Texte intégral
Q - Dans la crise avec la Turquie, seule la France a élevé la voix, loin de la timidité allemande. Cet épisode ne confirme-t-il pas que l'Europe n'existe pas sur le plan géopolitique ?
R - Absolument pas. La situation a beaucoup évolué. Il y a encore quelques années, M. Erdogan était un partenaire, il était vu comme le défenseur d'un islam politique présentable qui devait moderniser le pays et avait fondé son succès sur la croissance économique. Aujourd'hui, son expansionnisme fait figure de test pour l'Europe. Il est d'ailleurs conçu comme cela et comporte un certain nombre de points communs avec ce que fait la Russie. Deux puissances à nos portes qui ont une stratégie de déstabilisation dans leur zone d'influence. Ce diagnostic que fait la France, tout comme l'idée que, face à ces empires turbulents de notre proximité, l'Europe ne peut plus être faible et seulement dans la politique de la main tendue, est partagé. L'idée selon laquelle l'Europe devait au mieux se taire et au pis tout accepter est révolue. Ensuite, la mise en oeuvre d'une stratégie européenne d'affirmation de puissance, tout en gardant l'unité, est parfois difficile. Mais l'Allemagne est probablement l'un des pays européens qui réalise le mieux désormais que l'Europe ne peut plus se contenter d'être un partenaire faible.
Q - En attendant, le chantage aux migrants d'Erdogan continue. Comment sortir du piège de l'accord financier de 2015 ?
R - Cet accord, qui n'était pas bon mais sans doute nécessaire dans les circonstances d'urgence que l'on a connues en 2015-2016, a créé une dépendance à l'égard de la Turquie.
On ne peut pas résoudre cette question en quinze jours. L'idée, c'est de changer de posture, de dire que nous n'acceptons pas tous les jeux de tests et de renforcement de notre dépendance. La même histoire se joue en Libye : les Turcs veulent certainement obtenir un autre mode de pression migratoire sur l'UE. Si la Commission présente une nouvelle stratégie migratoire, c'est aussi pour nous permettre d'être moins obligés de nous en remettre à un autre pays.
Q - Ursula von der Leyen a annoncé l'abolition du règlement de Dublin. Pourquoi les Etats de l'Union parviendraient-ils à se mettre enfin d'accord sur un mécanisme crédible de répartition des migrants ?
R - D'abord, on a une chance, et il faut la saisir : nous ne sommes plus du tout dans la crise migratoire massive qu'on a connue en 2015-2016. On a une fenêtre, peut-être de quelques mois, qui permettrait un accord sur un paquet migratoire avec un dispositif de solidarité. Chacun prendrait sa part mais cela ne reposerait pas uniquement sur les quotas obligatoires. Cette solidarité pourrait prendre la forme d'une contribution à Frontex [Agence européenne de protection des frontières], cela pourrait être un soutien aux pays de transit ou d'origine pour limiter les flux. Et d'autres formes de contributions...
Q - Celui qui n'accueille pas paie ?
R - Il faut qu'il y ait différents types de mécanismes. Mais cela ne peut pas être seulement financier, sinon vous mettez un prix sur la non solidarité, sur le non-accueil.
Q - Mais il faudrait quand même que des pays comme la Hongrie acceptent de mettre la main à la poche spécifiquement pour l'accueil des migrants...
R - Un accord européen sur un mécanisme de cette nature n'est pas garanti. Mais une concession politique importante est faite avec l'abandon des quotas obligatoires. C'est une ouverture très forte. La crise turque nous aide aussi à comprendre qu'on doit être plus indépendants et solidaires, notamment sur le plan migratoire. Viktor Orban aussi comprend cela. C'est pour cela que je suis raisonnablement optimiste.
Q - Le Conseil européen a adopté en juillet un plan de 750 milliards, dont 360 financés par l'emprunt, présenté comme historique. Mais à part le fait que les Etats s'endettent en commun, qu'a-t-il d'historique ?
