Interview de M. Cédric O, secrétaire d'État au numérique, à BFM Business le 5 février 2020, sur l'économie numérique.

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Média : BFM

Texte intégral

CHRISTOPHE JAKUBYSZYN
Bonjour Hedwige CHEVRILLON. Votre invité c'est Cédric O, Secrétaire d'Etat au Numérique.

HEDWIGE CHEVRILLON
Cédric O, bonjour.

CEDRIC O
Bonjour.

HEDWIGE CHEVRILLON
Merci d'être avec nous. Il faut dire qu'il y a des bons chiffres. 800 millions levés pour le seul mois de janvier dans la French Tech. C'est un mois de janvier historique. Vous revenez de Bruxelles où vous avez rencontré Margrethe VESTAGER, Thierry BRETON et d'autres sur l'enjeu numérique pour l'Europe. Est-ce qu'il faut un Green deal numérique ? Vous nous direz cela dans un instant. Justement je voudrais d'abord revenir sur ces bons chiffres. Un mois de janvier historique avec des levées de fonds spectaculaires. Enfin spectaculaires pour l'écosystème français. Ça veut dire qu'il y a une certaine forme de maturité quand même qui arrive ?

CEDRIC O
C'est effectivement un mois de janvier exceptionnel. Je pense que c'est le meilleur mois de l'histoire de la French Tech.

HEDWIGE CHEVRILLON
Historique.

CEDRIC O
860 millions d'euros… De dollars, pardon, levés selon Crunchbase et c'est d'autant plus intéressant que ça vient sur une année 2019 qui avait déjà été historique puisque cinq milliards de dollars ont été levés par les start-up françaises. Ce qui est aussi intéressant, c'est qu'on voit qu'il y a eu quatre levées de plus de cent millions d'euros et donc on voit ce que vous dites, c'est-à-dire la maturité de l'écosystème. De plus en plus d'emplois qui sont créés. Ce ne sont plus que des start-up, ça devient des vraies ETI du numérique et donc il faut s'en réjouir. Ça veut dire que cet écosystème se structure et c'est extrêmement important pour les emplois en France et puis pour notre souveraineté technologique.

HEDWIGE CHEVRILLON
Et quel rôle vous jouez là-dedans ?

CEDRIC O
Le rôle de l'Etat, c'est de créer les conditions. On a encore fait un certain nombre de modifications en fin d'année sur la manière d'exercer les BSPCE, sur l'ouverture des BSPCE aux start-up étrangères, sur l'élargissement du French Tech Visa, sur l'élargissement des AGA, du dispositif AGA aux ETI. Tout cela c'est d'abord la réussite d'entrepreneurs et d'entrepreneuses. Et d'ailleurs, l'histoire de la tech c'est que ce sont des entrepreneurs et des entrepreneuses. Le rôle de l'Etat, c'est de créer les conditions : les conditions fiscales, les conditions en termes de recrutement, les conditions en termes de marché du travail. On a une super dynamique, je pense qu'il faut sans s'en réjouir.

HEDWIGE CHEVRILLON
Pascal CAGNI qui est le patron de BUSINESS FRANCE, qui a fait sa réussite chez APPLE et donc qui connaît bien tout cet écosystème américain, il essaie de fédérer. C'est ce qu'il a fait notamment à Davos en emmenant avec lui plein de jeunes startuppers et puis de membres du Next40, c'est d'essayer de créer cette communauté. C'est ça tout l'enjeu en fait ? On parle d'écosystème et c'est presque plus une communauté qu'il faut créer pour que ça débouche sur quelque chose ?

CEDRIC O
Vous savez, ce qui ce qui m'a toujours marqué dans les écosystèmes comme la Silicon Valley ou Shenzhen en Chine, c'est qu'il y a effectivement une communauté. Ce sont des hommes et des femmes qui chassent en meute. Donc on doit créer cette communauté, on doit créer ces liens qui sont des liens interpersonnels. Et d'ailleurs quand je vois qu'on crée le Next40, qu'ensuite il crée une boucle WhatsApp : il y a une boucle WhatsApp des CEO du Next40, qu'ils décident de s'engager dans une tribune sur leur responsabilité sociale et environnementale à l'initiative d'EVANEOS et que donc ils prennent en main ce qu'on leur a donné pour créer cette communauté, se serrer les coudes et aller conquérir, je trouve que c'est exactement ça qu'on doit faire. On doit continuer à le faire. On doit les emmener à l'international, ce qu'on fait à Davos, mais c'est le bon chemin.

