Texte intégral
Date : 6 mai 1998
Source : RADIOS FRANÇAISES
Q. – L'idée est donc de faire ce que vous avez déjà commencé à faire en France, c'est-à-dire d'amener les pharmaceutiques, d'amener les officiels, d'amener tous ceux qui peuvent aider, CNN et d'autres, qui promettent des fonds à l'ONU et de mettre cela dans un "pot commun", dans un impôt transparent souple qui puisse financer des projets ?
R. – Pas d'institutions, pas de bureaucratie, pas des ministères de la santé, mais des projets, conjointement avec ONU-SIDA qui a déjà un certain nombre de possibilités. Je vais vous donner un exemple : nous pourrions, pour cinquante dollars en tout, traiter une femme enceinte et sauver son enfant. Et ensuite, on prendrait en charge la mère. C'est cela la solidarité préventive, parce que l'enfant sera sauvé. Et puis, plus tard, si on fait de la trithérapie, si on imagine d'autres prises en charge quadrithérapie etc. ce sera plus cher. En gros, on a calculé que si on pouvait prendre en charge, pour le 21e siècle, 200 000 personnes qui, dans le tiers monde, ne mourraient pas, cela coûtera 400 millions de dollars par an.
Q. – Ne risque-t-on pas de vous dire le sida oui mais pourquoi pas la lèpre, la rougeole, la famine ? On donne déjà beaucoup ici les images du Soudan en ce moment sur les télévisions américaines ?
R. – Il faut tout faire. Je sais, on risque de me le dire, mais le sida a quelque chose de particulier : on en meurt à 100 % et donc comme nous n'en mourrons plus à 100 % et qu'en France par exemple, c'est 57 % de moins de mortalité cette année, je crois que l'effort de solidarité internationale, de solidarité globale doit être fait aussi pour cette maladie-là en commençant par des pays où les structures sont suffisantes, tels que l'Afrique du Sud, l'Ouganda, l'Inde etc.
C'est avec les médecins africains, avec les médecins indiens, qu’il faut travailler et avec des volontaires. Il faut commencer ou alors nous aurons laissé s'accomplir un des plus grands massacres, si j'ose dire, biologique de tous les temps.
Q. – Monsieur Kouchner, vous avez mentionné l'Afrique, qu'envisagez-vous de faire sur ce continent et plus précisément en Afrique francophone ? Je crois que vous comptez démarrer le projet avec l'Afrique du Sud. Pourquoi l'Afrique du Sud ?
R. – D'abord, parce que c'est très représentatif, qu'ils ont des structures pour travailler et parce que j'y ai travaillé moi-même. Je connais Nelson Mandela et j'ai besoin de son soutien. Mais je ne souhaite pas que ce soit une idée française et que les Français l'imposent dans les pays francophones seulement. Il y aura donc des propositions aussi en Asie, au Cambodge, en Thaïlande, en Inde etc. Il y a un peu d'argent français. Je pourrais commencer tout de suite mais je ne souhaite pas que ce soit autre chose qu'un projet international, un vrai but à donner à notre jeunesse. Il y aura des volontaires qui viendront travailler avec les autres, parce que cela concerne tout l'accompagnement des gens qui prennent cette trithérapie. Il ne faut pas s'imaginer que l'on va mettre à bas la prévention. Au contraire, c'est pour la renforcer. Il ne faut pas s'imaginer que je ne veux pas travailler pour le vaccin, au contraire. Il ne faut pas s'imaginer non plus que l'on va jeter des pastilles et des tablettes par les portes des avions sur la brousse, nous ne sommes pas idiots. Nous sommes utopistes mais pas idiots.
Q. – Qu'attendez-vous des États-Unis ? Comment pourrez-vous aider les États-Unis ?
R. – Par leurs conseils, leurs propositions, leurs intérêts pour la question, et pour partager avec eux tous les projets que nous avons déjà. J'attends tout, mais, vous savez, cela prendra quelque temps. C'est un vrai projet. Il va falloir aussi
convaincre le Congrès américain. Je serais très heureux de parler devant le Congrès. J'ai déjà convaincu le Parlement européen. Cela n'a pas été facile, cela a été fait. J'ai convaincu la Caisse d'assurance-maladie française qui participera.
