Déclaration de Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, sur la judiciarisation et la criminalisation de l'action militante, à l'Assemblée nationale le 5 mars 2019.

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Circonstance : Intervention lors du débat sur la judiciarisation et la criminalisation de l'action militante

Texte intégral

Mme la présidente. L'ordre du jour appelle le débat sur la judiciarisation et la criminalisation de l'action militante.

La conférence des présidents a décidé d'organiser ce débat en deux parties. Dans un premier temps, nous entendrons les orateurs des groupes, puis le Gouvernement. Nous procéderons ensuite à une séquence de questions et réponses. Je vous rappelle que la durée des questions, ainsi que celle des réponses, est limitée à deux minutes, sans droit de réplique. Je vous demande de respecter ce temps de parole.

(…)

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux, ministre de la justice.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Mes premiers mots iront à M. le député Naegelen, dont les propos rejoignent mes pensées s'agissant des surveillants pénitentiaires qui ont été gravement blessés à la suite du très lâche attentat terroriste qui s'est déroulé à la prison de Condé-sur-Sarthe. Je vous remercie, monsieur le député.

S'agissant du débat qui nous occupe ce soir, je relève, comme l'ont fait M. le député Jean-Michel Clément et Mme la députée Sarah El Haïry, l'étonnante conjonction terminologique que vous avez choisie : parler de judiciarisation de l'action militante me semble en effet relever d'une pensée ou d'une volonté d'insinuer qu'une action militante devrait ou pourrait systématiquement faire l'objet d'une judiciarisation.

M. Jean-Paul Lecoq. C'est le cas !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Tel n'est pas le cas.

Mme Mathilde Panot et Mme Caroline Fiat. Ah si !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je vous laisse libre de votre opinion mais permettez-moi de vous donner la mienne : tel n'est pas le cas. Tel n'est pas le cas parce que l'action militante est infiniment respectable, comme vous l'avez dit les uns et les autres, notamment vous, M. le député Jumel, lorsque vous avez dit que la France des oubliés a tenté de retrouver de la lisibilité, du respect, de la dignité. Cela, en effet, est infiniment respectable, doit le rester et doit être entendu, comme le fait me semble-t-il le Gouvernement à travers l'organisation du grand débat. En tout cas, même si nous ne partageons pas tout, cela reste infiniment respectable.

Ce qui ne l'est pas, en revanche, et qui ne peut pas l'être, comme plusieurs de vos collègues l'ont dit, ce sont les débordements, les casseurs dont les actions contrecarrent la liberté militante que les uns et les autres avez évoquée.

Mme Mathilde Panot. Madame la ministre, Loïc Prud'homme n'est pas un casseur !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. À l'instar d'autres démocraties, la nôtre est confrontée, à l'occasion ou en fin de manifestations, à des débordements qui recouvrent plusieurs aspects. Je pense par exemple au 1er mai dernier, à Paris…

M. Jean-Paul Lecoq. Place de la Contrescarpe ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. …où les black blocs s'en sont pris aux forces de l'ordre avec une violence que nul n'a niée et ont saccagé des magasins et dégradé du mobilier urbain.

Mme Mathilde Panot. Sans compter Benalla.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Ces faits ont donné lieu à Paris à une quinzaine de condamnations à différentes peines. Je ne vois là rien qui soit irrégulier.

Ces derniers mois également, dans le cadre du mouvement des gilets jaunes, de nombreux débordements inacceptables ont eu lieu : je pense aux dégradations à l'Arc de Triomphe, je pense également, en province, à l'incendie de la préfecture du Puy-en-Velais ou encore à de multiples dégradations de bâtiments publics, qu'il s'agisse des Palais de justice d'Avignon, du Havre ou de Perpignan, de la préfecture de Carcassonne ou de l'ancienne Trésorerie de Narbonne. Tous ces événements sont le fait de casseurs infiltrés au milieu de manifestants pacifiques.

Au-delà de ces « actions choc » menées contre les symboles de la République, je souhaite, comme Mme la députée Anthoine, avoir une pensée pour l'ensemble de nos concitoyens affectés jour après jour, week-end après week-end, par de tels débordements. Je pense, plus particulièrement, aux nombreux commerçants des centres-villes, qu'il s'agisse de Bordeaux, de Toulouse ou d'autres villes, qui ont dû faire face à de véritables agressions.

Cette radicalisation de l'action violente n'est pas liée au mouvement des gilets jaunes mais le précède, comme nous avons pu le constater avec les zones à défendre, les ZAD, à Bure ou à Notre-Dame-des-Landes.

Mme Mathilde Panot. Non !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je souhaite également évoquer un autre événement, un phénomène assez nouveau qui me semble-t-il ne relève pas seulement de l'action militante mais la dépasse : je pense à la montée en puissance, ces derniers mois, sur l'ensemble du territoire, d'actions violentes menées contre des professionnels de l'alimentation ou spécialisés dans le commerce des produits d'espèces animales – Mme El Haïry l'a d'ailleurs rappelé. En 2018, plusieurs dégradations de commerces ont été recensées dans l'agglomération lilloise, dans le sud de la France, visant des bouchers, des charcutiers ou des restaurateurs, ces actions s'accompagnant parfois de menaces et de comportements très agressifs à l'égard des professionnels concernés. En septembre 2018, cela a été évoqué, un incendie criminel d'un abattoir dans l'Ain a provoqué la mise en chômage technique de 80 personnes. Il me semble que ce sont là aussi de graves préjudices financiers, parfois humains, qui ne sont en aucune manière acceptables.

Je tiens à le dire à nouveau ici avec force : l'ensemble de ces dégradations, de ces événements, constituent des infractions pénales qui portent atteinte à la liberté d'entreprendre et à la liberté du travail et doivent nécessairement faire l'objet de sanctions pénales adaptées.

