'a rendu très malheureux et je me suis aussitôt interrogé : et si cet attentat était une réplique à la démarche française ? Fallait-il la faire ? Fallait-il accepter de payer un tel prix ? J'y avais longuement réfléchi avant de partir. J'avais mesuré les risques. Je savais que ce type d'attentat pouvait survenir. Pour me réconforter, cette phrase de Mgr Claverie me revenait en tête : « C'est bien, ce que vous faites... »
Le lendemain matin, vendredi, le ministre des Affaires étrangères algériennes, M. Attaf, m'a téléphoné. Il voulait partager notre émotion. Plus tard, le Président Zéroual s'est exprimé, en français, ce qui est très rare, pour saluer la mémoire de Mgr Claverie. J'ai aussi parlé au téléphone avec l'évêque de Constantine. Il m'a expliqué qu’il ne croyait pas que cet attentat avait un lien avec ma visite à Alger. Selon lui, Mgr Claverie n'avait pas programmé son retour à Oran le soir même. Il n'avait même pas réservé son billet d'avion. Il a hésité à rester à Alger et, finalement, il a décidé de prendre l'avion ce soir-là. L'évêque de Constantine m'a encore précisé que tous les vols algériens avaient eu trois heures de retard. Que l'attentat était prévu de toute façon et qu'il avait nécessité une longue et importante préparation.
Me revient aussi en mémoire la dernière phrase de Mgr Claverie au moment de nos adieux. Je lui ai souhaité, en le quittant, d'avoir du courage. Il m'a répondu, avec son regard plein de bonté : « Mais, Monsieur le ministre, les religieux d'Algérie n’en manquent pas ! »