Déclaration de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, sur les priorités de la politique étrangère de la France, à l'Assemblée nationale le 4 mars 2020.

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Circonstance : Audition devant la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale

Texte intégral

La crise que connaît actuellement le Nord-ouest syrien est sans doute l'une des plus graves, sinon la plus grave qu'ait connue la Syrie en neuf années de guerre. Avant toute chose, il faut expliquer les raisons de cette crise : elle découle de la rupture des accords d'Astana et de Sotchi, sur lesquels il est donc utile de revenir.

Les accords d'Astana ont été conclus en mai 2017, c'est-à-dire après la reprise d'Alep par le régime syrien fin 2016, dans les conditions que vous connaissez et qui ont entraîné l'opération Bouclier de l'Euphrate, première intervention turque sur le territoire syrien.

Le processus d'Astana consistait en une série de rencontres entre les Iraniens, les Russes et les Turcs, dont l'objectif - louable - était de mettre en place les conditions d'une désescalade en Syrie. C'est ainsi qu'au début du mois de mai 2017, les garants du processus, parrains des belligérants, ont signé un accord prévoyant l'établissement de quatre zones de désescalade, Deraa, la Ghouta orientale, Homs et Idlib, chacune placée sous la responsabilité d'un des garants, les Turcs obtenant logiquement la supervision de la zone d'Idlib.

Après la reconquête des trois autres zones par le régime syrien, les civils qui s'y trouvaient ont été évacués par car vers Idlib, faisant passer la population d'un million et demi à près de 3 millions d'habitants. Parmi ces déplacés - qu'il ne faut pas confondre avec les réfugiés qui se trouvent en Turquie et sont aujourd'hui manipulés par le régime turc -, se retrouvent des groupes de combattants, plus ou moins alliés à la Turquie, et un nombre significatif de groupes terroristes de toutes obédiences, des groupes regroupés autour du Front al-Nosra au sein de Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et Daech. La zone est de ce fait un baril de poudre, adossé à la frontière syro-turque, hermétiquement fermée.

Cette situation complexe a abouti, dans le prolongement de la logique du processus d'Astana, à un nouvel accord, l'accord de Sotchi, signé par la Turquie et la Russie en septembre 2018. L'accord de Sotchi ménage les intérêts turcs, en préservant la zone de désescalade et en autorisant Ankara à y renforcer sa présence militaire pour neutraliser le risque d'une offensive syrienne. Il prévoit également le démantèlement des groupes les plus radicaux par les Turcs et prépare le terrain à une réouverture des autoroutes M4 et M5, qui traversent la zone.

En réalité, l'accord n'a jamais été vraiment mis en oeuvre, mais les Russes et les Turcs se sont satisfaits du statu quo pendant un certain temps, jusqu'à la reprise, dès avril 2019, de l'offensive menée par Bachar el-Assad pour la reconquête d'Idlib, offensive qui s'est intensifiée en décembre dernier et a permis au régime de reconquérir près de la moitié de la zone de désescalade, bien que la Turquie y maintienne une forte présence militaire, avec 7.000 soldats stationnés à Idlib et aux alentours.

L'incident du 28 février dernier, dans lequel la Turquie a perdu 33 militaires, a porté à 54 le nombre de militaires turcs tués et, au sein de la zone d'Idlib s'enchevêtrent désormais deux antagonismes : le premier oppose les Turcs au régime syrien - plus ou moins soutenu par les Russes, mais le fait que nous ne soyons pas à huis clos m'interdit de développer davantage - autour de Saraqeb, point de jonction entre la M4 et la M5, tandis qu'en parallèle les forces syriennes bombardent les populations civiles pour reconquérir du terrain.

La combinaison des deux crée une situation humanitaire épouvantable, puisque les personnes déplacées qui s'étaient réfugiées dans la zone d'Idlib sont aujourd'hui obligées de fuir une seconde fois, pour tenter d'échapper aux attaques du régime. Cela concernerait un million de personnes, qui se ruent vers l'Ouest et le Nord, où les centres d'accueil sont saturés, et où ces déplacés s'entassent à proximité de la frontière turque, dans des conditions terribles : le froid, les épidémies, la faim, les violences contre les femmes et les filles. Les frappes syriennes touchent indistinctement les hôpitaux et les écoles, à telle enseigne qu'une enquête a été lancée par le secrétaire général des Nations unies à la demande de la France, enquête qui pourrait aboutir à ce que soient documentés des crimes de guerre.