Mme Mathilde Panot. Et Loïc Prud'homme qui manifeste ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Vous le voyez, nous sommes confrontés à une véritable radicalisation de la part de certains militants ultras (Protestations sur les bancs du groupe FI) dont les modes de contestation impliquent des passages à l'acte de plus en plus violents…

Mme Mathilde Panot. S'il vous plaît, madame la ministre, répondez !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. …qu'il ne me semble pas possible de tolérer d'une quelconque façon. (Les exclamations persistent.)

Mme la présidente. S'il vous plaît, chers collègues !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Pour y faire face, l'action judiciaire doit veiller à sanctionner ces débordements dans le respect de l'État de droit, dans le respect de règles de droit précises qui découlent des textes conventionnels ou constitutionnels.

M. Jean-Paul Lecoq. Participer à une manifestation non autorisée, ce n'est pas criminel !

Mme la présidente. Monsieur le député, seule madame la ministre a la parole.

M. Jean-Paul Lecoq. Je veux bien tout entendre, mais enfin…

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. J'ai presque fini, monsieur le député.

Mme Mathilde Panot. Loïc Prud'homme ! Répondez !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Plusieurs d'entre vous l'ont rappelé, la Constitution, de même que la Convention européenne des droits de l'homme, protègent la liberté de manifestation, liberté fondamentale qui découle du texte constitutionnel. Toutefois le Conseil constitutionnel a précisé, cela a été également rappelé, par M. le député Mis je crois, que cette liberté de manifestation pouvait être limitée « lorsqu'elle devait se concilier avec la prévention des atteintes à l'ordre public, notamment, des atteintes à la sécurité des personnes et des biens », lesquelles répondent également à des objectifs de valeur constitutionnelle.

M. Sébastien Jumel. Alain Juppé va corriger tout cela ! (Sourires)

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Notre cadre juridique actuel – je n'évoque pas ici la Convention européenne des droits de l'homme – permet donc tout à fait de sanctionner ces dérives…

Mme Mathilde Panot. Donc, de matraquer un député ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. …à condition que les sanctions soient proportionnées et adaptées à leurs objectifs.

M. Éric Coquerel. C'est vous qui dérivez ! Tous les jours !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Cela rejoint le sens de la politique pénale que j'entends mener dans ce domaine-là. L'ensemble des circulaires que j'ai diffusées auprès des parquets n'ont qu'un seul objectif : permettre à nos concitoyens de s'exprimer en toute liberté et en toute sécurité,…

M. Jean-Paul Lecoq. Vous n'avez pas été comprise !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. …de pouvoir exprimer leurs opinions sur la place publique. En revanche, il doit également permettre de sanctionner lorsque cela paraît nécessaire tous ceux qui abuseraient de cette liberté en nuisant à autrui.

M. Éric Coquerel. Avec proportionnalité ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je crois que ce cas-là va à l'encontre de la liberté de manifester.

Dans tout cela, madame Panot, il n'y a rien, rien qui s'apparente à des pratiques mafieuses, contrairement à ce que vous avez dit. Vous ne pouvez pas porter une telle appréciation sur une action conforme à la règle de droit. (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM. – Exclamations sur les bancs du groupe FI.)

M. Éric Coquerel. Et M. Prud'homme ? Vous n'avez pas répondu.


Mme la présidente. Nous en venons aux questions.

La parole est à M. Jean-Hugues Ratenon, pour le groupe La France insoumise.

M. Jean-Hugues Ratenon. Mes collègues Mathilde Panot et Éric Coquerel ont très bien exposé la situation : partout en France où il y a eu des mobilisations, le Gouvernement a exercé une répression terriblement violente.

Pour vous prouver que ce ne sont pas des débordements personnels qui sont en cause mais que des ordres ont été donnés, je vais vous parler d'un territoire situé à 10 000 kilomètres de Paris.

Lors des premières semaines de mobilisation des gilets jaunes, La Réunion a connu un mouvement d'une ampleur que nous n'avions pas vue depuis plusieurs décennies. C'est un fait historique et politique majeur pour notre île. Aujourd'hui encore, les braises de la révolte sont toujours chaudes. Pourquoi ? En raison des mensonges d'État et des ordres de votre gouvernement, qui attisent la colère.

Suite à des tirs de flash-ball, trois Réunionnais ont perdu leur oeil – mutilés à vie et abandonnés par l'appareil judiciaire. Un EHPAD – établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes – s'est retrouvé dans des nuages de lacrymogène. Suite à cela, pas un mot d'excuse. Rien ! Lors d'un procès, un accusé n'a pas pu montrer au tribunal un film pouvant prouver son innocence. Vous savez très bien que ce ne sont pas des conditions dignes d'un jugement. Et je vous passe les arrestations totalement injustifiées, sans oublier des propos qui s'apparentent à des menaces de mort qui ont été tenus dans un commissariat de police de La Réunion.

Dernier exemple en date : ce samedi, Carole, gilet jaune des premières heures, a été gazée en plein visage alors qu'elle ne représentait aucun danger. L'attaque a été si violente que Carole s'est écroulée sur le bitume et a dû être transportée à l'hôpital.

Madame la ministre, quand cesserez-vous de frapper, de totocher et d'enfermer injustement des manifestants pacifiques ? Quand changerez-vous de politique sociale et fiscale ? (Applaudissements sur les bancs du groupe FI.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je souhaite rappeler les propos que j'ai tenus tout à l'heure, monsieur le député Ratenon, sur un point important : les revendications de la population, de quelque partie qu'elles viennent, doivent être écoutées. En revanche, il y a des moments où les débordements ne peuvent plus être acceptés.

M. Éric Coquerel. Vous savez qu'il y a des manifestants pacifiques ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je souhaite pouvoir terminer, monsieur le député Coquerel ! Je voudrais que vous cessiez de m'interrompre à chaque instant ! Lorsque vous parlez, je vous écoute avec respect. Je ne vous demande pas grand-chose, seulement de me laisser terminer mes phrases, ce sera déjà très bien.

