Entretien de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, dans "Le Figaro Economie" du 7 février 2019, sur l'opposition de la Commission européenne à la fusion Alstom-Siemens et le droit de la concurrence.

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

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Q - Vous aviez mis en garde contre une erreur économique et une faute politique, et pourtant, la Commission européenne est restée inflexible et a interdit la fusion Alstom-Siemens. Comment l'expliquez-vous ?

R - C'est à la Commission d'apporter des explications. Je le maintiens : sa décision est une erreur et une faute qui coûtera cher au secteur ferroviaire européen. Elle repose sur des arguments techniques qui sont extrêmement contestables et sur une vision complètement décalée de ce qu'est le marché mondial. La Commission a limité son analyse au seul marché européen, partant du principe que les marchés chinois, japonais et sud-coréens n'étaient pas pertinents car ils sont fermés aux acteurs européens. Elle a estimé que les Chinois n'avaient pas accès au marché européen alors qu'ils sont déjà là ! La menace sera très concrète, dans un avenir très proche. La Chine a fusionné ses opérateurs, qui remportent des marchés internationaux. Il existe un champion mondial chinois du rail, il n'y aura pas de champion européen. La Commission en porte la responsabilité : au lieu de défendre l'intérêt de l'Europe, elle sert celui de la Chine.

Q - La France et l'Allemagne ont soutenu cette fusion, mais n'avez-vous pas oublié les autres pays de l'Union ?

R - Absolument pas. D'ailleurs, ce rapprochement aurait donné lieu à des cessions d'actifs, en particulier dans le domaine de la signalisation, pour lesquelles d'autres industriels européens étaient intéressés. Eux aussi auraient été renforcés.

Q - La concurrence défendue par la Commission est le gage de prix bas pour le consommateur et de dépenses publiques moindres pour le contribuable. Ne devriez-vous pas défendre cela aussi ?

R - Il faut se tourner vers l'avenir. Le droit de la concurrence que nous appliquons est celui du XXe siècle ; il n'est pas adapté au XXIe. Nous proposerons, avec notre partenaire allemand, une révision de ce droit afin de permettre à l'Europe de bâtir une vraie politique industrielle aussi puissante que notre politique commerciale. Nous devons tenir compte de la réalité. Cette réalité, c'est l'émergence de nouveaux champions mondiaux bénéficiant de soutiens publics importants, dans des domaines qui exigent des capacités de financements considérables, et où les choses évoluent à très grande vitesse. On ne peut pas se battre dans ces conditions avec un droit figé, pour tout dire obsolète.

Q - Quelles évolutions sont nécessaires ?

R - L'analyse de la concurrence doit prendre en compte différemment les marchés pertinents et le rythme de leur évolution. Nous souhaitons aussi que les Etats membres aient un droit de regard renforcé sur les décisions en matière de concurrence. Cette nouvelle méthode s'articulera avec le renforcement déjà engagé du contrôle des investissements étrangers en Europe pour préserver notre substance industrielle la plus précieuse, et avec une politique commerciale plus musclée. Nous devons ouvrir les discussions qu'il faut avoir avec la Chine en particulier sur l'ouverture de ses marchés, notamment publics, sur la propriété intellectuelle, et sur les aides d'Etat.

Q - Mais ces négociations avanceront beaucoup trop lentement...

R - C'est vrai, le monde avance plus vite que l'Europe aujourd'hui. J'espère que ce qui vient de se passer agira comme un électrochoc pour que l'Europe change, et vite. Cela dit, nous avons obtenu, avec le président de la République, des avancées significatives concernant les travailleurs détachés, le contrôle des investissements étrangers, et la création d'un véhicule financier afin de contourner les sanctions américaines sur l'Iran. La concurrence internationale est féroce, l'Europe doit être plus forte.

Q - Ne risquez-vous pas, en le contestant, d'affaiblir l'outil européen qui est justement le plus puissant sur la scène mondiale, c'est-à-dire son contrôle de la concurrence ?

R - Au contraire. Il sera d'autant plus efficace qu'il tiendra compte de la réalité. Il sera d'autant plus crédible pour les citoyens européens qu'il servira l'intérêt général de l'Europe. L'Europe a besoin de champions industriels. Il faut être à la hauteur de ce défi. La question, au fond, est simple : souhaite-t-on une Europe vassalisée, dépendante des technologies américaines et chinoises, ou une Europe qui sera une puissance industrielle de même rang ?

Q - Êtes-vous inquiet pour l'avenir d'Alstom ? Faut-il encourager une autre opération de concentration, franco-française par exemple ?

R - Je n'ai pas d'inquiétude pour Alstom qui reste une magnifique entreprise, avec des compétences et des technologies de premier plan. Alstom a d'autres possibilités pour se renforcer et auxquelles nous devons maintenant travailler. Toutes les options seront étudiées.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 février 2019