Interview de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, dans le journal polonais " Dziennik Gazeta Prawna" du 27 février 2019, sur les relations franco-polonaises et la construction européenne.

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Média : Dziennik

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Q - Lors de vos entretiens à Varsovie, vous avez encouragé les ministres polonais à rejoindre la stratégie industrielle.

L'objectif de ma visite était de renforcer les relations entre la Pologne et la France dans le domaine économique. Je vois un énorme potentiel et je suis très content de ce que j'ai entendu ici. Nous portons le même regard sur l'avenir de l'industrie européenne. La Pologne soutient l'initiative franco-allemande pour l'industrie européenne. Elle est prête à changer les règles de la concurrence pour les rendre plus efficaces. L'adaptation de la réglementation est primordiale pour faire face aux défis du XXIe siècle.

Nous avons des projets très concrets quant à la production de batteries pour véhicules électriques. La Pologne souhaite faire partie de l'initiative que nous avons lancée avec les Allemands, il y a quelques jours. C'est une bonne nouvelle. Nous sommes sur la bonne voie pour la réalisation du projet.

Q - Y-a-t-il déjà un agenda ? Quand est-ce que cette initiative démarrera ?

Les premières décisions des entreprises membres du consortium doivent intervenir très rapidement, de préférence dès début avril. La Chine et la Corée du Sud sont déjà bien avancées dans ce domaine. Nous avons besoin d'un feu vert de la part de la Commission européenne, qui doit autoriser l'aide publique. Dès que cela est fait, nous commencerons l'opérationnalisation ce qui permettra de développer et lancer la production de batteries pour les véhicules électriques.

Q - D'un côté, il y a la Chine qui constitue une concurrence de plus en plus importante pour les technologies européennes de pointe. De l'autre, nous avons les États-Unis de plus en plus protectionnistes. Les clivages au sein de l'UE ne cessent de se creuser. Quel est l'avenir de l'Europe ?

Notre choix est relativement simple. Soit nous faisons face à la compétition mondiale et nous maintenons notre position de leader entre la Chine et les États-Unis, soit nous nous divisons et nous disparaissons. Notre rôle en tant qu'hommes et femmes politiques est d'expliquer aux citoyens, dans quelle situation l'Europe de trouve aujourd'hui. La concurrence technologique de la Chine et des USA est énorme, parce que les deux puissances protègent leurs frontières et leurs technologies. De nouvelles divisions au sein de l'UE affaibliraient la construction européenne.

A mon avis nous devons faire tout notre possible pour donner une nouvelle impulsion à l'Europe. C'est ce que souhaite le président Emmanuel Macron et la stratégie industrielle fait partie de ce plan. Nous nous efforçons de trouver les fonds pour financer des innovations, dont l'intelligence artificielle, les batteries ou les énergies renouvelables. Ceci permettra à l'Europe de s'affirmer comme une puissance du XXIe siècle. Nous sommes très heureux que nos amis en Pologne aient envie de le faire avec nous.

Q - Ce que vous dites indique qu'après un hiver rude dans les relations franco-polonaises le printemps arrive.

Ce n'est pas le printemps, mais l'été. La Pologne peut jouer un rôle clé dans l'avenir de l'Europe et la France en est consciente. D'ores et déjà elle est l'un des acteurs principaux sur la scène européenne.

Au début, la construction européenne était une initiative portée surtout par les pays à l'Ouest de notre continent. Après la chute du mur de Berlin, en 1989, l'Europe s'est ouverte à l'Est et la Pologne, suite aux évènements historiques, a eu une occasion exceptionnelle de prendre une place très importante en Europe. C'est pourquoi je suis un grand partisan du renforcement des relations entre nos deux pays.

Il y a eu des divergences, c'est vrai. Mais nous devons les surmonter et nous concentrer sur le renforcement de la coopération. Le potentiel est énorme et je suis persuadé que dans le domaine de la coopération économique nous sommes sur la bonne voie.

Q - Cet hiver avait commencé avec la décision de la Pologne de mettre fin aux discussions au sujet de l'achat des hélicoptères Caracal. Est-ce que ce litige peut être considéré clos ?

Ce litige a pesé sur les relations franco-polonaises et a été une grande déception pour le gouvernement français. Mais en politique il faut savoir surmonter les déceptions et penser à l'avenir et non pas au passé. Ce sont les gestes pour l'avenir qui comptent.

Q - Le domaine dans lequel la France et la Pologne peuvent coopérer c'est le nouveau budget européen. Les deux pays sont des grands bénéficiaires de la politique agricole commune.

J'ai été ministre de l'Agriculture pendant trois ans et j'étais à l'époque souvent en contact avec mes homologues polonais. Nous sommes non seulement pour le maintien de la PAC, mais aussi pour un renforcement de cette politique. Personnellement, je considère que ce n'est pas seulement une question de croissance économique européenne, mais avant toutes choses, de l'identité européenne. C'est pourquoi nous devrions coopérer main dans la main avec la Pologne.

Q - Une règle permettant de différer des paiements pour les pays ne respectant pas les règles de l'État de droit ferait partie des éléments du futur budget européen. La France soutient cette idée.

Chacun se doit de respecter les règles. C'est pourquoi nous soutenons cette idée comme la plupart des États membres. Tout le monde doit comprendre que l'appartenance à une communauté comme l'UE rend indispensable le respect de règles communes. Je suis persuadé que nos amis polonais en sont conscients.

Q - Avez-vous abordé la question de l'État de droit en Pologne ?

