Interviews de M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre-mer, à France Info le 22 avril 1998 et dans "La Croix" du 23, sur l'accord sur la Nouvelle-Calédonie, le calendrier sur le statut et l'avenir du territoire et les dimensions économiques sociales et culturelles de l'accord.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Signature des accords de Nouméa entre le FLNKS, le RPCR et l'Etat le 21 avril 1998

Média : France Info - La Croix

Texte intégral

France Info : Mercredi 22 avril 1998

France Info : Un accord historique a été signé en Nouvelle-Calédonie. On se donne 15 ou 20 ans pour se prononcer définitivement sur l'avenir du territoire. Mais l'abandon progressif de ses prérogatives par l'État ne laisse guère de doute sur l'issue ?

J.-J. Queyranne : Il y aura, dans 15 ou 20 ans – 20 ans en principe, 15 ans si le Congrès décide à la majorité qualifiée d'aller plus vite – un référendum, une décision qui portera donc pour la population, sur le transfert de ce que l'on appelle les compétences régaliennes : c'est-à-dire l'ordre public, la défense, la justice, la monnaie. Ce qui constitue le cœur d'un dispositif d'État.

France Info : Osons le mot l'indépendance.

J.-J. Queyranne : Il n'y a pas de mot tabou. Ce serait la pleine souveraineté. Disons, qu'à ce moment-là, il y aurait plénitude d'État, d'un État indépendant.

France Info : C'est curieux que ces mots aient une telle charge symbolique, qu'on ne les emploie pas dans le texte ni « indépendance », ni « autonomie », ce sont des tabous un peu ?

J.-J. Queyranne : Il a fallu rapprocher des points de vue très éloignés au départ Ce sont les deux principales formations qui ont signé les Accords Matignon – le RPCR dirigé par J. Lafleur, et le FLNKS –, qui ont accepté de discuter et d'élaborer une solution consensuelle. Mais, évidemment, rapprocher les points de vue nécessitait des compromis. Et nous sommes parvenus – l'État a joué un rôle actif – à ces compromis pour imaginer une solution évolutive sur laquelle les deux parties se sont retrouvées.

France Info : C'est une solution sur laquelle on voit, pour l'instant, surtout les Caldoches admettre de façon plus ou moins inéluctable un autre statut, et peut-être une Kanakie à la place de la Nouvelle-Calédonie.

J.-J. Queyranne : Surtout admettre qu'il faut continuer à vivre ensemble, parce que les Caldoches, comme les Kanaks qui représentent à peu près, au niveau des communautés, le même nombre d’habitants, la même population, sont appelés à vivre ensemble et à œuvrer pour le développement du territoire. Dans les discussions, nous avons souligné, et les uns et les autres ont bien pris en compte ce fait qu'ils construiront la Nouvelle-Calédonie de demain ensemble, sans exclusive.

France Info : Mais si elle est indépendante et qu'elle s'appelle la Kanakie, cela veut dire que les Caldoches, un moment ou à un autre, n'admettront plus ce lien symbolique avec la France, et se tourneront vers où : vers l'Australie ?

J.-J. Queyranne : Que se passera-t-il dans 15 ans, dans 20 ans, quelles sont les évolutions ? Moi, je ne peux présager de ce qui se passera. Je dirais simplement que ce sont les habitants de la Nouvelle-Calédonie, les citoyens de la Nouvelle-Calédonie qui en décideront.

France Info : Les rails sont tracés : il y a des stations, des abandons progressifs de souveraineté qui fait, qu'à la fin, on se doute bien que…

J.-J. Queyranne : Il y a ce qu'on appelle une dernière marche : sera-t-elle franchie ou non ? Il y a des transferts progressifs de souveraineté. C'est l'idée que l'émancipation ne se fait pas dans la rupture, comme l'histoire de la décolonisation des années soixante. La France avait imaginé à travers la communauté instituée par le Général de Gaulle dans la Constitution de 1958, une évolution qui ne s'est pas produite. Il y a eu des ruptures, notamment avec l'ensemble africain, puis l'Algérie ensuite. Ce qui n'a pas été engagé pour la Nouvelle-Calédonie à l'époque. Et donc nous sommes dans une autre histoire ; dans une période de novation juridique aussi, parce que nous avons fait une œuvre originale, mais qui se rapproche des statuts évolutifs des pays du Pacifique, qui sont des petits pays par leur population, et qui ont des relations soit avec les États-Unis, soit la Nouvelle-Zélande, et un peu de la même nature.

