Texte intégral
Je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour juger du rôle du ministre délégué chargé des affaires européennes. C’est un exercice qui exige de la lucidité, mais qui engendre aussi le risque de sa vanité. Il demeure que personne n’exerce de responsabilités sans avoir une idée de son rôle et de ses missions. C’est une conception qu’on a, c’est aussi une conviction qui se forge par l’expérience.
Selon moi, le ministre délégué chargé des affaires européennes a trois rôles : un premier rôle, interministériel, sur toutes les questions qui intéressent les Français et touchent à l’Europe. Son deuxième rôle consiste, dans le droit fil des positions définies dans ce cadre interministériel, à négocier et à « gérer » certains grands dossiers européens : je pense au dossier de l’élargissement, à la réforme des institutions, aux négociations sur le cadre financier et la réforme des politiques communes, notamment. Mais il y a un troisième rôle, qui s’est affirmé avec le temps et, qui est de « vendre » l’Europe aux Français, de s’efforcer de la rendre populaire, d’en faire percevoir l’intérêt pour la vie quotidienne de chacun. Au total, le ministre chargé de affaires européennes est à l’interface entre la politique extérieure et la politique intérieure. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’aujourd’hui l’Europe ne relève plus de la politique extérieure. C’est l’espace qui, finalement, environne chacune de nos décisions, chacune de nos actions.
Avant de revenir sur le rôle interministériel, je voudrais souligner combien, s’agissant du troisième rôle, l’action de communication est essentielle. Je vais lancer, après avoir fait effectuer un sondage - car il fallait connaître, usant d’un baromètre régulier, la perception des Français sur l’Europe – une campagne d’information qui se veut à la fois décentralisée et concrète. C’est très important : il faut aller sur le terrain, partout, mouiller sa chemise pour l’Europe.
Mon prédécesseur, Michel Barnier, avait adopté, dans le cadre de ce qu’il appelait le « dialogue national pour l’Europe », le principe de tournées régionales décentralisées. Cette démarche reste nécessaire, même si j’entends, naturellement, la conduire dans un autre esprit, qui est celui de la nouvelle majorité. Je m’efforce de l’orienter vers les préoccupations qui sont celles du gouvernement de Lionel Jospin : des préoccupations sociales, des préoccupations tournées vers l’emploi, des préoccupations tournées vers la jeunesse. De même, je participe, aux côtés de Dominique Strauss-Kahn, à la campagne d’information sur l’euro. De mon point de vue, il est important de mettre ces deux actions en relation, en synergie. L’euro n’est pas qu’une monnaie, c’est aussi le véhicule d’un modèle de société. Il faut qu’avec l’euro, les Français et les Européens sachent que l’objectif c’est la croissance et l’emploi, la solidarité et la cohésion sociale.
Nous voulons, je l’ai dit, une Europe populaire. C’est d’abord un problème politique. Comment prétendre rendre l’Europe populaire sans aller expliquer ce qu’elle est et ce qu’elle apporte, sans aller écouter les griefs qu’on lui fait et entendre les inquiétudes qu’elle suscite ? J’ai une conviction simple : les acteurs de la construction européenne sont les Européens, les Français eux-mêmes. Rien n’est possible sans leur mobilisation. Pour cela, je ne connais qu’une méthode : des objectifs clairs et le dialogue.
J’ai commencé en parlant du rôle interministériel du ministre chargé des affaires européennes. Il n’est pas possible d’aborder cette question sans dire au préalable quelques mots sur le secrétariat général du comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne, le SGCI, qui célèbre cette année le cinquantième anniversaire de sa création. Cette institution administrative, qui s’est acquise une réputation d’efficacité et de compétence, non seulement en France, mais aussi auprès de tous nos partenaires européens, accomplit des tâches primordiales. Je rappellerai, sans les citer toutes, que le SGCI veille à la coordination interministérielle des positions françaises en matière européenne, qu’il prépare les instructions nécessaires dans ce domaine, qu’il est le point de passage obligé des correspondances entre les autorités françaises et les instances communautaires, qu’il assure le suivi de la transposition des directives de l’Union en droit interne, et qu’enfin c’est à lui que revient la préparation des arbitrages qui doivent être rendus par le Premier ministre, dont il dépend. Il ne s’agit donc pas de concurrencer pareille institution, au contraire, le ministre des affaires européennes a besoin de s’appuyer sur un SGCI fort pour exercer la mission transversale qui est la sienne. Le SGCI est d’ailleurs, selon la formule consacrée, mis à ma disposition « en tant que de besoin ».
Il reste que, au sein du gouvernement, bien que le « réflexe européen » soit aujourd’hui présent, à des degrés divers, dans tous les départements ministériels, le ministre chargé des questions européennes a, par vocation, une vue générale de l’ensemble des dossiers et de leurs articulations. Il a, comme d’autres ministres, certes, l’expérience des conseils des ministres de l’Union : c’est lui qui représente la France au conseil marché intérieur, mais il siège également, avec le ministre des affaires étrangères au conseil affaires générales, qui est l’instance ministérielle de coordination des politiques de l’Union ; il représente notre pays au « Comité exécutif Schengen », qui suit les questions essentielles liées à la libre circulation des personnes en Europe. Enfin il est présent au Conseil européen, aux côtés du président de la République, du Premier ministre, en cohabitation, et du ministre des affaires étrangères. Il a l’occasion de fréquentes rencontres de travail avec chacun des membres de la Commission, ainsi qu’avec ses homologues des États membres. J’ajoute, et c’est un aspect décisif, que j’entretiens des contacts réguliers avec le Parlement européen, auquel j’ai appartenu, en particulier avec ses membres français, ainsi que, sur les dossiers européens, avec l’Assemblée nationale et le Sénat, notamment par le biais de deux délégations pour l’Union européenne. En somme, le ministre chargé des affaires européennes est sans doute – et ce n’est que logique – le membre du gouvernement qui a l’expérience la plus complète de la machine communautaire.
