Interview de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, à Radio Classique le 3 décembre 2019, sur les tensions entre la France et les Etats-Unis et la réforme des retraites.

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Média : Radio Classique

Texte intégral

GUILLAUME DURAND
Bruno LE MAIRE, bonjour et bienvenue.

BRUNO LE MAIRE
Bonjour Guillaume DURAND.

GUILLAUME DURAND
Drôle d'ambiance ce matin entre Emmanuel MACRON et Donald TRUMP, avec la réponse, qui est assez violente, de l'Administration américaine. Alors, vous connaissez les produits mieux que moi, il s'agit des yaourts, du roquefort, de ce qu'on appelle le vin mousseux – c'est beaucoup plus chic de dire quand même le champagne que nous aimons tant – etc., etc., à 100%, pourrait être la réplique de l'Administration américaine de taxe ?…

BRUNO LE MAIRE
Ce projet de…

GUILLAUME DURAND
…sans voix.

BRUNO LE MAIRE
Oui, sans voix, c'est la bonne expression – ce projet de sanctions est tout simplement inacceptable. C'est la poursuite de la procédure dite « Section 301 », qui a été lancée contre la taxation nationale française au motif qu'elle serait discriminatoire, contre les entreprises américaines. J'ai eu hier le représentant au commerce américain, celui qui est responsable de cette « Section 301 », de cette procédure, Robert LIGHTHIZER, et je lui ai dit que nous ne partagions absolument pas cette évaluation. La taxe nationale française sur les activités digitales elle vise juste à rétablir de la justice fiscale, qu'un géant du numérique ne payent pas 10, 20, 30 points d'impôt de moins qu'une PME, une TPE ou un commerce français, elle vise l'entreprise américaine, elle vise aussi des entreprises chinoises ou des entreprises européennes, donc elle n'est pas discriminatoire. Donc ces sanctions, je le redis, sont inacceptables.

GUILLAUME DURAND
Mais d'après vous, puisque vous l'avez eu au téléphone, l'intention de TRUMP – car c'est lui qui va prendre la décision – l'intention de TRUMP c'est de menacer ou c'est de passer à l'action ?

BRUNO LE MAIRE
Je pense que nous verrons quelles seront les décisions finales, ce que je sais c'est que le simple projet lui-même, qui pourrait s'appliquer d'ici 30 jours, de nouvelles sanctions contre la France, c'est inacceptable, ce n'est pas à la hauteur d'un allié, et ce n'est pas le comportement qu'on attend des Etats-Unis d'Amérique, vis-à-vis d'un de ses principaux alliés, la France, et de manière plus générale l'Europe, et les choses doivent être claires entre les Etats-Unis et nous.

GUILLAUME DURAND
Donc c'est ce que va dire Emmanuel MACRON au président américain ce matin ?

BRUNO LE MAIRE
Mais nous avons eu l'occasion d'échanger évidemment sur le sujet, les choses sont claires entre les Etats-Unis et nous, je veux dire les Européens. S'il devait y avoir de nouvelles sanctions américaines, l'Union européenne serait prête à riposter, et nous avons pris, hier, contact avec la Commission européenne pour nous assurer que s'il devait y avoir de nouvelles sanctions américaines, il y aurait bien une riposte européenne, et une riposte forte. Maintenant il faut éviter d'entrer dans ce conflit et d'entrer dans cette logique de sanctions et de riposte entre les Etats-Unis et l'Europe, ce n'est l'intérêt de personne, ce n'est pas l'intérêt du commerce, ce n'est pas l'intérêt de la croissance, ce n'est pas l'intérêt de la stabilité politique. Donc il y aujourd'hui ce que la France et le président de la République ont toujours défendu, un projet de taxation du numérique, à l'échelle internationale, qui est sur la table de l'OCDE, il est disponible ce projet. La France a dit oui, elle a dit ce projet on l'a regardé, il tient compte de toutes les revendications et attentes américaines, auxquelles nous avons prêté le plus grand soin, c'est un bon projet, il permet de taxer à l'échelle mondiale les activités numériques, nous disons oui à ce projet. Nous attendons maintenant la réponse américaine. Est-ce que les Américains, oui ou non, acceptent la proposition de taxation internationale des activités digitales qui est sur la table à l'OCDE ? s'ils disent oui, il n'y a plus de difficulté, tous les problèmes sont réglés, s'ils disent non ça veut dire qu'ils ne respectent pas l'engagement qu'ils ont pris fin août, entre le président de la République et le président TRUMP, entre la France et les Etats-Unis, de trouver de bonne foi une solution internationale à la taxation des activités digitales.