C'est dans ce contexte que la Turquie a invoqué l'article 4 du traité de l'Atlantique Nord, considérant qu'elle était victime d'une rupture de l'accord de Sotchi. Cela aurait pu s'entendre si ce n'est que le président Erdogan a, en parallèle, lancé une opération d'instrumentalisation des migrants réfugiés en Turquie, en ouvrant ses frontières avec la Grèce pour faire pression sur l'Union européenne, ce qui est une forme de prise d'otages parfaitement inacceptable. C'est ce que nous avons déclaré publiquement, et c'est ce que je réitère devant vous.

Nous avons fait savoir notre solidarité totale avec la Grèce et, à l'heure où je vous parle, se tient, à notre demande, une réunion des ministres de l'intérieur de l'Union européenne pour décider du dispositif de soutien que nous allons mettre en oeuvre.

Demain et après-demain se tiendra à Zagreb une réunion des ministres des affaires étrangères, où nous allons compléter l'ensemble du dispositif pour aboutir à des actions concrètes - mobilisation de FRONTEX (Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes), soutien humanitaire et appui politique à la Grèce -, et je ne doute pas que nous pourrons avancer de façon unanime. J'ai observé avec intérêt l'initiative du président du Conseil, Charles Michel, et de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui se sont rendus en compagnie du Premier ministre grec à la frontière gréco-turque pour manifester la détermination européenne. Quant au haut représentant Josep Borrell, il est actuellement à Ankara, et il devrait nous rendre compte de sa mission vendredi, à Zagreb.

Cette solidarité avec les Grecs s'accompagne, par ailleurs, d'un renforcement de notre action humanitaire dans la zone d'Idlib. Notre espoir est que l'accès soit ouvert et que l'aide puisse être acheminée auprès des populations civiles, car n'oublions pas que les principales victimes de cette crise sont les populations syriennes confinées autour d'Idlib.

J'ajoute qu'une rencontre a lieu demain entre Poutine et Erdogan, dont on peut souhaiter qu'elle permette un retour à l'accord de Sotchi. C'est en tout cas la ligne qu'a défendue le président Macron lors de ses entretiens avec le président Poutine, en plaidant pour un retour au cessez-le-feu, en attendant le processus politique engagé sous l'égide des Nations unies avec la constitution d'un comité constitutionnel censé travailler sur une réforme de la Constitution, bien qu'il avance à pas très comptés.

(Interventions des parlementaires)

R - Je voudrais, avant de répondre à vos questions, remettre les choses en perspective en rappelant quelques chiffres. La Syrie comptait, avant le début du conflit, 22 millions d'habitants. Aujourd'hui, on estime que 7 millions de personnes ont été déplacées au moins une fois sur le territoire syrien et on dénombre 5 millions de réfugiés, dont 3,5 millions en Turquie et 1,2 million au Liban les Libanais nous en parlent dès que nous les rencontrons -, les autres se trouvant pour l'essentiel en Jordanie. Il doit être bien clair pour tout le monde qu'à la frontière gréco-turque se trouvent des réfugiés, tandis que la zone d'Idlib abrite des déplacés. Il ne faut évidemment pas les confondre. Plusieurs d'entre vous ont affirmé que le président Erdogan avait ouvert sa frontière avec la Grèce. Elle demeure en réalité fermée, puisque l'Europe et la Grèce ne l'ont pas ouverte, et n'ont pas l'intention de le faire. Si un message fort doit être adressé demain ou après-demain, à l'issue de la réunion des ministres des affaires étrangères, c'est le soutien total de l'Union européenne à la Grèce. Nous engagerons en sa faveur les moyens correspondants, que ce soient ceux de FRONTEX ou ceux mobilisés pour répondre aux demandes complémentaires que nous a adressées le gouvernement grec. Je suis en relation téléphonique directe avec mon homologue, que je verrai demain. Il n'est pas question, bien évidemment, d'ouvrir la frontière. Il faut la sécuriser, et nous le ferons. Les choses sont claires.

Monsieur Habib, je me permets de vous faire remarquer que les seuls à nous avoir demandé une intervention militaire sont les Turcs. La Grèce n'a pas formulé une telle demande, mais a sollicité une aide, à laquelle nous allons répondre, pour sécuriser sa frontière. Bien évidemment, il est dans notre intention que cette frontière reste fermée. Tout m'indique que la position européenne sera très forte à cet égard. J'en profite pour vous signaler que le président du Conseil européen, Charles Michel, et le haut représentant Josep Borrell se réunissent en ce moment même. Nous aurons connaissance des résultats de ces échanges demain, lors de la réunion de Zagreb.