Ces débordements, monsieur Ratenon, placent parfois les forces de l'ordre dans des situations extrêmement difficiles. Si des erreurs sont commises de leur part, vous savez que des inspections peuvent être diligentées. Au moment où je vous parle, des inspections sont systématiquement diligentées lorsque des manifestants déposent des plaintes en raison de violences que les forces de l'ordre auraient commises.

M. Jean-Hugues Ratenon. On a refusé de prendre des plaintes !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Il existe des règles de droit et elles s'appliquent aussi bien aux manifestants qu'aux forces de l'ordre.

M. Éric Coquerel. Et où en est le boxeur toulonnais ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. C'est cela qui caractérise et qui fonde vraiment notre démocratie. Si des plaintes sont déposées, des enquêtes ont lieu.

M. Éric Coquerel. Alors, le policier boxeur toulonnais ?

Mme la présidente. La parole est à M. Sébastien Jumel, au nom du groupe de la Gauche démocrate et républicaine.

M. Sébastien Jumel. L'histoire que je vais raconter a des conséquences humaines graves : celle d'un homme licencié pour motif disciplinaire, dans le contexte d'une journée de mobilisation sociale, sur la base de faits que la justice a classés sans suite faute d'avoir pu établir la moindre infraction. Malgré cela, malgré la démonstration judiciaire d'un dossier d'accusation absolument vide, cet homme de 53 ans, qui totalise vingt-huit années de service et vingt-deux années d'engagement syndical, n'a pas été réintégré dans les effectifs de son entreprise.

L'entreprise en question n'est autre que la SNCF. La SNCF que son statut public, j'allais dire son histoire devraient prémunir contre toute tentation de règlement des conflits sociaux par la punition, par l'intimidation, par la pénalisation, par une forme de répression qui ne dit pas son nom !

Le cas de Jean-Michel Dieudonné, aiguilleur du fret rayé des cadres de la SNCF, illustre cette dérive dont nous essayons de discuter ce soir, sans apparemment y parvenir.

Le choix qui a été fait par l'entreprise publique de licencier son salarié, qu'elle accuse pour un incident mal établi, contesté même – un débat un peu vif avec une collègue durant une journée de grève le 27 juillet 2018 à la gare de l'Est – n'a pas de précédent récent. Cette sanction, prise sans même attendre le résultat du travail de la justice, qui a donc procédé depuis à un classement sans suite, ne s'applique normalement qu'à des agents frappés d'une lourde peine pénale, par exemple à la suite d'un braquage ou d'un meurtre.

Le président de la SNCF a été saisi par de nombreux élus parlementaires – Caroline Fiat est très engagée sur le dossier, et nous sommes également mobilisés – mais n'a pas répondu. Une pétition a déjà réuni près d'un million de signatures pour demander l'annulation de la sanction, mais le président de la SNCF ne répond pas.

Cette situation, monsieur le ministre, interpelle directement l'État, actionnaire de la SNCF. Nous vous demandons donc d'intervenir pour réparer ce qui s'apparente à une discrimination syndicale, une judiciarisation de l'action militante telle que nous la concevons. (Applaudissements sur les bancs des groupes GDR et FI.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Monsieur Jumel, effectivement, cette affaire a suscité des échos dans la presse et la mobilisation de parlementaires, dont vous-même. Il m'est très difficile de répondre à une question qui concerne des sanctions prononcées par une entreprise à l'encontre d'un salarié dans le cadre d'une procédure disciplinaire. Je ne suis sans doute pas la mieux placée, en tant que garde des sceaux, pour vous apporter un éclairage sur cette affaire dont je ne connais pas les éléments exacts, hormis ceux que la presse et vous-même avez rapportés.

Il me semble que les questions disciplinaires relèvent de l'entreprise qui a prononcé de telles sanctions, et j'imagine que le salarié a engagé les procédures lui permettant de contester cette décision. Je ne suis pas non plus certaine, comme vous le laissez entendre, que ce soit à l'État actionnaire d'intervenir dans ce type de dossier, même si je conçois que pour la personne concernée, cela puisse constituer une attente importante.

Je ne souhaite pas aller plus loin dans ma réponse aujourd'hui. En tout état de cause, mais peut-être lui avez-vous déjà demandé, ma collègue en charge des transports serait mieux à même que moi de répondre à la question que vous avez soulevée.

Mme Caroline Fiat. Elle ne répond pas non plus…

Mme la présidente. La parole est à M. Paul Molac, pour le groupe Libertés et territoires.

M. Paul Molac. Avant de commencer mon propos, je souhaite préciser qu'en aucune manière je ne puis cautionner la violence, quelles qu'en soient les causes. Et cela vaut autant pour les militants que pour les forces de l'ordre.

L'Assemblée a adopté le 5 février dernier la loi dite « anticasseurs ». Il ne fait aucun doute qu'il s'agissait en l'espèce, pour le Gouvernement, d'adresser une réponse immédiate à l'opinion publique à la suite des manifestations hebdomadaires de gilets jaunes auxquelles nous assistons depuis la mi-novembre. Manifestement, ces lois de circonstances ne permettent généralement pas d'obtenir les effets voulus et, ce qui est plus grave, entraînent même des aspects pervers.

D'ailleurs, quand on voit que deux personnes interpellées un samedi à un péage de la région parisienne ont été mises en garde à vue pendant quarante-huit heures parce qu'elles avaient une biellette de direction dans la voiture, mais pas de gilets jaunes – c'est d'ailleurs la seule infraction qu'on ait pu leur imputer – on se dit que l'arsenal juridique est largement suffisant !

Dès lors, notre inquiétude est aujourd'hui très grande à l'égard des mesures d'interdiction de manifester, droit aujourd'hui constitutionnellement garanti. Nous ne sommes pas très loin de la présomption de délit.