GUILLAUME DURAND
Alors voilà sur ce sujet qui est évidemment important. La semaine est compliquée pour le président de la République, il y a ce rendez-vous de l'OTAN ce matin, « état de mort cérébrale » a-t-il dit, mais ça c'est de la politique étrangère, on en parlera une autre fois. Il y a deux façons d'envisager la réforme des retraites, on va parler du point de vue de l'économie et même des économistes qui prennent maintenant tous un petit peu partie dans cette affaire, mais il y a aussi l'aspect, je dirais globalement politique. Quand vous vous retrouvez avec des enseignants, les hôpitaux, l'EDF, les syndicats de police, Alliance, l'UNSA, et je parle évidemment, ça c'est les syndicats qui seront évidemment dans la rue, plus le Rassemblement national, peut-être la France Insoumise, etc., etc., est-ce que vous n'avez pas l'impression que c'est en train de prendre l'allure d'une sorte de référendum anti-MACRON, au-delà du problème des retraites ?

BRUNO LE MAIRE
Ce n'est pas le sujet.

GUILLAUME DURAND
Non, mais je n'ai pas dit que ce n'est pas le sujet, mais la question.

BRUNO LE MAIRE
Non, non, bien sûr, mais je pense que justement ce n'est pas le sujet, le sujet n'est pas référendum contre le gouvernement, contre le président de la République, c'est, oui ou non, est-ce que nous voulons conserver un choix qui a été fait en 1945, c'est-à-dire la retraite c'est la solidarité ? C'est ça la vraie question, et pour moi la réponse est oui et trois fois oui. La retraite c'est la solidarité, c'est-à-dire ceux qui travaillent cotisent et payent pour ceux qui ne travaillent pas, ou ne travaillent plus, et c'est un principe qui me paraît essentiel à l'unité de la société française, parce que sinon ce sera le règne du chacun pour soi, chaque profession de son côté, chaque caisse de son côté, et puis quand il y aura des évolutions économiques qui feront que certaines professions vont disparaître, comment est-ce qu'on fera, on fera de nouveau appel à la solidarité ? J'en appelle vraiment au sens de la responsabilité de chacun. Ce qui est en jeu dans cette réforme c'est un principe de solidarité pour financer les retraites françaises.

GUILLAUME DURAND
Oui, mais je vous donne un exemple, Daniel COHEN, qui n'est quand même pas un énervé, qui est même directeur de l'économie à l'Ecole normale, considère que pour des professions comme par exemple les instituteurs, eh bien ils travaillent deux fois plus qu'en Allemagne, ils sont deux fois moins payés, donc il va falloir à un moment ou à un autre que ce régime général, que vous voulez mettre sur pied, intègre, si on ne veut pas léser certaines professions, des exceptions.

BRUNO LE MAIRE
Mais Daniel COHEN a raison de dire que pour certaines professions il y a des inquiétudes particulières, pour les instituteurs, pour les enseignants, parce qu'on sait bien qu'ils ont des niveaux de salaire qui ne sont pas très élevés, qu'ils ont peu de primes, et que même si on réintègre les primes dans le calcul des pensions de retraite ça ne suffira pas à faire des retraites qui sont suffisantes, on le sait, donc il faut que nous regardions…

GUILLAUME DURAND
En fait, le régime général, ce matin vous êtes en train de me dire qu'il ne va pas être si général que ça !

BRUNO LE MAIRE
Ça veut dire qu'il faut que nous regardions comment est-ce qu'on peut revaloriser les traitements des enseignants pour qu'ils puissent avoir des retraites qui soient dignes…

GUILLAUME DURAND
La porte est ouverte ce matin ?

BRUNO LE MAIRE
Mais la porte est ouverte à ça, bien entendu, et je crois que notre devoir, Guillaume DURAND, dans les jours qui viennent, dans les semaines qui viennent, et peut-être dans les mois qui viennent, notre devoir, à nous les responsables de la majorité qui travaillent sous l'autorité du président de la République, c'est expliquer, rassurer, convaincre, pas opposer, expliquer, rassurer, convaincre. J'entends beaucoup de fausses informations, soit de mensonge calculé, soit d'ignorance sur ce que nous proposons, c'est notre responsabilité, expliquer, rassurer, convaincre.