France Info : 15 ou 20 ans, c'est long pour des jeunes Kanakes qui n'ont pas forcément de perspectives économiques présentes, et n'auront peut-être pas de jobs d'ici là ?

J.-J. Queyranne : C'est pourquoi l'une des dimensions de l'accord c'est le développement économique, social, culturel. Et nous y tenons beaucoup : c'est le rôle de la France d'accompagner cette évolution. Quand je suis allé en Nouvelle-Calédonie, je me suis rendu compte qu'il n'y avait que deux médecins kanaks, qu'il n'y a que cinq professeurs de lycée qui sont d'origine kanake. Donc nous sommes devant un déficit, une inégalité qu'il faut compenser. On le fait par la formation des hommes, des femmes, par l’accès aux responsabilités. Cela s'est fait pendant la période des Accords Matignon, par un programme qu'on a appelé « 400 cadres », pour les cadres moyens de l'administration et du secteur privé. Mais il faut aller aussi vers des fonctions supérieures

France Info : Qu'est-ce qu'on fait de tous ces jeunes gens qui quittent le Nord pour grossir les faubourgs de Nouméa, en pensant trouver un Eldorado et qui sont finalement inactifs ?

J.-J. Queyranne : Il faut penser le rééquilibrage économique plus que cela n'a été fait. C'était une revendication du FLNKS, il y a quelques mois : la question de la construction d'une usine métallurgique au Nord, de transformation du nickel. J'espère qu'elle verra le jour, parce qu'effectivement, la Nouvelle-Calédonie c'est un territoire qui fait 400 kilomètres de long, 50 à 80 de large, et où la concentration de la population pour plus de 120 000 habitants se fait dans la conurbation de Nouméa. Donc, il y a besoin de rééquilibrage. Le développement des provinces – qui était la principale application des Accords Matignon – c'était déjà l'idée de ce rééquilibrage, qu'il faut confirmer.

France Info : À chaque fois qu'on traite du sujet, on a l'impression qu’il y a comme un pari sur l'avenir. On espère que le vivre-ensemble, le destin partagé va produire, dans 10 ans, 15 ans, un miracle de paix et de décisions sages.

J.-J. Queyranne : Oui, mais la Nouvelle-Calédonie est un bon exemple. Il y a 10 ans, c'était Ouvéa ; et puis après les Accords Matignon, la poignée de mains symbolique, et 10 ans de paix en Nouvelle-Calédonie, 10 ans de développement. Vous savez, quand les délégations des pays riverains viennent elles constatent que la Nouvelle-Calédonie s'est beaucoup développée. J'ai eu des appréciations qui, il y a 10 ans, étaient fort négatives, par exemple des Australiens, des Néo-Zélandais, ou des Fidjiens, et qui maintenant sont très positives.

France Info : Les Caldoches installés là, vont rayonner autrement dans un ensemble pacifique, sans avoir toujours les yeux rivés sur l'ancienne, ou l'actuelle, métropole ?

J.-J. Queyranne : C'est la chance de la France, si nous savons la saisir : c'est notre présence dans le Pacifique. Le Pacifique c'est 25 États, ce sont des États peu peuplés, mais un devenir important. Je ne dis pas que c'est l’Eldorado, mais nous avons intérêt à avoir une présence, un rayonnement de la culture, de l'influence françaises. Et la Nouvelle-Calédonie, avec d'autres, la Polynésie, peut jouer ce rôle.

France Info : Est-ce qu'il est possible, aujourd'hui, d'aller s'installer pour vivre en Nouvelle-Calédonie ?