R - Je sais que, lorsqu'on évoque un endettement commun, on a l'impression qu'on a fait un prêt immobilier ensemble à la banque. Ce n'est pas forcément ce qu'il y a de plus sexy. C'est pourtant le pas en avant le plus important depuis l'euro. La première fois que certains acceptent, notamment l'Allemagne et des pays du nord de l'Europe, d'être solidaires et de rembourser communément un emprunt considérable. Sept cent cinquante milliards, c'est à peu près 5% du PIB européen. D'un point de vue plus politique, si vous trouvez des gens qui vous prêtent de l'argent en tant qu'Union européenne pour quarante ans, cela veut dire que ceux qui vous prêtent pensent que dans quarante ans vous serez toujours ensemble. À l'heure du Brexit, ce n'est pas un signal mineur.
Q - Des conditions se dessinent déjà. La semaine dernière, la Commission a exhorté l'Italie à faire des réformes et à ne pas baisser les impôts... C'est argent contre austérité, ce plan ?
R - Argument fallacieux ! Du Rassemblement national à La France insoumise, j'ai entendu ceux qui, avec exactement les mêmes termes, affirment : "Vous avez échangé la réforme des retraites contre les 40 milliards." À aucun moment dans les textes il n'y a de conditionnalité du type : montre-moi telle réforme, je te donnerai ton argent. Et il n'y a pas de liste de réformes prédéfinies qui seraient la condition nécessaire et préalable. Et je rappelle que celle des retraites était lancée bien avant la crise du Covid. Cela me rend fou, ce fantasme d'une espèce de plan caché dans lequel Bruxelles aurait écrit nos réformes. Il est paradoxal que ceux qui se revendiquent nationalistes ou patriotes accréditent cette idée. Comme s'ils voyaient la France comme un pays faible qui recevrait la leçon des autres. C'est finalement leur fonds de commerce de tenter de faire croire à une France faible ou isolée. Enfin, il ne me paraît pas choquant que Paolo Gentiloni, ancien Premier ministre italien, et commissaire aux affaires économiques, donne son avis personnel sur ce qui se passe dans son pays.
Q - L'Union est censée rembourser l'emprunt à l'aide de ressources propres, qui restent à l'état de chantier. Du coup, cela donne l'impression d'un tour de passe-passe...
R - Une dette, ça se rembourse. Il n'y a pas d'argent magique, ni au niveau français ni au niveau européen. Les paramètres ne sont pas encore définis. Cela commence après 2027 et tout sera rediscuté, les clés de répartition comme la question des rabais. La contribution française après 2027, personne ne la connaît, et ceux qui, comme M. Bardella et M. Quatennens, affirment que cela coûtera 60 ou 100 milliards disent n'importe quoi.
Q - Parmi ces ressources propres, il y a le projet de taxe Gafam, un serpent de mer...
R - C'est un combat à mener. En 2017, seuls trois ou quatre pays étaient pour et la Commission ne voulait pas proposer ce texte. Aujourd'hui, vingt-cinq pays sont d'accord, dont l'Allemagne. C'est un effort considérable. Cette taxe va dans le sens de l'histoire. Même en Irlande, personne n'acceptera longtemps qu'on ne fasse pas payer d'impôts aux géants du numérique, qui sortent d'ailleurs renforcés de la crise. Je reconnais qu'il y a des incertitudes, mais il faut aussi reconnaître des avancées réelles, comme un consensus des Vingt-Sept sur la nécessité de nouvelles ressources, dans l'accord du 21 juillet. Je suis sûr que nous aurons de premières ressources inédites avant la fin du prochain cadre financier de l'UE, c'est-à-dire 2027.
Q - À propos du plan de relance, le Premier ministre hollandais, Mark Rutte, a parlé d'une "opération ponctuelle dont la nécessité est évidente compte tenu de la situation". C'est bien un fusil à un coup ?