GUILLAUME DURAND
Par exemple, je vais vous donner un exemple, pour sortir justement de la politique. PIKETTY, économiste bien connu, que vous connaissez évidemment, sur France Inter il disait qu'au fond les salaires au-dessus de 10.000 euros seraient largement privilégiés par rapport aux petits salaires, la taxation serait à 2,8 %, sur les petits salaires elle serait largement supérieure à 20 %, alors c'est vrai, c'est faux ?

BRUNO LE MAIRE
Non, c'est faux, c'est faux, et justement, c'est là notre responsabilité, c'est, sans relâche, d'aller dénoncer des approximations, voire des contrevérités, pour que les Français puissent se faire un avis plus clair sur ce que nous proposons. Sur le système de cotisations, jusqu'à 10.000 euros de salaire ce sera un peu plus de 25% de cotisations pour tous, le même niveau de cotisations, c'est juste et c'est égal, et pour tous ceux qui touchent plus de 10.000 euros par mois, ce sera 2,8% en plus. Et je précise une chose très importante, ces cotisations, au-dessus de 10.000 euros, de 2,8%, n'ouvriront pas de droits à la retraite, ça veut dire que ceux qui ont les salaires les plus élevés, les rémunérations les plus élevées, contribueront davantage par souci de solidarité. Vous voyez bien, c'est un principe de justice, de solidarité, qui est au coeur de notre réforme, donc ne laissons pas passer ces contrevérités, qui, du coup, créent beaucoup d'inquiétudes, les gens se disent mais c'est injuste, ceux qui devraient cotiser plus ne cotisent pas davantage. Il faut dénoncer ces contrevérités, rétablir le projet que nous avons, avec le président de la République et le Premier ministre, et le défendre sans relâche.

GUILLAUME DURAND
Christian SAINT-ETIENNE par exemple, je parle des économistes, pense qu'une réforme paramétrique avec un âge pivot aurait été meilleure, plus simple à expliquer. J'en reviens à Daniel COHEN, il dit ce qui est bien dans cette réforme c'est la plasticité des carrières, ce qui est ennuyeux dans cette réforme sur le plan politique, et là je reviens à ma question sur Emmanuel MACRON et le jugement qu'on peut porter globalement sur lui-même, c'est que ça peut avoir, si on rabote un peu, le parfum d'une sorte d'impôt déguisé, insupportable. Est-ce que cette réforme, finalement, c'est la manière qu'aurait l'Etat de faire des économies ?

BRUNO LE MAIRE
Mais absolument pas, et nous nous posons les choses avec beaucoup de clarté sur la table. Le principe fondateur de cette réforme c'est la justice. Aujourd'hui, et Christian SAINT-ETIENNE a parfaitement raison, vous avez des gens ils ont des carrières hachées, ils vont faire un petit boulot ici, un petit boulot là, ils vont cotiser pendant 3 mois sur un montant d'heures qui doit dépasser 150 heures par trimestre. Pour une personne au niveau du SMIC, qui aurait travaillé moins de 150 heures dans le trimestre, par exemple 149 heures, elle a cotisé, elle a réglé ses cotisations retraite, mais elle n'a pas de droits à la retraite, ça ne lui ouvre aucun droit à la retraite, vous trouvez ça juste ? Moi je trouve ça profondément injuste. Le système que nous proposons fait que dès la première heure travaillée, vous cotisez et vous touchez un point de retraite.

GUILLAUME DURAND
Il aurait peut-être fallu faire ça dès le début du quinquennat, puisque ça nécessite une pédagogie considérable, il aurait peut-être fallu faire ça dès le début du quinquennat, avant la loi Travail…

BRUNO LE MAIRE
Je pense qu'il est indispensable…

GUILLAUME DURAND
Parce que c'est un peu abstrait la loi Travail par rapport…

BRUNO LE MAIRE
Vous savez, nous sommes fin 2019, nous avons engagé un train de transformation considérable de l'économie française, de notre modèle social, pour qu'il soit plus efficace, plus juste, nous sommes en train de gagner la bataille contre le chômage, nous faisons 500.000 emplois qui ont été créés depuis un peu plus de 2 ans, tout ça nous donne la solidité nécessaire pour engager cette transformation qui est effectivement la plus importante depuis 1945, notre système de retraite.

GUILLAUME DURAND
Alors pourquoi ne pas l'avoir fait dès le début ?

BRUNO LE MAIRE
Parce que nous avons aujourd'hui la solidité économique, les transformations économiques nécessaires, qui nous permettent de dire c'est solide, la croissance est là, les emplois nous commençons à les créer à nouveau, eh bien maintenant engageons cette réforme structurelle, qui doit permettre à chacun d'avoir une retraite garantie, simple, lisible, dans les années qui viennent.