J.-J. Queyranne : C'est difficile, et les partenaires des accords souhaitent que l’on régule l’arrivée pour éviter que les places soient prises.

France Info : Il y a une forme de préférence nationale, alors ?

J.-J. Queyranne : Ce n'est pas la préférence nationale. C'est simplement réguler le droit à l'emploi.


La Croix : 23 avril 1998

La Croix : Que se passera-t-il si, lors du référendum prévu dans quinze ans, les habitants de l'île se prononcent contre l'autonomie ?

Jean-Jack Queyranne : C'est aux partis politiques calédoniens qui ont signé; et à eux seuls, de faire un travail politique pour que les accords soient compris et acceptés par la population. Personne aujourd'hui ne peut dire quelle sera la réponse dans quinze ans. Nous avons tenu à conserver l'idée de référendum, car cette démarche démocratique se trouvait au cœur des accords de Matignon. Et elle devait le rester. Mais nous parions sur le dynamisme introduit par l'accord. Lorsque je me suis rendu en Nouvelle-Calédonie, il y a quelques mois, j'ai rencontré une population plongée dans l'incertitude, ne sachant pas de quoi l'avenir serait fait. L'accord trace une perspective sur quinze ans. Il permet désormais à l'île de se doter d'un projet d'avenir.

La Croix : L'explication politique sera-t-elle suffisante pour convaincre l'un et l'autre camp ?

Jean-Jack Queyranne : Non, bien sûr. Les structures juridiques ne font rien si la société ne suit pas. La réussite de cet accord passe aussi par la poursuite d'une politique de rééquilibrage en faveur des Canaques. Au travers de la formation des hommes, de l'accession aux responsabilités et à l'encadrement. Mais cela doit se faire dans la continuité. Sans rupture.

La Croix : On reproche le caractère flou du nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie...

Jean-Jack Queyranne : Si nous étions restés dans un cadre rigide, nous aurions échoué. Il est vrai que cette démarche pragmatique est contraire au droit français qui préfère enfermer les concepts dans des catégories précises. Mais c'est une conception mise en œuvre pour d'autres îles du Pacifique, en voie d'émancipation par rapport à leurs anciens colonisateurs. On me demande ce qu'est ce nouvel « objet juridique » ? Justement, c'est la Nouvelle-Calédonie. Au risque de choquer les esprits cartésiens. Mais l'essentiel, c'est d'avoir trouvé un point d'équilibre entre les parties qui soit en même temps évolutif. Car chacun des camps fait aujourd'hui sa propre lecture de l'accord : pour le FLNKS c'est une progression vers l'autonomie ; pour le RPCR, il offre des responsabilités accrues, au sein de la République française. Et personne ne peut dire quelle lecture en sera faite, lors du référendum.

La Croix : La signature de cet accord ne vous paraît-elle le symbolique, alors que l'on commémore l'abolition de l'esclavage, sous votre responsabilité justement ?

Jean-Jack Queyranne : La Nouvelle-Calédonie n'a pas connu l'esclavage, puisqu'elle a été colonisée après son abolition. Les Canaques, à l'inverse des Antillais, ne se réfèrent absolument pas à cette culture. Eux se revendiquent partie prenante d'une histoire mélanésienne, commune à cette zone du Pacifique.

La Croix : Peut-on affirmer aujourd'hui que l'esclavage a disparu totalement en France ?

Jean-Jack Queyranne : Qu'aujourd'hui la couleur de la peau soit un signe d'exclusion et d'inégalité, personne ne le nie. Égalité de droit ne signifie pas égalité de fait. Mais j'espère que l'esclavage, comme tel, n'existe plus dans notre pays. En 1848, il y avait un véritable « code noir ». C'est-à-dire une organisation financière, politique, juridique de l'esclavage, avec tout un commerce et une économie qui lui étaient attachés. Il faut aujourd'hui traquer tout ce qui peut s'y approcher, de près ou de loin, comme l'exploitation de travailleurs dans les ateliers clandestins.