Je le dis publiquement : nous avons une série de contentieux lourds avec la Turquie, dont je suis prêt à faire l'inventaire avec vous. Dans le Nord-Est syrien, la Turquie a attaqué, de manière unilatérale, les Kurdes - qui sont nos alliés, en particulier dans le combat contre Daech. En Méditerranée orientale, l'interprétation turque est, à notre avis, contraire au droit de la mer. En Libye, la Turquie diligente un appui militaire, y compris au moyen de forces de "proxy" syriens, en violation de l'embargo décidé par les Nations unies. D'autres contentieux lourds concernent les droits fondamentaux, l'instrumentalisation des migrants, ou encore la rupture unilatérale de l'accord de 2016.

C'est parce que je dis les choses clairement, monsieur Dupont-Aignan, que je suis en désaccord avec votre lecture de mon communiqué du 28 février. Nous exprimons nos contentieux publiquement - comme j'ai eu l'occasion de le dire récemment au Sénat - mais, lorsque le régime syrien - et non la Turquie, monsieur le député - rompt l'accord de Sotchi, il faut le dire. Nous avons affirmé que nous étions soucieux du respect de cet accord. Lorsque le régime syrien attaque unilatéralement l'armée turque, qui est chargée d'assurer l'application de l'accord - il faut se référer au texte - dans la zone d'Idlib, nous exprimons notre opposition. Cela ne nous empêche pas d'être aussi fermes que je viens de l'expliquer sur le reste.

M. Bouchet a mis en évidence les contradictions caractérisant les relations russo-turques, et les difficultés qui en résultent pour ajuster son jugement. Le positionnement turc au sein de l'OTAN se caractérise aussi par une grande ambiguïté, illustrée par plusieurs événements récents. Premièrement, la Turquie a attaqué, dans le Nord-Est syrien, les FDS, composées essentiellement de Kurdes, qui sont toujours nos alliés dans la lutte contre Daech. Le combat contre cette organisation n'a pas cessé - la situation en Irak est d'ailleurs très problématique. Autrement dit, les Turcs attaquent des alliés de la coalition dont l'OTAN - et nous-mêmes - sommes membres. Deuxièmement, en Méditerranée orientale, la Turquie a délimité illégalement une zone qu'elle considère comme sa zone économique exclusive. Elle y mène des manoeuvres militaires contre un autre membre de l'alliance. Troisièmement, la Turquie a demandé récemment le soutien de l'OTAN et des mesures de réassurance, en termes de défense aérienne et antimissile, tout en achetant du matériel russe S-400, qui a la même vocation et qui n'est pas interopérable avec les éléments de l'alliance. Quatrièmement, quand la Turquie est attaquée à Idlib et qu'elle perd des hommes dans une mission de sécurisation globale de la zone, elle demande à bénéficier de la solidarité de ses alliés, en invoquant l'article 4 du traité de l'Atlantique Nord, tout en instrumentalisant les réfugiés - dont elle organise le déplacement, en particulier à sa frontière terrestre.

M. Michel Herbillon. C'est plus que de l'ambiguïté, c'est du cynisme !

R - Oui, mais la Turquie est toujours membre de l'alliance. Il nous faut, sur ce sujet, une grande explication. Tant qu'elle n'aura pas lieu, régneront le doute ou la contradiction permanente. C'est une des raisons qui ont conduit le président de la République à demander, à Londres, une véritable réflexion stratégique de l'OTAN sur ce qui fait le coeur de l'Alliance atlantique. Ces ambiguïtés ne peuvent perdurer. On ne sait plus si la Turquie est dans l'alliance, hors de l'alliance ou à côté de celle-ci. Je veux le dire avec beaucoup de force : il faudra parler avec les Turcs, au vu de l'ensemble des contentieux que nous entretenons, et tout mettre sur la table. Cette position nous permettra d'être fermes lors des échéances à venir.

Monsieur Bourlanges, vous avez évoqué, à juste titre, le cynisme qui est à l'oeuvre : nous vivons en effet au milieu d'acteurs cyniques. Il faut avoir un jugement acéré, car chacun a ses raisons pour justifier des actes inqualifiables. Vous demandez comment des avions syriens peuvent effectuer des bombardements alors que les Russes ont la maîtrise du ciel. Des bombardements turcs et syriens ont lieu sur la zone, alors que le ciel fait l'objet d'un accord de "déconfliction" conclu par les Russes. Je crois nécessaire d'être pragmatique pour sortir de la crise de la meilleure façon possible.