Sa tâche s’est alourdie au fil des ans avec l’extension considérable du champ des compétences communautaires, et l’accroissement du nombre des politiques communes, en particulier depuis l’entrée en vigueur de l’Acte unique, puis du traité de Maastricht. Ce n’est pas seulement la matière qui a connu un développement : l’introduction de nouveaux domaines d’intervention de l’Union, dont les délimitations ne correspondent pas nécessairement à celles des administrations nationales, provoque des coopérations interministérielles nouvelles. Le meilleur exemple est fourni par l’espace Schengen, qui sera progressivement incorporé dans l’Union, après l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam. La gestion de l’espace Schengen impose une étroite coopération à la fois policière, judiciaire, douanière et consulaire, qui mobilise des administrations de traditions différentes et de fortes personnalités. À cet égard, il me paraît tout à fait illustratif que ce soit précisément le ministre chargé des affaires européennes qui présente la France au comité exécutif Schengen.
L’enjeu est, pour moi, double. Il est, pour une part, d’insuffler l’Europe dans le travail gouvernemental. Il ne s’agit pas d’ajouter, ici ou là, une touche européenne, mais bien de prendre en compte toute la dimension de notre engagement européen dans la définition de nos politiques. Cela peut fonctionner comme une contrainte. À certaines - rares – occasions, le ministre des affaires européennes est amené à rappeler que telle ou telle mesure envisagée est tout simplement contraire aux règles communautaires auxquelles nous avons souscrit. Cela peut constituer une aide à la décision. Il me paraît, en effet, important que nos décisions puissent s’inscrire dans la logique de nos positions européennes et dans la dynamique de la construction européenne. C’est aujourd’hui une évidence que les politiques communautaires au sens strict, sont scrutées par les autres partenaires. Bien souvent, leurs opinions publiques y sont attentives. Je suis convaincu que, dans tous les cas, elles peuvent avoir valeur d’exemple.
Mais la part essentielle de la mission transversale du ministre chargé des affaires européennes s’exerce dans la définition et la mise en œuvre de notre politique européenne. Je peux le résumer simplement : il s’agit de faire prévaloir le point de vue de la cohérence, face aux risques d’éclatement que porte en elle la logique sectorielle.
Rassurez-vous, ce n’est pas la guerre des tranchées, et comme je le disais, le « réflexe européen » est désormais assez répandu dans la culture gouvernementale. Il demeure que la tâche est parfois difficile. D’abord parce que le ministre délégué chargé des affaires européennes ne dispose pas de services propres. Il a un cabinet forcément et justement réduit. Il recourt aux services compétents du ministère des affaires étrangères, c’est-à-dire pour l’essentiel à la direction de la coopération européenne, au service de la PESC et à la sous-direction du droit communautaire de la direction juridique. Il travaille, je l’ai dit, en étroite intelligence avec le SGCI.
Cette faiblesse administrative apparente est largement compensée par le rôle politique du ministre, au sein du gouvernement. En effet, le Premier ministre, qui rend les arbitrages, se place naturellement en dehors de ce que j’appelle la logique sectorielle : il est, en raison même de ses responsabilités, sensible aux arguments qui défendent une approche globale. Ainsi donc, au-delà de son expertise propre, la force du ministre des affaires européennes dans la définition de nos politiques européennes découle de ce que je pourrais appeler une autorité de conviction.
Vous aurez remarqué que j’ai employé indifféremment les expressions « ministre », « ministre délégué », « ministre chargé » ; il n’y a pas là de souci protocolaire. Toutes ont eu cours dans les dix dernières années, sans que cela ait modifié sensiblement le rôle de leurs bénéficiaires. De même, la donne est peu changée, que le ministre dispose ou non de services propres : on reste, dans tous les cas, dans de petites unités administratives.
La question de savoir si le portefeuille des affaires européennes doit demeurer rattachée aux affaires étrangères ou l’être au Premier ministre me semble plus substantielle. Cette question s’adresse à la France, dans la mesure où elle concerne nos structures gouvernementales. C’est aussi un débat européen, directement lié à la réforme du fonctionnement des institutions de l’Union. Dans la mesure où l’instance de coordination au niveau de l’Union est le conseil affaires générales, dans lequel siègent les ministres des affaires étrangères et les ministres des affaires européennes, la situation présente est tout à fait satisfaisante, même si on peut imaginer qu’elle puisse évoluer à l’avenir, si le Premier ministre souhaite se faire assister d’un responsable politique capable d’assurer directement auprès de lui l’animation interministérielle de toutes les questions relatives à l’Europe. En revanche, quelle que soit la formule retenue, il est vital que le responsable des affaires européennes assiste au Conseil des ministres dans son pays. Je le vois bien, en côtoyant mes collègues européens, dont le poids est très inégal selon qu’ils appartiennent ou non au « cabinet ». Cette présence est encore plus nécessaire, faut-il le souligner, en période de cohabitation.