De plus, le droit existant permettait tout à fait d'interpeller des individus se livrant à la destruction de biens ou à l'atteinte à des personnes. Les centaines d'interpellations et de condamnations le prouvent.

Enfin, l'usage du flash-ball, ou LBD, comme arme de défense par les forces de l'ordre suscite une forte inquiétude. Vous n'êtes pas sans savoir que le Conseil de l'Europe a demandé une suspension immédiate de son utilisation. Comme l'indique la commissaire des droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Dunja Mijatovic : « la tâche première des forces de l'ordre consiste à protéger les citoyens et les droits de l'homme ».

Je condamne évidemment les violences à l'égard des forces de l'ordre, mais suite à leurs actions, on dénombre plus de 200 manifestants blessés à la tête, 22 ayant perdu un oeil. Cinq ont eu la main arrachée, et une personne est décédée après avoir reçu une grenade lacrymogène en pleine tête alors qu'elle était sur le point de fermer sa fenêtre.

Nous nous inquiétons donc. Pouvez-vous nous indiquer comment vous comptez garantir le droit de manifestation pour tous, et assurer la sécurité de l'immense majorité de manifestants qui le font pacifiquement ?

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Si j'ai bien compris votre question, elle s'attache à deux points assez différents : d'une part, l'intérêt pratique de la loi adoptée à l'Assemblée nationale sur la liberté de manifester ; d'autre part l'usage d'armes de type LBD – lanceurs de balles de défense.

Sur le premier point, j'ai toujours pensé, dans la stricte ligne de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que la liberté de manifester était une liberté fondamentale qui découlait des textes constitutionnels consacrant la liberté d'aller et venir et la liberté d'exprimer son opinion. Il est important de le rappeler.

Je le disais à l'instant, cette liberté peut faire l'objet d'atténuations en raison de la nécessité de la concilier avec d'autres exigences à valeur constitutionnelle telles que le respect des biens et des personnes. C'est donc dans cet équilibre que nous devons toujours rechercher le respect de l'État de droit.

Dans la proposition de loi en l'état actuel, l'équilibre autour de l'article 2 consacré aux mesures administratives me semble atteint : des critères permettant d'édicter cette mesure administrative sont prévus, et surtout un contrôle juridictionnel est ouvert, dès lors que quarante-huit heures avant la manifestation, on peut parfaitement saisir le juge administratif en référé. Cette double contrainte, ce double encadrement, me fait penser que l'équilibre est respecté.

Sur l'utilisation des LBD, vous avez cité plusieurs personnes ou institutions, et vous auriez encore pu citer le Défenseur des droits. Je vous rappelle cependant que cette utilisation a été soumise au Conseil d'État, qui a rendu un arrêt très clair dans lequel il n'a pas considéré qu'il y avait d'illégalité à employer ces armes lorsqu'il existait une nécessité et qu'elles étaient utilisées de manière adaptée et proportionnée.

Mme la présidente. Nous en venons à deux questions du groupe La République en marche.

La parole est à M. Patrice Anato.

M. Patrice Anato. La liberté de manifester est l'un des droits les plus chers à notre démocratie. Elle est l'un des socles de ce qui nous fonde en tant que Français : la liberté d'exprimer un mécontentement, la liberté d'exprimer ce qui est juste et ce qui ne l'est pas dans la société dans laquelle nous vivons.

Comme toutes les libertés néanmoins, elle s'arrête là où commencent celles des autres.

J'ai peine à croire que la mise en danger des manifestants pacifiques, le pillage des commerces, la destruction du mobilier urbain, le saccage de nos monuments, les attaques contre nos forces de l'ordre et nos pompiers et le travail de sape contre nos valeurs républicaines concourent à ce droit si précieux, qui a autrefois conduit à de grandes avancées sociales et politiques dans notre nation.

Ainsi, la lutte contre les casseurs et tous ceux qui ont fait de l'atteinte à l'ordre public leur maître mot est une nécessité.

Pour que vive l'action militante chère à notre histoire républicaine, il convient donc d'assurer les conditions adéquates à ceux qui manifestent pacifiquement. Il appartient au législateur d'opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public, sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré.

Nous devons être, devant le peuple, garants que cette conciliation fondamentale repose sur des bases justes et sans ambiguïtés, et nous devons pouvoir répondre aux inquiétudes qui ont pu être exprimées ces derniers jours face à ce qui a été qualifié de judiciarisation et de criminalisation de l'action militante.

Notre exigence et notre rigueur collective, c'est de ne point tolérer le bilan humain et matériel que les débordements des dernières manifestations ont pu causer. Notre volonté et notre objectif collectif, c'est de rester les protecteurs des libertés républicaines, celles de l'État de droit et de la liberté d'information, celle d'aller et venir, et la sécurité qu'est en droit d'attendre tout citoyen français sur le territoire de la République.

Dès lors, madame la ministre, pouvez-vous nous rappeler, au sein de l'arsenal législatif et judiciaire français, quels sont les garde-fous qui permettent de garantir pleinement la liberté de manifester, mais également ceux qui visent à assurer sa conciliation indispensable avec la sécurité de tous et le maintien de l'ordre public ?

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Monsieur le député, je vous rejoins tout à fait : il nous est impossible de tolérer le lourd bilan humain et matériel causé par les débordements des dernières manifestations. Nous devons ainsi tout faire pour identifier, interpeller et renvoyer devant les tribunaux les auteurs de violences ou de dégradations.

Les garde-fous sur lesquels vous m'interrogez existent. D'une part, il appartient aux services d'enquête judiciaire, sous le contrôle du procureur de la République ou le cas échéant du juge d'instruction, de mener toutes les investigations utiles à cette fin. L'arsenal répressif est d'ailleurs très complet, puisque diverses infractions peuvent être caractérisées en fonction des comportements constatés. J'ai pu les rappeler dans une circulaire de politique pénale du mois de novembre dernier.