Je ne formulerai pas d'hypothèse quant à la position qu'adopteront les Européens, puisqu'une réunion se tient aujourd'hui à Ankara et que les présidents Erdogan et Poutine se réuniront demain. Notre posture politique de fond, au sujet de la crise syrienne, consiste à revenir à l'accord de Sotchi, à respecter le cessez-le-feu, à favoriser l'accélération du processus politique - il n'y aura de règlement de la crise syrienne que de cette façon. Un comité constitutionnel doit élaborer des modifications à la constitution syrienne, ce qui permettra la tenue d'élections libres, auxquelles tous les Syriens pourront participer, en particulier les déplacés, voire les réfugiés. La création du comité constitutionnel a demandé un an ; il a fallu deux mois pour s'accorder sur six noms - et un mois pour un seul nom -, sachant que cet organe sera composé de près de 150 personnes. C'est une longue entreprise, mais il n'y a pas d'autre possibilité. Il importe de respecter la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui intègre ce processus. Voilà la feuille de route de sortie de crise, qui n'est, pour l'heure, pas respectée, mais qu'il faut conserver.

S'agissant du chantage du président Erdogan, qui, je le redis, est inacceptable, nous sommes totalement solidaires de la Grèce. Nous envisagerons demain - étant rappelé que les ministres de l'intérieur de l'Union engagent la réflexion aujourd'hui - la manière de mobiliser FRONTEX et de répondre aux demandes grecques - lesquelles, j'y insiste, ne sont pas d'ordre militaire.

M. Meyer Habib. Comment peut-on sécuriser la région sans une aide militaire, face à un régime turc qui, hélas, ne comprend souvent que la force ?

R - Vous demandez une intervention militaire que la Grèce elle-même n'a pas formulée. En l'occurrence, il s'agit de fermer la frontière et de faire respecter cette décision, point. Pour cela, des instruments existent, en particulier FRONTEX, que nous allons mobiliser à cet effet.

La Commission européenne doit présenter le nouveau pacte migratoire assez rapidement. Sa présidente le présente comme une priorité. Il intégrera la réforme du système européen de l'asile - autrement dit, du mécanisme de Dublin - et la gestion des flux migratoires.

M. Michel Herbillon. Cela relève de l'incantation !

R - Non, on est dans le concret : des textes seront adoptés. Certes, la mise en oeuvre du pacte migratoire n'a pu aboutir lors de la précédente mandature, mais nous sommes convaincus que les engagements très significatifs qui seront proposés permettront de parvenir à un accord. Le processus est en cours, qui ne relève pas directement du champ de compétences du Conseil des affaires étrangères de l'Union, mais plutôt des attributions du Conseil des ministres de l'intérieur. Cette coopération devrait aboutir assez rapidement, mais je ne formulerai pas d'hypothèse sur son contenu tant que le document ne sera pas mis sur la table.

La Commission accordera un soutien financier de 700 millions d'euros à la Grèce, auxquels s'ajoutera la réserve d'intervention rapide de FRONTEX. Cela permettra de renforcer la protection et la surveillance de la frontière extérieure de l'Union, par la mise à disposition de douaniers et de garde-côtes supplémentaires et la fourniture d'hélicoptères, de bateaux additionnels, de véhicules, ainsi que de matériel médical et humanitaire. Par ailleurs, cela facilitera la gestion des demandes d'asile, notamment pour décongestionner les "hotspots" sur les îles grecques. Des relocalisations pourront être proposées, en fonction de l'état d'avancement et de traitement des demandes d'asile. Telles sont les bases de la discussion - dont je ne sais pas si elle sera conclusive -, qui se tiendra demain et après-demain lors de la réunion des ministres des affaires étrangères.

La France a consacré plus de 10 millions en 2019 à l'aide humanitaire directe aux populations du Nord-Ouest syrien. À la demande du président de la République, nous venons d'y affecter 10 millions supplémentaires. J'ai perçu des interrogations, chez plusieurs d'entre vous, quant à la manière dont l'aide était utilisée, en particulier dans les zones où l'acheminement doit passer par le régime de Bachar el-Assad. Nous faisons appel soit aux organisations des Nations unies, soit à ACTED, soit à d'autres organismes qui assurent la sécurité des convoyages.

Mme la présidente Marielle de Sarnez. Je rappelle que la France a en outre octroyé une aide de 50 millions au profit du Nord-Est syrien.

