Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie, dans "Libération" du 4 mai 1998, sur les mesures du plan pluriannuel en faveur de la réduction des inégalités dans l'enseignement en Seine-Saint-Denis, la gestion de la crise par son administration et ses relations avec les élus communistes de Seine-Saint-Denis.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

Libération : Vous avez jeudi présenté un troisième plan de rattrapage. Est-ce le bon ?

Claude Allègre : Je vous dirai dans deux ans si j’ai réussi à régler les problèmes de Seine-Saint-Denis. Quand on verra si les enfants là-bas ont les mêmes chances que les autres, s’ils réussissent aussi bien au bac, s’ils accèdent aussi bien à l’enseignement supérieur. Mais je crois que ce plan de 1 milliard de francs en trois ans doit satisfaire pleinement la Seine-Saint-Denis. Maintenant qu’il y des moyens, il faut bâtir. Nous aurions pu replâtrer, donner 5 postes à chaque collège histoire de continuer à fabriquer des inégalités. Nous aurions sûrement évité ces six semaines de conflit. Ce n’est pas ma démarche.

Dans notre plan, l’important, c’est la mise de moyens, leur répartition sur place pour atténuer les inégalités. C’est aussi la mise sur pied d’un dispositif censé en faire un département pilote. Des chargés de mission s’occuperont, par exemple, des problèmes d’insertion économique, de l’adéquation emploi-formation, des réseaux d’éducation prioritaire… Nous allons aussi tenter des expériences de sports-études, comme cela a été fait en Grande-Bretagne pour les élèves en difficulté. Élisabeth Guigou doit, par ailleurs, mettre en place des classes relais. Et, avec Édith Cresson (commissaire européen), nous allons installer deux écoles de la deuxième chance. Il en existe 27 en Angleterre, 16 en Italie. En France, celle de Marseille ne marche pas mal. Huchon (président du conseil régional) va retaper les 5 lycées les plus amochés, et Clément (président du conseil général) fait un effort sur les collèges. En plus, avant la fin 98, tous les collèges et les lycées seront branchés sur l’internet, et nous investirons 12 millions pour les nouvelles technologies. Et puis, il y aura les 5 000 emplois-jeunes, pour lesquels nous mettons en place un nouveau système de recrutement qui s’appuie sur les mairies.

Libération : Pour les 3 000 postes que vous créez sur trois ans, vous confirmez que vous ne procéderez pas à des redéploiements ?

Claude Allègre : Je ne prends pas de postes d’une autre académie pour les mettre en Seine-Saint-Denis. Pour la rentrée 1998, je me débrouille. Pour 1999 et 2000, il y aura une ligne budgétaire spécifique pour les académies en retard. Il n’y en a pas des dizaines. Il y a le 93, les DOM et quelques coins ici ou là.

Libération : Six semaines pour prendre la mesure de la crise, c’est un peu long, non ?

Claude Allègre : Personnellement, j’ai pris dès le départ la mesure des problèmes. Pas mon administration, malheureusement, qui a continué de raisonner comme sous Bayrou. Il y a encore trois semaines, elle prétendait que le 93 n’était pas sous-encadré ! J’ajoute que ce qui a contribué à déclencher le conflit, c’est le fait que l’administration n’a pas osé présenter aux partenaires l’ensemble des mesures que j’avais annoncées la veille devant les élus. Elle en a gardé la moitié dans la poche. Elle a annoncé deux fois 500 heures, alors que j’en avais donné 1 000 dès le départ ! Du coup, certains ont cru qu’on les trompait. Autre exemple : j’ai écrit il y a trois semaines une circulaire sur l’arrêt des suppressions de classe. Or on a continué à en supprimer. Mais, au fond, il y avait le fait que le plan d’urgence était insuffisant. C’est pourquoi j’avais dit qu’il fallait un plan pluriannuel dès le 12 mars.

Libération : Et vous, vous n’avez pas commis d’erreurs ?

Claude Allègre : Toute ma vie, j’ai commis des erreurs. Toute ma vie, je les ai corrigées, Sinon, je ne serai pas là où je suis.

Libération : N’avez-vous pas eu, par exemple, une lecture trop politique de ce conflit ?

Claude Allègre : Je n’ai jamais eu une lecture politique de cette crise. Honnêtement, je ne me suis pas occupé du rôle du PCF, même su je sais qu’en Seine-Saint-Denis on est dans le cœur du Parti communiste et que c’est compliqué, qu’il y a aujourd’hui au PCF des nuances et des tendances. Mais je note que Jean-Claude Gayssot et Marie-George Buffet, mes collègues du gouvernement, m’ont toujours soutenu. Le fait que ces deux ministres communistes viennent de ce département n’a peut-être pas été anodin. Certains se sont peut-être demandé où ils allaient atterrir après avoir été ministre. Il y a au PCF comme ailleurs des ambitions personnelles. Le fait que Braouezec (le maire de Seine-Saint-Denis) n’ait pas été ministre n’a pas dû arranger les choses… Mais pour moi, ce n’est pas le plus intéressant. Ce qui m’intéresse c’est le message social qu’il y a derrière et qu’il faut traiter de manière responsable.

Libération : Votre déclaration devant le conseil national de SOS-Racisme, quand vous avez accusé les profs grévistes de faire le jeu du FN, n’a-t-elle pas été une erreur ?

Claude Allègre : On a répété une phrase fabriquée et mise hors de son contexte. J’ai juste dit que l’extrémisme de gauche nourrit l’extrémisme de droite. Je suis très attentif au phénomène du FN, que je considère comme extrêmement dangereux.

Libération : Si les enseignants se remettent en grève, que faites-vous ?

Claude Allègre : Rien. Que voulez-vous que je fasse de plus… J’ai fait ce qu’il fallait. Maintenant, c’est à la Seine-Saint-Denis, aux équipes sur place de le traduire dans les faits. Pour le reste, le ballon n’est plus dans mon camp. Il va être dans celui de Claude Bartolone, Jean-Pierre Chevènement, Jean-Claude Gayssot et Élisabeth Guigou. Car il faut arrêter de penser que l’école toute seule va résoudre les problèmes des banlieues.