Je les cite brièvement : le délit d'attroupement ;…

M. Jean-Paul Lecoq. Ah ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. …la participation à une manifestation en étant porteur d'une arme ; la participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations ; le délit d'entrave à la circulation routière ; les violences aggravées sur personnes dépositaires de l'autorité publique, en réunion, avec armes ; les dégradations ; le port d'armes prohibées ou d'engins incendiaires ; la rébellion, l'outrage ou encore le refus d'obtempérer, etc.

Dans un premier temps donc, les investigations sont menées sous le contrôle du procureur de la République ou du juge d'instruction. Dans un second temps, il appartiendra au tribunal d'apprécier si les charges qui ont été réunies sous le contrôle du procureur de la République ou du juge d'instruction sont suffisantes pour justifier une condamnation et le prononcé d'une peine, ou s'il convient de prononcer la relaxe au cas où l'infraction ne serait pas suffisamment caractérisée.

Les garde-fous existent bel et bien. Grâce à notre législation et à notre justice indépendante, nous pouvons réprimer les actes inacceptables, délictueux ou criminels, dans le respect de l'État de droit.

Mme la présidente. La parole est à Mme Caroline Abadie.

Mme Caroline Abadie. Le Conseil constitutionnel, en rappelant qu'il appartient au législateur « d'opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré », nous indique clairement que le maintien de l'ordre est la condition sine qua non de la garantie des libertés individuelles, dont celle de manifester.

Ces dernières années ont été marquées par de fortes violences commises lors des manifestations. Ces violences, toujours plus nombreuses et intenses, qu'elles soient le fait de manifestants ou de personnes extérieures, empêchent les personnes pacifiques de manifester. Nous avons tous en tête les black blocs du 1er mai, l'Arc de triomphe saccagé, ou encore la préfecture du Puy-en-Velay incendiée.

Alors que de nombreuses manifestations se déroulent sans débordement, comme la marche pour le climat qui a rassemblé 25 000 personnes, ou celle contre les violences faites aux femmes, 30 000 personnes, la sécurisation des manifestations reste une mission de l'État, qu'il accomplit en collaboration avec les organisateurs.

Si ce mode d'expression de l'action militante est populaire et normalement pacifique, d'autres modes d'action existent. En Isère, des casernes et les véhicules personnels des gendarmes ainsi que, récemment, les locaux d'une radio ont été incendiés, ce qui porte à douze le nombre d'incendies revendiqués en deux ans sur des sites internet anarchistes. Chez nos voisins lyonnais, le maire utilise les normes de sécurité pour fermer le QG d'un groupuscule d'extrême droite. Est-ce le symptôme d'une action militante dont la nature a évolué ? Si oui, le législateur doit-il imaginer de nouveaux outils ou notre arsenal juridique est-il suffisant ?

Nos collègues de La France insoumise s'inquiètent de la judiciarisation ou de la criminalisation de l'action militante. Il me semble que la seule manière d'y répondre objectivement est de se demander si, à actes constants, les condamnations sont plus fréquentes et les peines prononcées plus lourdes. Autrement dit, la criminalisation supposée et crainte par nos collègues est-elle due au durcissement de l'action militante ou à la répression accrue par les législateurs ou les juges eux-mêmes ?

(…)

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Monsieur le député Lecoq, les circulaires du ministère de la justice sont toutes publiques.

Madame Abadie, il me semble effectivement que nous assistons à une radicalisation inquiétante, peut-être avec des formes nouvelles, de l'action militante en faveur de certaines causes. Je pense aux actions ultraviolentes des black blocs le 1er mai, aux manifestations antispécistes, aux événements qui marquent la fin des rassemblements des gilets jaunes. Les manifestants recourent à des modes d'action violents, tant à l'égard des personnes que des biens. Ils agissent souvent masqués, ce qui est nouveau et caractérise souvent le délit d'attroupement, j'aurais dû le préciser.

M. Jean-Paul Lecoq. Merci de le préciser, ce n'est pas inscrit dans la circulaire. Nous pourrons le dire aux procureurs !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. La politique pénale doit s'adapter à ces nouvelles formes d'action violente, ce que j'ai demandé aux procureurs en leur adressant des consignes de vigilance et de fermeté à l'encontre de ces agissements qui portent atteinte au libre exercice du droit de manifester.

Une action du même type est menée par le ministère de l'intérieur. Les forces de l'ordre affrontent directement les casseurs les plus violents et je tiens, dans ce contexte difficile, à saluer leur professionnalisme et leur sens du devoir.

La liberté de manifester est un bien précieux. Nous devons nous adapter pour le préserver. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe LaREM.)

Mme la présidente. Nous en venons à deux questions du groupe Les Républicains.

La parole est à M. Éric Diard.

M. Éric Diard. Permettez-moi tout d'abord de rendre hommage aux deux surveillants de prison de Condé-sur-Sarthe grièvement blessés aujourd'hui, mais aussi aux policiers du RAID. J'invite tous mes collègues à prendre conscience de la gravité de la situation dans nos prisons, que la radicalisation des détenus transforme en véritables poudrières. (M. Éric Coquerel applaudit.)

M. Jean-Paul Lecoq. Nous sommes d'accord.

M. Éric Diard. Lorsque je veux assister à un match, je suis systématiquement fouillé à l'entrée du stade. En revanche, pour ne pas heurter la Cour européenne des droits de l'homme, la fouille systématique des visiteurs est impossible à l'entrée des prisons ! Vous pouvez y introduire des couteaux aux lames en céramique indétectables par les portiques et poignarder tranquillement les surveillants !

Ma question concerne la loi votée ici le 5 février dernier et visant à garantir le maintien de l'ordre public. Le Sénat devrait l'adopter à l'identique, ce qui ne nous permettra pas d'en débattre à nouveau. Il ne s'agit pas d'une loi de circonstances, puisqu'elle avait été déposée dès juin au Sénat par M. Retailleau. Son article 2,  largement critiqué, en demeure la colonne vertébrale. Or le président de la commission des lois du Sénat a rappelé le risque d'inconstitutionnalité de cet article.