M. Jean-Louis Bourlanges. La liste que vous venez d'égrener à propos de l'aide à la Grèce est intéressante car elle comprend des matériels destinés soit à bloquer et à refouler, soit à accueillir. L'Union européenne a-t-elle l'intention d'accueillir ces personnes, ou décidera-t-elle que personne ne doit entrer ?

M. Nicolas Dupont-Aignan. Monsieur le Ministre, on peut être en désaccord avec votre politique tout en respectant profondément votre personne : les deux n'ont rien à voir. Je tenais à vous le dire.
R - Nous entretenons un désaccord sur l'interprétation de ma déclaration du 28 février. C'est parce que nous sommes très exigeants sur le reste que nous avons pu nous permettre d'écrire, dans ce communiqué, qu'il n'était pas normal que des soldats turcs soient victimes, pour ainsi dire, de l'accord de Sotchi. Nous avons donc protesté sur cet aspect des choses, ce qui ne nous empêche pas de le faire également, en sens inverse, sur tout le reste - j'ai dit publiquement des choses extrêmement fortes tout à l'heure.

M. Nicolas Dupont-Aignan. Comme l'a rappelé M. Guy Teissier ce matin dans cette même commission, l'interprétation des Russes et des Syriens est que la Turquie n'a pas respecté l'accord de Sotchi. Je regrette que la position de la France donne raison à l'interprétation turque. Vous parlez d'"ambiguïté", là où je vois une provocation turque. Vous parlez d'"explication nécessaire", quand j'entends "rapport de forces". À nouveau, j'ai le sentiment que l'Union européenne se contentera de paroles, sans passer aux actes. Vous nous avez dit à l'instant que, parmi les solutions qui pourraient apparaître demain ou après-demain, figure le "décongestionnement" des "hotspots". Cela signifie qu'une fois de plus, des migrants entreront en Europe, alors même que les Français comme les Allemands n'en veulent plus. D'une manière ou d'une autre, en parlant d'"explication" et non de "rapport de forces", vous cédez au chantage d'Erdogan.

M. Claude Goasguen. Je n'ai pas le sentiment que ce que les Turcs ont fait soit conforme à l'accord de Sotchi. Ils ont fait entrer du matériel militaire dans la zone et des soldats turcs ont été tués : ce n'est pas ce que prévoyait l'accord de Sotchi.

Par ailleurs, en ce qui concerne le droit d'asile, il ne faut pas leurrer les gens. Il est très facile de verser dans la guimauve quand on parle de ce sujet. En réalité, la Turquie est responsable du droit d'asile pour ces gens, c'est elle qui doit l'assumer, mais elle nous demande de payer pour cela. Par conséquent, il s'agit en fait d'un troc de population.

R - Monsieur Goasguen, l'accord de Sotchi est très clair sur ce point : il prévoit une présence militaire turque car la Turquie doit assurer, autour de la zone et à l'intérieur, un certain nombre de contrôles. Il prévoit, pour cela, l'installation de douze postes d'observation militaire. C'est quand l'accord a été rompu par le régime syrien et par la Russie que le dispositif turc s'est renforcé, y compris - et surtout - à la frontière.

Le droit d'asile relève du droit international et du droit européen, et il est inscrit dans la Constitution. Je suis désolé de vous le dire. À partir du moment où quelqu'un invoque le droit d'asile, on regarde s'il relève vraiment de cette catégorie juridique, ou s'il s'agit d'un demandeur d'asile déguisé. Je rappelle néanmoins à ceux à qui cela aurait échappé que, dans les mouvements de migrants que la Turquie essaye de créer à la frontière grecque, il y a certes des Syriens, mais aussi beaucoup d'Afghans, ou encore d'Iraniens, qui sont susceptibles de demander l'asile.

Que le premier qui est contre le droit d'asile lève le doigt. Il y a des moments où il faut être attentif à ce que l'on dit.

Monsieur Goasguen, nous insisterons avec fermeté sur la sécurisation de nos frontières. Je le dis très clairement.

(Interventions des parlementaires)

Monsieur Bourlanges, nous suivons de très près l'affaire Delpal, et faisons part régulièrement de notre position et de notre détermination aux autorités russes. M. Delpal a obtenu une facilité - limitée et insuffisante -, qui consiste à pouvoir résider chez lui. J'ai rencontré la communauté d'affaires à Moscou, qui s'inquiète de la situation. Je ne manque pas de répéter régulièrement, à chaque entretien avec mes interlocuteurs, qu'il est nécessaire d'aboutir à une solution. C'est une très bonne chose que vous m'ayez interrogé sur la situation de M. Delpal, car cela se saura : c'est l'avantage des auditions publiques.