J'ai convaincu les quinze pays de l'Union européenne. Et puis vous savez, quand j'ai créé Médecins sans frontières et puis Médecins du monde. J'étais considéré comme un fou dangereux qui n’arriverait jamais à rien et qui roulerait dans le ruisseau. Eh bien, c'est un peu pareil. J'entends des critiques qui ressemblent à celles que j'entendais au début de mes "Médecins sans frontières" : ce n'est pas possible et c'est interdit. C'est pour cela qu'il faut le faire.
Q. – Pour vous donc le rêve ne finit jamais ?
R. – Je serais très heureux de pouvoir réaliser ce rêve. Vous savez on ne sauvera pas 20 millions bien entendu. Mais si c'était votre mère, si c'était votre sœur ou votre fils, c'est toujours comme cela qu'il faut raisonner en médecine. Un homme me suffirait, un homme, une femme sauvés dans le tiers monde, parce qu'on aura apporté la trithérapie. On verra pour les 20 millions, qui sont d'ailleurs 30 millions aujourd'hui. On ne peut pas prendre tout le monde en charge, il y aura forcément un choix à faire. Il faudra que les médecins africains et les structures soient suffisants. Cela s’est passé en France de la même manière nous n'avions pas de structure, nous n'avions pas de médecins, nous n'avions pas de mentalité suffisamment offensive pour prendre en charge le sida avec l'afflux de la maladie. Avec les associations, tout a été changé.
Date : 12 mai 1998
51e ASSEMBLÉE ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ
Monsieur le président
Monsieur le directeur général
Mesdames et Messieurs les délégués
Mesdames, Messieurs
Je suis très honoré de m'adresser au nom de la France à toutes les délégations qui sont réunies aujourd'hui pour célébrer le cinquantenaire de l'Organisation Mondiale de la Santé.
La fondation de l'OMS fut elle-même le fruit d'une longue histoire, qui remonte à la fameuse épidémie de choléra qui a frappé l’Europe en 1832.
Déjà, on y retrouvait deux idées, deux principes, qui doivent fonder de façon pérenne notre action commune.
D'abord, l'exigence éthique.
Comme le dit la constitution de l'OMS, « la possession du meilleur état de santé qu'il est capable d'atteindre constitue l'un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soit en sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale. "
Cette exigence, je pourrais dire cette urgence, reste d'une actualité terriblement brulante lorsque l'on mesure l'inégalité qui subsiste entre les hommes face aux grands fléaux de notre temps comme le paludisme ou comme le sida dont les courbes de mortalité se croisent : je rappelle qu'en 1997, ces deux maladies ont causé 2 millions de morts.
Autre principe évoqué jadis, affirmé aujourd'hui, la santé publique s'impose comme une dimension de plus en plus essentielle, de plus en plus évidente, de la globalisation.
Les marchandises, les services, les capitaux, circulent de plus en plus librement, les personnes les accompagnent où les précèdent : comment imaginer que les maladies respectent les frontières ? La fièvre Ébola, la maladie de la « vache folle », le sida encore sont les exemples les plus frappants de cette réalité qui fait de notre monde une « petite planète » ou la solidarité doit prévaloir.
C'était déjà, je le répète, le constat de nos prédécesseurs qui se réunirent à Paris en 1852 pour la première conférence sanitaire internationale, ancêtre de l'OMS.
Celle-ci a su lutter efficacement contre de nombreux fléaux infectieux : l'éradication de la variole est un résultat exemplaire. L'OMS a précisé la notion de développement sanitaire par opposition à la simple délivrance des soins médicaux. Elle nous a ainsi conduit à la conférence d 'ALMA-ATA, étape importante dans l'élaboration de la politique sanitaire, et à l'adoption de la stratégie mondiale de la santé pour tous.
Beaucoup de choses ont donc été faites au cours de ce demi-siècle, et particulièrement pendant le mandat du docteur Nakajima. L'OMS, à l'orée du 21e siècle, peut être fière du chemin parcouru.
Pourtant, l'avenir, mesdames et messieurs, est menacé par de nouvelles maladies infectieuses, connues à ce jour ou encore inconnues, notamment l'infection par le VIH, agent responsable du sida qui a, comme vous nous l'avez rappelé, monsieur le directeur général, les plus graves répercussions sur la planète mais qui entraîne aussi, il faut le dire, un sursaut remarquable des chercheurs, des associations, de la communauté.