Suite aux événements dramatiques du 1er mai et de décembre dernier, j'ai interrogé à plusieurs reprises le ministre de l'intérieur lors des séances de questions au Gouvernement, car il devient impératif de sortir de ces rassemblements les casseurs qui nuisent aux manifestants pacifiques.

Madame la ministre, avez-vous un plan B, au cas où le Conseil constitutionnel censurerait l'article 2 ?

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je n'ai pas de plan B, monsieur le député, car je ne préjuge jamais de la décision du Conseil constitutionnel. Je la respecte et je la lis attentivement avant de construire une alternative, si nécessaire.

Jusqu'à la conception de ce texte, nous avons agi sur réquisition des procureurs pour permettre aux préfets, avant la manifestation, dans des cadres précis, de prendre certaines mesures. Le législateur a souhaité renforcer les types de réponses disponibles. Puisque vous évoquez l'article 2, rappelons que des critères précèdent l'édiction de la mesure administrative et le contrôle du juge. L'équilibre et la proportionnalité me semblent donc respectés. Attendons la décision que rendra le Conseil constitutionnel dans sa sagesse.

Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Vatin.

M. Pierre Vatin. Si la judiciarisation et la criminalisation de l'action militante sont à l'ordre du jour, c'est pour répondre à un événement de circonstance, la crise dite des gilets jaunes. Hélas, les Français sont saisis d'une seule question angoissante d'anticipation : y aura-t-il samedi prochain un énième acte des gilets jaunes ?

Cette question que les Français se posent est révélatrice non pas du fait de la manifestation des gilets jaunes, nul n'a l'idée de remettre en cause la liberté de manifester, mais du fait des troubles graves et plus que répétés à l'ordre public, des dégradations inadmissibles subies et qui touchent tous nos compatriotes. Cette question est aussi révélatrice de l'inquiétude et d'un ras le bol de nos compatriotes face à l'incapacité de l'État à faire régner l'ordre et la paix dans les rues de notre territoire.

La loi anticasseurs, dans sa version initiale, était censée s'appliquer pour gérer et encadrer les débordements lors des manifestations. Elle a malheureusement été dénaturée. Au nom de la cohésion nationale, au nom de tous les blessés, du côté des manifestants comme de celui des forces de l'ordre ou des simples passants, au nom de tous les commerçants et chefs d'entreprises ayant subi la dégradation de leurs commerces, la chute de leur chiffre d'affaire et des pertes de revenu, je vous demande de préciser quelles mesures vous comptez prendre pour apaiser la tension sociale qui agite le pays depuis près de quatre mois, du fait des casseurs notamment. (Applaudissements M. Éric Diard applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Nous sommes, les uns et les autres, accablés, atterrés et soucieux face aux événements qui se répètent le samedi dans de nombreuses villes.

Le Gouvernement entend agir de plusieurs manières. Tout d'abord, il a répondu aux attentes initiales des manifestants par des mesures de pouvoir d'achat qui ne sont pas négligeables, ce que tout le monde reconnaît.

M. Jean-Paul Lecoq. Non !

M. Éric Coquerel. Ah bon ? Ce n'est pas ce que disent les manifestants !

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Vous avez sans doute lu, ardents lecteurs de la presse économique, le dernier numéro d'Alternatives économiques, qui atteste d'un gain de pouvoir d'achat entre les deuxième et dix-neuvième vingtiles grâce au budget 2018-2019, voté par ce Gouvernement. C'est un des éléments de la réponse, mais je pense que ce n'est pas ce que vous attendiez, monsieur Vatin.

Vous m'avez demandé également comment empêcher les violences qui gangrènent chaque fin de manifestation de se répéter samedi après samedi.

Le choix du Gouvernement de répondre d'abord à cette crise en favorisant le pouvoir d'achat et en organisant le débat public a conduit à une diminution du nombre de manifestants. Cela s'est vu samedi dernier, et je pense que la tendance devrait se prolonger.

M. Éric Coquerel. On verra le 16.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Pour le reste, la vigilance de la justice, les circulaires que j'ai adressées à l'ensemble des procureurs, rappelant les infractions et les peines qui y sont liées, la présence des forces de l'ordre tout au long de ces multiples semaines, qui est une garantie pour l'ensemble des citoyens, sont autant de réponses qui permettront d'atténuer voire de mettre fin à ces violences.

Mme la présidente. La parole est à Mme Sarah El Haïry, pour le groupe du Mouvement démocrate et apparentés.

Mme Sarah El Haïry. Aucune forme de violence n'a sa place dans notre pays ; aucune forme de violence ne peut contraindre la démocratie. C'est pourquoi il est impératif d'être intransigeant avec les instigateurs de tels actes.

M. Jean-Paul Lecoq. Et avec la violence sociale ?

Mme Sarah El Haïry. Afin de pallier les manquements aux règles de la République et de garantir le droit de manifester, nous avons adopté il y a quelques jours, en première lecture dans cet hémicycle, une proposition de loi venant de quelqu'un qui connaît bien la situation que je vais vous décrire puisqu'il s'agit du sénateur de Vendée, voisin de Nantes et ancien président de la région des Pays de la Loire, Bruno Retailleau.

Il est en effet devenu habituel, dans mon territoire, que des groupes antifascistes, radicaux et ultras viennent semer le trouble lors des manifestations à Nantes. On ne connaît plus une manifestation sans casse. Qu'on se souvienne des manifestations contre la loi travail en 2016, au cours desquelles les dégradations de biens publics ont été nombreuses et ont lourdement pesé sur les finances des collectivités.

À Nantes, les débordements vont désormais de pair avec les manifestations. L'illustration en a été donnée lors du triste week-end de février 2014, avec la grande manifestation organisée contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes : les violences ont alors atteint leur apogée, avec la convergence des zadistes et d'individus radicaux et ultras connus localement.