Monsieur Habib, je ne pourrai pas traiter de la question du coronavirus en quelques secondes. Je tiens tout de même à rappeler les trois principes observés par le ministère des affaires étrangères. D'abord, d'une façon générale, nous conseillons aux voyageurs qui le peuvent de repousser leurs déplacements - ce n'est pas là poser une contrainte, ni mettre le monde entier en zone orange. Ensuite, nous avons classé en zone rouge un certain nombre de territoires et mis en garde contre les déplacements dans ces lieux constituant des foyers - ce que l'on appelle maintenant des "clusters". Enfin, c'est le ministère de la santé qui définit les recommandations, et nous les appliquons. Vous me parlez des difficultés rencontrées par certains de vos interlocuteurs en Italie. Nous nous sommes rendus dans ce pays la semaine dernière ; toutes ces questions ont été évoquées. Une réunion des ministres européens de la santé aura lieu après-demain. Nous allons essayer d'harmoniser nos positions. L'épidémie en tant que telle n'a pas encore été déclarée, mais la situation présente des risques, puisque nous sommes entrés dans la phase 2. Nous essayons de répondre aux préoccupations des experts et de faire en sorte, au niveau européen, d'adopter une position cohérente et homogène - généralement, dans ce domaine, nous sommes en harmonie avec les Allemands et les Italiens.

Madame Lazaar, il me sera également très difficile de vous répondre brièvement à propos du franc CFA. L'annonce qui a été faite est forte, historique. Elle a été initiée par le président Ouattara. Elle signifie la fin des réserves de change en France. La convertibilité avec l'euro sera quant à elle maintenue. C'est également la fin de la participation française aux instances de gouvernance. Les Africains doivent maintenant concrétiser la réforme en la mettant en cohérence avec le processus de monnaie unique en Afrique de l'Ouest, qui aura pour nom l'eco. Il convient en particulier d'identifier les pays qui vont adhérer au nouveau dispositif - pour l'essentiel ceux de l'Afrique de l'Ouest, mais le cercle sera peut-être élargi. Quoi qu'il en soit, c'est la responsabilité des Africains. Le président Ouattara est l'élément central de la mise en oeuvre du dispositif.

Monsieur Joncour, il est vrai que la menace persiste autour du lac Tchad, singulièrement au Nigéria. La situation est préoccupante et incertaine, car nous avons affaire à deux mouvements - le groupe Etat islamique en Afrique de l'Ouest (ISWAP), dirigé par Al-Barnaoui et soutenu par Daech, et Boko Haram, dirigé par Shekau et qui est plutôt dans la mouvance d'Al-Qaïda - qui se font concurrence. Je me suis rendu il y a peu de temps à Maroua, dans la région Extrême-Nord, au Cameroun. Je suis aussi allé au Nigéria. La force multinationale mixte (FMM), dispositif que j'ai été amené à créer dans des fonctions antérieures, permet de mobiliser 10.000 hommes. Son siège est à N'Djamena, au Tchad, et une cellule de fusion du renseignement est installée à Abuja, au Nigéria. La menace est à peu près endiguée. Nous avons mobilisé un soutien humanitaire significatif dans l'ensemble de la zone pour appuyer les communautés autour du lac Tchad. Il n'en reste pas moins que la menace est constante ; c'est une source de graves préoccupations pour les autorités camerounaises, nigérianes et tchadiennes. L'élargissement du G5 Sahel n'est pas d'actualité car des dispositifs spécifiques existent déjà, qui ont donné des résultats. De plus, la menace est un peu différente. Nous préférons renforcer le dispositif existant, quitte à lui apporter les inflexions qui paraîtraient nécessaires.