HEDWIGE CHEVRILLON
Oui. Lorsque vous voyez, cela dit, les étrangers aussi deviennent extrêmement friands des start-up françaises. Enfin les start-up : enfin, la French Tech française parce qu'on n'est plus au niveau des start-up bien sûr. 2,8 milliards qui ont été levés entre 2018 et 2019, enfin qui ont été investis dans des entreprises françaises. Est-ce que vous ne redoutez pas quand même une razzia étrangère ?

CEDRIC O
Je pense qu'il faut être très tranquille sur ce sujet.

HEDWIGE CHEVRILLON
On le voit. Ça se succède quand même.

CEDRIC O
Oui. Tous les écosystèmes qui sont des très gros au niveau international sont des écosystèmes internationaux. Je prends l'exemple des Israéliens. Les Israéliens, je crois que c'est 8 milliards d'euros qui ont été levés. Je rappelle que nous, on est à 5. Les Israéliens, Dieu sait s'ils connaissent quelque chose à la souveraineté : 80% des investissements sont des investissements américains. Donc dès lors qu'un investisseur américain vient, qu'il laisse l'entreprise en France, qu'il laisse la sève, l'ADN, la recherche de l'entreprise en France, moi la plupart du temps je n'ai pas de problème. Il y a quelques petits sujets sur quelques technologies critiques, il faut faire attention. Mais si on veut être plus fort, il faut être plus international.

HEDWIGE CHEVRILLON
En même temps, on voit qu'il y a des Anglo-saxons bien sûr, des fonds britanniques. On verra du reste les conséquences du Brexit. Le match est en train de se jouer entre la French Tech anglaise (sic) et la French Tech française ?

CEDRIC O
Non, je pense que les Anglais sont encore significativement devant nous. Le Brexit pose des questions mais, en fait, on n'en connaît pas encore exactement les conditions. Il pose notamment des questions en termes de recrutement et d'immigration. Je pense qu'on a une carte à jouer. C'est aussi pour ça qu'on fait le French Tech Visa et qu'on l'élargit. On va voir comment ça se passe dans les mois qui viennent.

HEDWIGE CHEVRILLON
Est-ce qu'il faut une petite vigilance sur les Chinois ? Parce que fonds anglo-saxons mais fonds chinois aussi qui commencent à investir et à racheter des entreprises. On a vu ça en Allemagne, c'était l'année dernière, une sorte de déclic qui s'est passé. Mais est-ce qu'au niveau européen il faut faire attention ? Avoir une vigilance spécifique sur les fonds chinois ?

CEDRIC O
Je pense qu'en règle générale encore une fois…

HEDWIGE CHEVRILLON
Ou singapouriens ?

CEDRIC O
Déjà, c'est une différence entre les chinois et les singapouriens. Je pense que vous pensez à TEMASEK qui investit dans MANOMANO.

HEDWIGE CHEVRILLON
Oui, exactement.

CEDRIC O
Je pense qu'en règle générale, encore une fois, un écosystème pour être plus fort doit être plus international. Il y a certaines technologies critiques ou certains domaines où on doit faire un peu plus attention parce qu'il y a des questions de souveraineté, parce qu'il y a des questions de supériorité technologique. Dans ces cas-là, on fait attention. Il faut le faire au cas par cas.

HEDWIGE CHEVRILLON
Oui. Donc il ne faut pas… On reviendra au niveau européen dans un instant. Juste on va revenir puisqu'on est dans les chiffres et les bons chiffres, le e-commerce. Donc le cap des 100 milliards d'euros a été franchi en France selon les chiffres de la FEVAD. On en parle depuis ce matin sur Good Morning Business. C'est notamment grâce au mobile, on voit que la technologie grâce à la génération des Millennials, dont vous faites partie Cédric O

CEDRIC O
Je suis malheureusement un peu avant !

HEDWIGE CHEVRILLON
Un petit peu au-dessus. Ou au-dessus, comme vous voulez. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que, non, il y a vraiment un basculement ? Le fait qu'on voit franchisse les 100 milliards ?

CEDRIC O
Alors je pense que ça montre que c'est effectivement un secteur qui se porte extrêmement bien. Alors il y a un petit facteur conjoncturel sur la région parisienne avec ce qui s'est passé en fin d'année.