La lutte contre ce fléau incarne avec force les deux principes que je rappelais tout à l'heure : l'exigence éthique et la solidarité mondiale face à une menace mondiale.
L'OMS, dès les années 80, a été le fer de lance des mesures prises pour alerter les autorités sanitaires mondiales et, en collaboration avec ONUSIDA ; elle remplit trois rôles clans ce domaine : soutenir la recherche, négocier avec l'industrie pour que les produits de cette recherche soient mis à disposition de ceux qui en ont besoin, et enfin encourager la recherche sur le vaccin.
Prévention, soins médicaux et accompagnement socio-économique constituent le triptyque sur lequel repose la lutte contre le sida.
Ces actions se renforcent mutuellement. Nous maintenons que la prévention demeure essentielle, mais il est illusoire de penser qu'une politique basée sur la seule prévention puisse être durablement efficace et pleinement efficiente si elle n'est pas articulée avec une véritable offre thérapeutique nous l'avons constaté, nous le vérifions encore clans nos pays où nous sommes passés, grâce à des thérapeutiques enfin actives, de la mort à l'espoir.
C'est le sens de l'initiative de solidarité thérapeutique internationale que la France a présentée à Abidjan en novembre dernier et que l'Union européenne a faite sienne à Luxembourg en décembre.
Le projet en est simple : il existe maintenant des thérapies modernes qui permettent de prolonger la vie des malades. Ces thérapies permettent, chez la femme enceinte, de réduire de façon notable la transmission du VIH de la mère à l'enfant, grâce à des protocoles de traitement de courte durée administré le dernier mois de grossesse.
Or, l'inégalité d'accès au traitement, lié au coût élevé des médicaments, accentue le fossé entre le nord et le sud avec le risque de voir se développer une épidémie à deux vitesses.
Mais aucune ressource ne pourra être détournée de la prévention et de la prise en charge d'autres maladies. Il faudra consentir à de nouveaux efforts, de nouvelles ressources publiques et privées devront être mobilisées.
Nous souhaitons, dans un mouvement de solidarité globale du monde, un mouvement de solidarité thérapeutique, que ces mesures préventives, destinées à sauver des enfants dans les pays de l'Afrique, de l'Asie, de l'Amérique latine, de l'Europe, soient mises en œuvre au plus vite.
La mise en place de cette initiative devra se faire progressivement, par des projets sélectionnés par ONUSIDA en étroite collaboration avec les états concernés et en s'appuyant sur les équipes présentes sur le terrain, nous devons agir efficacement, sans créer des structures bureaucratiques ni de système de santé parallèle.
L'amélioration de la prise en charge du sida pourra contribuer puissamment à améliorer le savoir-faire des professionnels de santé et à créer une dynamique en faveur de la santé publique tout entière, comme ce fut le cas dans nos pays plus riches.
C'est pourquoi l'initiative de solidarité thérapeutique doit être d'emblée internationale, ouverte et opérationnelle, c'est le sens des propositions concrètes que la France a formulées dans un mémorandum qu'elle a remis au directeur-général.
La France, en présentant cette initiative, entend ainsi manifester son attachement profond aux principes qu'incarne l'OMS. Elle est fière de prendre part aux côtés des états membres au bilan positif de ces cinquante dernières années.
Elle réaffirme la volonté de s'engager dans cette perspective pour tous qu'est la « vie au 21e siècle », car il s'agit bien de donner de la vie aux années et de l'espoir à nos peuples. Je sais qu'il faut lutter partout contre toutes les maladies mais médecin de terrain, je sais aussi que dans certains pays peu nantis, en posant sa main sur la tête d'un bébé, nous avons une chance sur deux de porter attention à un enfant séropositif ne le supportons plus.
Pour accomplir cette tâche, difficile mais exaltante, l'organisation s'est choisie, en la personne de Gro Harlem Brundtland, un directeur général, un médecin, un vrai personnage politique, une femme énergique et visionnaire, qui a su montrer sa capacité à identifier et à affronter les grands défis de la planète et de son avenir. Je lui souhaite bonne chance, et je tiens à l'assurer du soutien indéfectible de la France.
Je vous remercie de votre attention.