Monsieur Quentin, vous avez rappelé mon déplacement historique au Cameroun. Je précise d'ailleurs que j'ai attendu, avant de m'y rendre, que des initiatives soient prises par le président Biya - en particulier la libération de prisonniers, y compris celle de M. Kamto, que j'ai rencontré, ainsi que d'autres personnalités de l'opposition. Nous avons fait savoir au président Biya qu'il était indispensable, de notre point de vue, d'engager des démarches visant à accroître la décentralisation et à approfondir la démocratie, dans le cadre des conclusions du grand dialogue national qu'il avait lancé, et de mettre en place un statut spécial pour les zones anglophones. Nous maintenons cette position. Une offre d'expertise a été faite au Cameroun ; nous attendons que les autorités s'en saisissent. Il importe que des gestes d'ouverture soient faits pour rétablir la confiance entre les parties. Il m'avait semblé que les choses s'étaient apaisées, mais peut-être avais-je fait preuve d'optimisme, ce qui n'est pas très fréquent vu les fonctions que j'exerce... Quand je me suis rendu là-bas, j'ai bénéficié d'un moment de calme véritable, après les nombreuses tempêtes que le Cameroun a connues. C'était avant les événements dans la région de Ntumbo, auxquels vous avez fait référence. Nous souhaitons faire toute la lumière sur cette attaque dans laquelle de nombreuses personnes sont mortes, et nous appuierons toutes les initiatives qui permettront de traduire en justice les auteurs de ces actes une fois qu'ils auront été identifiés, car il est tout à fait essentiel de savoir qui a fait quoi - d'autant que certains réseaux sociaux se livrent, comme toujours, à des interprétations, et propagent des déclarations qu'il est impossible de vérifier. Il faut établir les faits et, sur cette base, demander aux autorités d'engager les actions indispensables.

S'agissant des îles Eparses, je me suis rendu à l'île Maurice et à Madagascar il y a quelques jours. J'ai rencontré le nouveau président, M. Rajoelina, qui est à la tête d'un pays particulièrement sinistré - c'est le moins qu'on puisse dire. Le président Rajoelina manifeste la volonté de relever les défis auxquels fait face son pays, mais ils sont énormes. Il ne faudrait pas que ces défis soient évacués au profit d'un autre, à savoir le statut des îles Eparses. Il y a la question des îles Eparses, mais il y a aussi celle du développement de Madagascar. Nous sommes convenus, dans un bon état d'esprit, de mettre en place une commission mixte consacrée à la question du statut des îles Eparses. Nous allons faire des propositions. Nous avons des points de vue différents sur la souveraineté de ces îles, constatons-le. Nous allons essayer d'agir pour faire en sorte que la contribution des îles Eparses au développement de Madagascar soit significative, car la situation économique et sociale du pays est extrêmement difficile.

En ce qui concerne la diplomatie franco-allemande, en particulier au Sahel, je trouve l'initiative du G5 parlementaire excellente. Cela permet, d'abord, d'assurer l'information presque en continu des différents acteurs - français et allemands, mais aussi des cinq pays du Sahel - et, ensuite, de faire en sorte que le mouvement s'engage. Nous avons eu de nombreuses réunions consacrées au Sahel ces derniers temps. Le sommet de Pau a été un moment très important. Je me suis rendu à nouveau au Sahel la semaine dernière, et j'y retournerai dans quelques jours. Je sens une volonté véritable des acteurs de mettre en oeuvre les mesures qui ont été actées lors du sommet de Pau. J'ai eu l'occasion de rencontrer les cinq chefs d'Etat dans une configuration restreinte pour faire le point. Les choses avancent bien. Les forces maliennes sont à Kidal depuis une dizaine de jours, et le Premier ministre malien s'y est rendu aujourd'hui, ce qui est un événement. Les forces françaises ont été renforcées. Un sommet de l'Alliance Sahel a eu lieu, pour traiter des questions de développement. Il a été très positif. Il arrive parfois que nous ayons de bonnes surprises et des satisfactions : cela en fait partie. J'imagine que le G5 parlementaire permettra de conforter le processus, mais aussi la collaboration franco-allemande à ce sujet.

Madame Poletti, nous sommes conscients de la situation en Iran. Comme vous l'avez rappelé, ce pays est le deuxième foyer de coronavirus au monde en nombre de décès. Nous avons proposé un soutien matériel et financier franco-allemand et britannique aux autorités iraniennes. Nous avons fait parvenir à l'Iran des tests de dépistage et du matériel d'aide supplémentaire pour marquer notre solidarité - un avion est parti hier en urgence. Je n'ai pas abordé la question iranienne faute de temps, mais elle est évidemment importante, notamment s'agissant du nucléaire, car nous rencontrons quelques difficultés. Il n'empêche que, dans le contexte actuel, il fallait marquer notre solidarité, ce que nous avons fait.