HEDWIGE CHEVRILLON
Oui mais pas trop, pas trop. Selon la FEVAD, pas trop.

CEDRIC O
Effectivement. C'est très, très loin d'expliquer ces bons chiffres. Je pense que ça traduit des changements de mode de consommation des Français. Je vois que d'ailleurs les entreprises françaises tirent leur épingle du jeu. Vous aviez tout à l'heure Emmanuel GRENIER qui était chez vous de CDISCOUNT. C'est un des leaders en France. Il faut savoir que si on regarde les parts de marché d'AMAZON en Europe, la France est l'endroit où la part de marché est la plus basse. Donc les acteurs français se comportent bien. On pense à CDISCOUNT, on pense à MANOMANO, on pense à BRICOMMERCE, on pense à BACKMARKET. On pense à d'autres entreprises qui viennent aider les entreprises physiques comme WYND à ceux digitalisés, et je pense que ce sont de très bonnes nouvelles : ça montre que c'est un secteur qui se porte bien. C'est bien pour l'économie française.

HEDWIGE CHEVRILLON
Mais en même temps, restons toujours dans les chiffres décidément ce matin. 98 %, c'est vous qui me rappeliez ça, des market places ne paient pas la TVA. Il y a fraude à la TVA selon le rapport de la Cour des comptes. Qu'est-ce qu'il faut faire ? Il y a un engagement qui a été pris, il y a même une loi. Qu'est-ce qui se passe ?

CEDRIC O
C'est un défi. C'est-à-dire qu'effectivement, il faut faire appliquer la loi qu'elle soit sur les normes ou sur la TVA. Il ne faut pas oublier les normes qui sont importantes.

HEDWIGE CHEVRILLON
Oui. Là, 98%.

CEDRIC O
Le gouvernement par la voix de Gérald DARMANIN a annoncé en fin d'année dernière avec les plateformes une initiative comme il n'y en a jamais eu en France pour faire en sorte qu'on règle ce problème. Et donc ce qu'on a dit, c'est notamment que d'ici la fin de l'année, les plateformes devront nous donner un certain nombre de chiffres pour qu'on sache exactement ce qui se passe, et qu'à partir de 2021 elles devront collecter la TVA pour leurs vendeurs qui ne le font pas. Elles seront redevables de la TVA.

HEDWIGE CHEVRILLON
Oui, d'accord.

CEDRIC O
Et donc en fait, on passe par les intermédiaires et pour les plateformes qui ne se conformeront pas à cette législation, il faudra faire en sorte qu'il y ait des sanctions.

HEDWIGE CHEVRILLON
Mais est-ce que vous avez déjà vu un effet justement ? Puisqu'on parlait des fêtes de Noël, le fait que peut-être le e-commerce a malgré tout été favorisé par les mouvements sociaux, qu'on a franchi ce cap de 100 milliards. Vous avez vu quelque chose ou pas ?

CEDRIC O
Alors à ce stade, l'annonce a été faite début décembre.

HEDWIGE CHEVRILLON
Oui, absolument. Ça fait deux mois, quoi.

CEDRIC O
Oui, ça fait deux mois. Mais comme vous le savez, pour la mise à jour des systèmes d'information d'une entreprise, ça ne se fait pas en deux mois. C'est pour ça qu'on leur a laissé un an donc je pense qu'on commencera à avoir des effets au deuxième semestre.

HEDWIGE CHEVRILLON
Oui, d'accord. Donc pas tout de suite en tous les cas. Alors vous revenez, Cédric O, vous revenez de Bruxelles où vous avez rencontré Margrethe VESTAGER, vous avez rencontré Thierry BRETON, vous avez rencontré aussi…

CEDRIC O
Didier REYNDERS et V?ra JOUROVA, commissaire à la Justice et…

HEDWIGE CHEVRILLON
Voilà, les quatre. Est-ce qu'il faut… Est-ce qu'il y a le sentiment qu'il y a une volonté, il y a une urgence numérique à Bruxelles ? Il y a une urgence écologique avec le Green deal voulu par Ursula VON DER LEYEN. Est-ce qu'il y a une urgence numérique ? On en parle beaucoup mais on ne voit rien venir.