Je suis venu en Pologne pour donner un nouveau souffle aux relations économiques franco-polonaises. La Pologne connaît très bien notre position quant à la question de l'État de droit.

Q - La France soutient l'idée d'une taxe sur le numérique. Mais certains pays, dont les intérêts pourraient en pâtir s'y opposent. Avez-vous une idée comment éviter l'impasse et faire avancer les choses ?

C'est un autre domaine, où nous sommes très en accord avec la Pologne. Les deux pays soutiennent l'idée que l'UE doit se doter d'une taxe équitable appliquée aux géants du numérique, en attendant que des décisions soient prises au niveau international. Les valeurs que nous voulons protéger ici sont l'efficacité et l'égalité des règles imposées. Si nous voulons à l'avenir garder la possibilité de financer des biens publics, il faut taxer équitablement les entreprises qui font les plus gros bénéfices dans le monde. Comment peut-on défendre l'absence de cette taxation ? Comment expliquer aux citoyens que les PME en Pologne et en France payent en moyenne 14 points d'impôt en plus par rapport aux géants multinationaux ?

Néanmoins tous les pays ne sont pas d'accord. Il y a très exactement quatre pays qui bloquent cette décision. Nous allons faire tout notre possible pour les convaincre d'accepter la proposition européenne. La France a proposé un compromis avec l'Allemagne pour limiter le champ de la taxe numérique. J'espère que ces quatre pays se laisseront également convaincre par cette idée, dans un esprit de compromis.

Q - Le développement du projet du gazoduc Nord Stream est un énorme problème dans les relations de la Pologne avec l'Allemagne. Au début du mois de février, quand la directive gaz était en discussion, la France était prête à soutenir les dispositions qui bloqueraient cet investissement. Pour ensuite, en accord avec les Allemands, proposer une modification qui pourrait ouvrir une brèche à Gazprom.

Nous avons toujours eu des réserves sur ce projet, qui a une dimension stratégique évidente, dont il faut tenir compte. Grâce à la pression de la France, la directive a pu être adoptée et nous avons trouvé un accord satisfaisant, également voté par la Pologne et qui donne toutes les garanties nécessaires avec un cadre et avec un contrôle européens.

Q - La France soutient donc ce projet et s'oppose à Nord Stream ?

Nous soutenons le respect des règles européennes et le renforcement de notre souveraineté énergétique. Avec cette directive, qui n'aurait pas pu être adoptée sans l'engagement de la France, le projet devra se conformer au cadre européen.

Q - Vous allez rencontrer, cette semaine, le ministre des Finances italien, Giovanni Tria. Vous avez dit récemment, que la récession italienne constitue un danger pour l'économie française. Est-ce que les Italiens sont aujourd'hui un partenaire difficile dans les entretiens ? Compte tenu du fait que la France a rappelé son ambassadeur de Rome ?

Le rappel de notre ambassadeur à Rome était pleinement justifié par l'attitude inacceptable de plusieurs membres du gouvernement italien. L'Italie a, depuis, montré sa volonté d'apaiser la situation. Nous devons maintenant ouvrir un nouveau chapitre et c'est la raison pour laquelle je rencontre Giovanni Tria. Nous sommes sur le même bateau. On ne peut pas s'attendre à de bons résultats si notre voisin, appartenant à la même zone monétaire, essuie des pertes. La récession en Italie et le ralentissement de l'économie notamment en Allemagne sont un problème pour toute la zone euro. C'est pourquoi nous n'avons pas d'autre choix que de s'asseoir ensemble autour d'une table et trouver la meilleure solution possible. Surtout, si des signaux aussi importants nous parviennent de l'extérieur des frontières européennes. Le danger de déclenchement d'une guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis demeure réel et Washington est susceptible de frapper l'industrie automobile européenne de droits de douane. Ceci pourrait freiner la croissance européenne. Nous devons y réfléchir tous ensemble. Si nous voulons rester forts, nous devons rester unis. C'est la clé du succès.

Q - La France soutient l'idée d'une armée européenne commune. La Pologne en revanche mise sur un tout autre cheval dans ce domaine, investissant énormément dans ses relations avec les États-Unis, ce que nous avons pu observer récemment lors du sommet sur le Moyen-Orient à Varsovie.

Dans le domaine de la défense, tout comme dans l'économie, il faut se baser sur des réalités. Soit on est indépendant, soit on dépend des autres. La France est, depuis toujours, convaincue que nous devons construire notre souveraineté au niveau européen, aussi bien dans le domaine économique que celui de la sécurité. Il faut sortir des faux débats : l'Europe de la défense se fait en complément de l'OTAN et pas contre le lien transatlantique ; d'ailleurs, les États-Unis eux-mêmes nous invitent à prendre plus de responsabilités pour notre défense donc ils ne peuvent pas nous le reprocher ensuite.

Dernièrement, les États-Unis ont pris des décisions, concernant notamment le commerce, l'industrie et la défense qui devraient être pour l'Europe une puissante impulsion pour renforcer sa souveraineté dans tous les domaines.

Q - Mais la Pologne, investit dans les États-Unis. Ce n'est pas le bon choix ?

Je connais l'histoire polonaise et je suis conscient des raisons pour lesquelles le gouvernement polonais se fie à l'administration américaine. Malgré cela nous devrions aborder sérieusement la question du rôle stratégique de l'Europe dans le monde et des réalités d'aujourd'hui entre l'Europe et les États-Unis. Nous devrions réfléchir à ce qui peut arriver si nous décidions d'ignorer cette réalité.


Source https://pl.ambafrance.org, le 14 mars 2019