M. Éric Diard. Eh oui !

Mme Sarah El Haïry. Cette brutalité n'est pas née avec le mouvement des gilets jaunes. Elle existe depuis de nombreuses années dans notre pays.

M. Jean-Paul Lecoq. Depuis la Révolution française, et même avant !

Mme Sarah El Haïry. Ces actions sont orchestrées et relayées par des militants toujours cagoulés et vêtus de noir dans les cortèges,…

M. Éric Coquerel. Ça, c'est la BAC ! (Rires sur les bancs du groupe FI.)

Mme Sarah El Haïry. …qui ne se privent pas de diffuser sur les réseaux sociaux des images violentes et des commentaires encourageant la casse. (Exclamations sur les bancs du groupe FI.)

Madame la ministre, l'ancienneté de la violence dans les manifestations montre qu'il existe des groupes enkystés à Nantes, comme dans d'autres villes françaises. Connaissez-vous des phénomènes identiques ? Quels sont les dispositifs qui ont été mis en place par le gouvernement actuel ou par les gouvernements précédents afin de lutter contre ces casseurs ? Sommes-nous toujours dans une phase de renseignement ou allons-nous pouvoir faire cesser ces comportements ? (Mme Caroline Abadie applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Madame la députée, depuis tout à l'heure, nous constatons l'évolution des modes d'action des militants radicaux lors des manifestations, avec des actions « coups de poing » qui nous imposent de repenser le cadre de l'action judiciaire. Comme j'ai eu l'occasion de le dire précédemment, l'autorité judiciaire doit faire preuve d'une très grande réactivité et d'une réelle fermeté ainsi que d'une capacité d'anticipation, en liaison avec les services de renseignement.

Dans la phase de préparation du dispositif lié aux manifestations, plusieurs pratiques efficaces ont été mises en évidence, que les parquets sont encouragés à adopter afin de pouvoir judiciariser d'éventuels débordements. Le fait que le procureur de la République soit associé très en amont à l'élaboration des stratégies de maintien de l'ordre constitue, me semble-t-il, une plus-value pour s'assurer que la dimension judiciaire de l'opération pourra, le cas échéant, être effectivement prise en compte. De la sorte, le procureur peut très en amont donner aux services d'enquête qui seront mobilisés les instructions de politique pénale relatives aux interpellations à privilégier, aux qualifications pénales à retenir et au cadre juridique à appliquer. Au-delà de l'évaluation de l'ampleur d'un événement, les services de renseignement peuvent aussi utilement, grâce à une veille active sur les réseaux sociaux, recueillir des informations relatives à des appels à la commission d'infractions ou à l'existence d'un groupement formé dont les auteurs peuvent être identifiés en amont.

Au-delà de l'exercice de poursuites rapides à l'encontre des auteurs de troubles graves à l'ordre public, lorsque les investigations effectuées en flagrance le permettent, la phase postérieure à la manifestation doit elle aussi être utilisée pour judiciariser les faits délictueux. C'est ce qui s'est passé par exemple à l'Arc de triomphe ou à la préfecture du Puy-en-Velay : c'est après la manifestation que nous avons pu utiliser des éléments pour judiciariser un certain nombre de faits délictueux.

C'est donc à travers une nouvelle approche visant les groupes en amont des manifestations, couplée, si nécessaire, avec l'interpellation en flagrant délit des individus les plus violents, ainsi qu'à travers un travail approfondi et mieux conduit en aval, que nous parvenons à lutter efficacement contre ces groupes radicaux.

Mme la présidente. La parole est à M. Alain David, pour le groupe Socialistes et apparentés.

M. Alain David. Le 12 décembre dernier, Cédric Herrou, cet agriculteur devenu l'emblématique défenseur des migrants à la frontière franco-italienne, était acquitté des accusations d'aide à la circulation et au séjour des migrants par la Cour de cassation. Cette décision qui, je le crois, honore la justice de notre pays, intervenait après la reconnaissance heureuse par le Conseil constitutionnel du principe de fraternité, duquel découle la liberté d'aider autrui dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour.

Le 14 février, M. Herrou était à nouveau relaxé dans une autre procédure l'opposant au préfet des Alpes-Maritimes. Ces affaires auraient pu s'arrêter là et M. Herrou aurait pu retourner à son travail d'agriculteur dans la vallée de la Roya et à son militantisme humanitaire. Il n'en est rien : pour une raison qu'on peut avoir du mal à comprendre, l'acharnement judiciaire se poursuit contre ce militant, le parquet ayant fait appel de cette relaxe.

M. Éric Coquerel. Eh oui !

M. Alain David. Cet exemple illustre la façon dont des hommes et des femmes animés des meilleures intentions sont aujourd'hui poursuivis de façon aveugle à Nice, Calais ou ailleurs. Si le délit de solidarité a heureusement été abrogé, la législation française reste plus stricte en la matière que le protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air ou la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, pourtant ratifiée par la France le 29 octobre 2002.

Madame la ministre, ma question est simple : au moment où le Président de la République donne des leçons à l'Europe entière par voie de presse, alors qu'il a contribué à enterrer le message universel de l'Europe en interdisant à plusieurs reprises le débarquement des passagers de l'Aquarius, les militants humanitaires vont-ils continuer à être inquiétés lorsqu'ils viennent en aide à des personnes en détresse ? (Applaudissements sur les bancs des groupes FI et GDR.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Monsieur le député, je ne peux pas partager votre interprétation de la position du Président de la République. Vous dites qu'il donne des leçons à l'Europe entière : ce n'est pas ainsi, me semble-t-il, qu'il faut interpréter la tribune qui est parue ce matin. Ce ne sont pas des leçons données à l'Europe entière, c'est un appel à ce que l'Europe construise des politiques communes. Or, s'agissant de la question que vous soulevez, à savoir le droit d'asile et l'accueil des migrants dans notre pays, vous savez fort bien, monsieur le député, que c'est seulement si l'Europe arrive à construire une politique commune dans ce domaine, avec des frontières qui soient défendues, mais qui, en même temps, grâce à un régime cohérent et coordonné entre les États membres, permettent l'accueil des demandeurs d'asile, que nous arriverons à conduire une politique qui soit une politique humaine et de développement économique pour nos pays – car, dans l'histoire de la construction européenne, tous les pays se sont développés grâce à l'appui des migrants.