GUILLAUME DURAND
Mais vous ne voulez pas répondre à la bataille politique, car, quand même, c'est une bataille politique…

BRUNO LE MAIRE
Bien sûr que c'est une bataille, mais bien sûr que c'est une bataille politique, ça ne m'a pas échappé Guillaume DURAND, je ne suis pas…

GUILLAUME DURAND
C'est une version, comment dirais-je, négative de la fée électricité de…

BRUNO LE MAIRE
Non, mais je ne suis pas un perdreau de l'année, donc j'ai compris qu'il y avait aussi une bataille politique derrière…

GUILLAUME DURAND
C'est un arc électrique, voilà.

BRUNO LE MAIRE
Mais justement, que chacun se positionne. Qui, aujourd'hui, veut conserver le système tel qu'il est, au risque de voir disparaître…

GUILLAUME DURAND
Ou même de revenir à 60 ans.

BRUNO LE MAIRE
Au risque de voir disparaître un système par répartition, fondé sur la solidarité nationale ? Qui veut revenir en arrière et à 60 ans, alors qu'on sait tous que parce que nous démarrons plus tôt…

GUILLAUME DURAND
Marine LE PEN…

BRUNO LE MAIRE
Non, mais c'est totalement irresponsable, et je pense que chaque Français se fera…

GUILLAUME DURAND
Jean-Luc MELENCHON.

BRUNO LE MAIRE
Se fera son avis en conscience. Proposer aux Français de travailler moins, de partir plus tôt à la retraite, alors qu'on rentre plus tard sur le marché du travail, c'est signer un bon pour l'appauvrissement de chaque Français, et c'est eux qui seront comptables devant les Français, de leur appauvrissement personnel, et de la fin du régime des retraites par répartition.

GUILLAUME DURAND
Question franche pour terminer, elle est double. Premièrement, est-ce qu'il n'y aura plus de régimes spéciaux, c'est-à-dire est-ce que c'est terminé les régimes spéciaux ?

BRUNO LE MAIRE
Oui, ma réponse est claire, c'est un des points non négociables de cette transformation, sur lesquels il y a beaucoup de paramètres qui peuvent être discutés, négociés, les mesures d'âge, comment est-ce qu'on revalorise la carrière des enseignants, à quel rythme choisissons-nous d'entrer dans cette réforme des retraites, est-ce que c'est la génération 63, 68, 73% ? Tout ça est ouvert à la discussion, mais au bout du compte il ne doit plus y avoir de régimes spéciaux.

GUILLAUME DURAND
Deuxième question, c'est la dernière, elle a un caractère politique évidemment. Est-ce que quoi qu'il arrive, quelle que soit la mobilisation qui démarre jeudi, certains même disent que ça pourrait durer jusqu'aux fêtes de Noël, est-ce que vous tiendrez bon ? C'est-à-dire est-ce que ça ne sera pas une forte de – c'était différent en 95, rien n'est jamais comparable – mais une sorte de remake de 95 ?

BRUNO LE MAIRE
Je me garde depuis longtemps de toute forfanterie en politique, je pense que ce n'est pas ce qu'attendent les Français, ce qu'ils attendent c'est qu'on leur explique où nous voulons aller, ce que nous défendons, et quand on croit dans ce qu'on défend, quand on croit dans ce régime de retraite par points, simple, juste, lisible…

GUILLAUME DURAND
Donc il n'y aura pas de recul.

BRUNO LE MAIRE
Eh bien on est déterminé à aller jusqu'au bout, je le dis.

GUILLAUME DURAND
Donc il n'y aura pas de recul.

BRUNO LE MAIRE
Je le dis sans forfanterie, je ne suis pas Tartarin de Tarascon, qui part comme ça la fleur au fusil en vous expliquant vous allez voir ce que vous allez voir, je pense que c'est une mauvaise attitude. Je le redis, beaucoup d'humilité, mais tout autant de détermination.

GUILLAUME DURAND
Merci mille fois Bruno LE MAIRE, qui par ailleurs prépare un livre, si ma mémoire est bonne, sur Vladimir HOROWITZ.

BRUNO LE MAIRE
Tout à fait.

GUILLAUME DURAND
Voilà, Vladimir HOROWITZ, vous savez le célèbre pianiste incomparable dans Chopin, parfois dans Liszt, etc., etc. Merci, bonne journée à vous.

BRUNO LE MAIRE
Merci Guillaume DURAND.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 4 décembre 2019