Madame Givernet, j'ai l'habitude de parler de "conférence annuelle des ambassadrices et des ambassadeurs". Les engagements que j'ai pris sont respectés, et c'est d'ailleurs, je crois, un fait reconnu : la diplomatie féministe avance. J'ai beaucoup travaillé sur le statut des conjoints de diplomates. Des accords leur permettent de trouver un travail plus facilement lors de nominations à l'étranger. Il reste des choses à faire, mais nous sommes sur la bonne voie. J'ai bien noté, par ailleurs, votre observation portant sur un sujet spécifique. Nous devons développer, acte après acte, une culture plus féministe de la diplomatie.

En ce qui concerne notre stratégie dans la zone indopacifique, vous avez évoqué, Madame Le Peih, le discours fondateur du président de la République à Sydney. L'enjeu est d'agir à la fois pour préserver les biens communs mondiaux, notamment la biodiversité, prévenir le changement climatique, développer les infrastructures entre les principaux acteurs de l'indopacifique, en relation avec nos territoires ultramarins, et favoriser la paix, la stabilité et la coopération entre l'Inde, le Japon, l'Australie et Singapour. Ce message est bien entendu, et des coopérations se mettent en oeuvre pour atteindre les objectifs. Ce sera particulièrement utile pour la préparation de la vingt-sixième conférence des parties (COP26). Certes, la période n'est pas propice aux déplacements, mais nous travaillons dans un état d'esprit positif. Nous sommes en train d'organiser une coopération d'un nouveau type, qui permet d'affirmer la puissance des acteurs et leur capacité à travailler ensemble autour des objectifs que j'ai détaillés.

S'agissant de la Libye, la réunion de Berlin a été positive. Les participants se sont accordés sur un certain nombre de conclusions. Le problème est maintenant de les mettre en oeuvre de manière efficace et concrète. Une difficulté nouvelle vient d'apparaître : le représentant du Secrétaire général des Nations unies, Ghassan Salamé, a démissionné - pour des raisons strictement personnelles. Il va falloir le remplacer rapidement pour éviter que l'esprit de Berlin ne se perde.

Il faut avancer sur plusieurs sujets. La coopération militaire qui a été décidée à Berlin dans le cadre de ce que l'on appelle le "5+5 Défense" devrait permettre de passer de la trêve - même si cette dernière est plus ou moins respectée - au cessez-le-feu - lequel suppose des accords. Le 5+5 Défense s'est réuni. Manifestement, les choses avancent, même si le processus n'a pas encore abouti.

S'agissant, ensuite, de l'embargo sur les armes, nous avons pris des initiatives au niveau européen : un dispositif militaire sera proposé lors du Conseil européen des ministres des affaires étrangères du 23 mars. Il s'agit de mettre en oeuvre une nouvelle mission de l'Union européenne - car ce ne sera plus la mission Sophia -, dont l'objectif sera d'intervenir pour préserver l'embargo. C'est une grande avancée. De très longues discussions ont eu lieu pour aboutir à un résultat ; les choses ont bien avancé. Certes, il faudra ensuite faire respecter l'embargo, mais la mise en oeuvre de la mission sera déjà un élément important.

Par ailleurs, le dialogue politique interlibyen, qui a commencé à Genève, met du temps à aboutir.

Le dernier point de l'accord de Berlin concerne la levée du blocage des terminaux pétroliers, tenus par Haftar, en contrepartie d'un contrôle des ressources issues des exportations pétrolières.

Les choses avancent sur ces différents points - un peu moins vite que nous le souhaiterions, il est vrai. Quoi qu'il en soit, il s'est passé quelque chose à Berlin. Il importe donc d'éviter que le processus ne soit rompu à la suite du départ de Ghassan Salamé. Dans cet objectif, nous avons renforcé notre relation avec l'Italie. Un sommet franco-italien s'est tenu la semaine dernière à Naples, lors duquel nos deux pays ont constaté qu'ils étaient en phase. Il faut que nous demandions partout, l'un et l'autre, le respect des accords de Berlin - je le ferai auprès du maréchal Haftar comme du gouvernement d'entente nationale, car je rencontrerai prochainement les deux parties. Chacun dit à l'autre ce qu'il fait pour faire en sorte que les choses avancent. C'est une longue histoire ; nous sommes désormais sortis du doute, même si nous n'en sommes pas encore aux actes.

Madame Rauch, je me suis exprimé hier, à l'occasion de la remise du prix Simone-Veil, sur le vingt-cinquième anniversaire de la conférence de Pékin.

Si cela ne vous ennuie pas, Monsieur Laabid, je vous répondrai la prochaine fois : j'ai une contrainte d'emploi du temps. Si je ne vous quitte pas immédiatement, cela va poser un problème diplomatique.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 mars 2020