M. Éric Coquerel. Elle ne répond pas à la question !

M. Jean-Paul Lecoq. Pourquoi le parquet fait-il appel ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Nous sommes dans cette démarche-là. Il ne s'agit pas de donner des leçons. Lorsque le Conseil constitutionnel, que vous avez cité, a dégagé ce formidable principe de solidarité et de fraternité, ce n'était pas un principe abstrait : il l'a encadré dans des limites précises. Ce sont ces limites que les juridictions interprètent désormais.

M. Jean-Paul Lecoq. Mais pourquoi le parquet fait-il appel ?

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Si l'on relit la décision du Conseil constitutionnel, on comprend que ce n'est pas une décision qui ouvre la porte en grand.

Voilà ce que je voulais vous dire, monsieur le député. Je crois qu'il s'agit là de la recherche de la construction d'une politique européenne. Le droit d'asile est en France un droit constitutionnellement protégé, en divers endroits de notre Constitution. Il n'est pas question que la France ne le respecte pas. C'est dans cette politique-là que nous nous inscrivons. Cela ne pourra être qu'une politique européenne.

M. Jean-Paul Lecoq. Et pourquoi le parquet fait-il appel ?

M. Éric Coquerel. La ministre n'a pas répondu à la question. Rappel au règlement !

Mme la présidente. Au titre de quel article, je vous prie ?

M. Éric Coquerel. Au titre de l'article 58, alinéa 1, relatif à la bonne tenue de nos débats.

(…)

Mme la présidente. La parole est à M. Sébastien Nadot, député non inscrit.

M. Sébastien Nadot. Beaucoup de choses ont été dites concernant la judiciarisation et la criminalisation de l'action militante. C'est dans la perspective de la recherche d'un équilibre et en étant tourné vers l'avenir que je veux rappeler ces mots de Jean-Jacques Rousseau, tirés du Contrat social : « Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. »

D'abord, s'agissant de la force et du droit : le droit de manifester est une liberté fondamentale, mais ce n'est pas un droit sans limite. Qui casse, qui abîme, qui brutalise en manifestant s'expose à l'usage de la force, à ce fameux principe du monopole de la violence légitime de l'État théorisé par le sociologue Max Weber. Toutefois, ce principe ne fonctionne à l'équilibre qu'à plusieurs conditions : si la confiance est établie entre les citoyens et le gouvernement ; si le droit est parfaitement respecté ; si le droit est appliqué sans a priori, avec discernement, de manière proportionnée et selon des seuils de tolérance acceptables. Cela nous renvoie à la transformation de l'obéissance en devoir, chère à Rousseau.

La nation, le lien social et la République une et indivisible sont des idées et des outils d'union utiles et magnifiques. Cependant, est-il nécessaire de rappeler que la société est à la fois unité et division ?

Le Gouvernement doit entendre les demandes de la société et permettre aux contestations de s'exprimer, faute de quoi le conflit négociable et le débat cèdent la place à des conduites de rupture. Répondre à la femme ou à l'homme révolté à coups d'incantations républicaines ou populistes ou à coups de flash-ball ne fera pas naître ou renaître chez le révolté la notion de devoir. Une nouvelle loi en réponse à chaque mouvement social non plus.

Dans quelques jours viendra la grève mondiale pour le climat. Les renoncements du Gouvernement en matière de climat et de questions environnementales sont évidents. Quelles forces légitimes pourrez-vous opposer à la jeunesse révoltée qui descendra dans la rue pour défendre sa planète ? Userez-vous de méthodes et tactiques d'une cheffe de guerre tout droit sortie de Game of Thrones pour demander à la jeunesse de renoncer à son avenir et à sa liberté, si vite, si tôt, si durement ? (Applaudissements sur les bancs des groupes SOC, FI et GDR.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Monsieur le député, lorsque vous évoquez les tensions qui traversent une société qui, pour reprendre votre expression, est entre unité et division, tensions qui peuvent aboutir à des conduites de rupture, je crois que vous avez raison. Il faut évidemment être attentif à ces tensions, à ces vecteurs d'unité et à ces vecteurs de rupture. Il me semble – mais peut-être ne partagez-vous pas cette opinion – que dans les réponses qui sont apportées au mouvement qui se déroule depuis plusieurs semaines, réponses qui témoignent d'ailleurs de l'écoute des racines profondes de la crise, réside le moyen à la fois de créer l'unité et de prendre en compte ce qui pouvait être des ferments de rupture.

Nous aurons autour du 15 avril des éléments de réponse : le Président de la République s'est engagé à ce qu'à la suite du grand débat et des événements sociaux, des réponses précises soient apportées. Je crois que la diversité de ces réponses, qui couvriront un champ à la fois social, économique et institutionnel, sera de nature à apaiser les tensions et créer ainsi cette unité que vous appelez de vos voeux. Voilà, monsieur le député, ce que je voulais vous répondre.

Par ailleurs, M. Coquerel m'a demandé par un petit mot écrit de répondre à son interpellation orale : alors que la sanction de M. Dettinger, selon lui, est tombée rapidement, il me demande ce qu'il en est pour le policier de Toulon. Une enquête judiciaire est en cours, monsieur le député, qui a elle-même déclenché une enquête de l'IGPN dont nous attendons les résultats. Cette affaire suit donc la procédure d'enquête normale.

Mme la présidente. Le débat est clos.


Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 13 mars 2019