CEDRIC O
Alors la Commission doit communiquer dans les semaines qui viennent. Ce que je note, et ce qui est très intéressant avec la nouvelle Commission en général d'Ursula VON DER LEYEN, c'est que pour la première fois l'Europe a compris qu'elle doit se penser comme une puissance, notamment dans la compétition entre les Américains et les Chinois. Et ce qui est très clair, et Margrethe VESTAGER et Thierry BRETON ont été très clairs sur ce sujet, c'est que le numérique est un élément essentiel de cette compétitivité. C'est-à-dire qu'il faut investir plus notamment dans certaines technologies : intelligence artificielle, calcul quantique, pour être au niveau de la compétition avec les Américains et les Chinois. C'est vraiment très nouveau dans le body language de la Commission européenne. C'est une très bonne nouvelle. Ç'a été beaucoup poussé par la France jusqu'ici. Maintenant il faut que les déclarations se traduisent en actes, mais je pense qu'on est sur le bon chemin. Il y a d'autres projets qui sont sur la table : sur la régulation du numérique, sur les questions d'antitrust, sur la question des régulations de contenus. Bref, on voit qu'on est dans un moment extrêmement important pour l'Europe. Ils doivent présenter leur agenda numérique pour les cinq prochaines années. C'est pour ça que j'étais à Bruxelles pour porter la voix de la France et leur dire de la manière dont on voyait les choses. En tout cas, je pense qu'en règle générale les choses vont vraiment dans le monde.

HEDWIGE CHEVRILLON
L'investissement, investissement à quelle hauteur ? Comment ça se passerait ? Par quoi ? La Banque européenne d'investissement ? Ça passerait par… Voilà, et combien sur la table ?

CEDRIC O
L'Europe a évoqué le chiffre par exemple dans l'intelligence artificielle de 20 milliards d'investissements publics et privés.

HEDWIGE CHEVRILLON
Sur combien de temps ?

CÉDRIC O
Par an, par an.

HEDWIGE CHEVRILLON
Annuels.

CEDRIC O
Annuels, exactement. Il faut savoir que les Américains et les Chinois sont chacun à 40 milliards. Mais comme nous on doit être à 10 milliards, ça serait déjà extrêmement significatif. Je pense que ça doit être un panel à la fois d'investissements publics. Je pense qu'il faut qu'on fasse plus dans la recherche publique et il faut qu'on fasse plus dans la recherche dans le soutien à des privées. Et puis on doit créer les conditions pour faire en sorte que nos entreprises investissent plus dans ces technologies. Aux Etats-Unis, les 40 milliards ils ne sont pas portés par le gouvernement. Ils sont très, très majoritairement portés par les GAFA. Et donc dans la bataille…

HEDWIGE CHEVRILLON
Nous, on n'a pas les GAFA. On n'a pas les GAFA.

CEDRIC O
Oui. Mais c'est pour ça qu'en fait, il y a beaucoup de liens avec la maturité de l'écosystème. C'est-à-dire que faire émerger des champions du numérique, des boîtes qui ne valent pas un milliard mais qui valent cinq, dix, quinze, vingt milliards, trente-cinq annonce SPOTIFY, c'est indispensable si on veut faire en sorte d'être au niveau requis pour l'investissement.

HEDWIGE CHEVRILLON
Mais ça sera diffusé via Bruxelles ? Ça sera diffusé comment ? Chaque Etat aura une part du gâteau ?

CEDRIC O
Il y aura une partie bruxelloise je pense, puisque c'est une partie menée par Bruxelles, et puis il y aura une coordination des politiques nationales qui est indispensable.

HEDWIGE CHEVRILLON
Sur la régulation du numérique, ça passera par quoi ?

CEDRIC O
L'addition qu'on a eue Margrethe VESTAGER, c'est de dire qu'il y a certains grands acteurs ou grandes plateformes qui se sont imposées et qui ont une empreinte sur notre économie qu'on n'a jamais connue. Il faut faire en sorte de mettre une régulation en face qui soit à la hauteur. C'est encore en débat : quoi, comment on détermine quelles sont les plateformes. Mais je pense que là aussi, il y a un très gros agenda.

HEDWIGE CHEVRILLON
Mais on verra ça quand en conclusion ?

CEDRIC O
Dans les deux, trois mois qui viennent.

HEDWIGE CHEVRILLON
Merci beaucoup. Cédric O, Secrétaire d'Etat en charge du Numérique, était notre invité.


Source : Service d'information du Gouvernement, le 7 février 2020