R - C'est un dispositif exceptionnel. Mais avant le sommet de juillet, il n'y avait ni fusil ni coup ! Nous avons prouvé que, face à une crise, l'Europe n'était pas obligée d'être lente et de faire de l'austérité, alors qu'on a besoin d'une politique d'expansion et de solidarité.
Q - Selon un sondage Ipsos, 65% des Français estiment qu'il faut renforcer les pouvoirs de décision de notre pays, même si cela doit conduire à limiter ceux de l'Europe. Ce taux est stable depuis plusieurs années. Les Français sont-ils souverainistes ?
R - Je ne sais pas si les gens se rangent dans ces catégories pleines d'ambiguïtés. Selon les sondages, ils reprochent aussi à l'Europe de ne pas en faire assez. Vouloir une politique européenne de l'asile et de la migration, ce n'est pas du fédéralisme ou de l'antisouverainisme. C'est du cas par cas. Il y a des politiques dans lesquelles l'Europe n'apporte pas grand-chose et des domaines où elle peut faire beaucoup plus. Les agriculteurs disent toujours, à juste titre, qu'il y a trop de normes, mais ils savent ce qu'ils doivent à l'Europe et ne veulent pas renationaliser la PAC.
Q - Cinquante-deux pour cent des Français sont globalement favorables au projet européen, mais pas tel qu'il est actuellement mis en place. Ne faut-il pas refonder les traités ?
R - Nous ne sommes plus dans la période où on changeait l'Europe à coups de traités. Maastricht a été un signal d'alarme et le référendum de 2005 a enterré cette idée. On peut faire beaucoup de choses à traités constants, je pense au changement de la politique commerciale, qui doit être plus protectrice du climat.
Q - Mais L'UE a suspendu en mars ses règles budgétaires, n'est-ce pas le moment de les enterrer définitivement ?
R - L'idée d'un dogmatisme européen a été battue en brèche. Les règles ont sauté quand c'était nécessaire. En régime de croisière, il faut tout de même des règles budgétaires, mais sûrement pas revenir comme si de rien n'était à ce pacte de stabilité qui est trop focalisé sur le déficit, alors qu'il devrait l'être sur les dépenses publiques et la dette. Il faut un nouveau pacte, et la Commission a d'ailleurs lancé un travail sur ce sujet. Doit-on exclure tout ou partie des investissements verts ou de défense ? Est-ce qu'il faut d'autres seuils ? Ces débats sont ouverts.
Q - Vous écrivez dans la revue Politique étrangère : "Si le Royaume-Uni était encore membre de l'Union, l'accord sur le budget et un tel plan de relance aurait certainement été inaccessible." Finalement, l'Europe, ce n'est pas mieux sans les Britanniques ?
R - Non, le Brexit reste une mauvaise nouvelle. Mais soit on pleure sur le lait renversé, soit on en tire des conséquences. On a vu beaucoup de mensonges et d'instrumentalisations, mais cela a été un signal d'alarme sur une politique trop libérale à certains égards, ou encore sur une politique migratoire pas rassurante. Des chocs comme le Brexit ou l'élection de Donald Trump ont conduit les Européens à resserrer les rangs. Ils ont révélé que notre lot n'était pas la fin de l'histoire et le cours tranquille du monde. De ce point de vue, l'effet est salutaire. Et quand on a vu ce qu'était un pays pris dans les affres de la sortie de l'Union, les taux d'adhésion à l'UE ont augmenté partout !
Q - Dans le discours de la Sorbonne de 2017 auquel vous avez oeuvré, Emmanuel Macron défendait une taxe sur les transactions financières, des listes transnationales aux élections européennes, la création de champions du numérique...On est loin du compte. Que reste-t-il de cette ambition ?
R - Il y avait plus d'une cinquantaine de propositions dans ce discours. Plus de la moitié sont finalisées ou sur le point de l'être. L'instrument de stabilisation économique que nous défendions, c'est exactement ce que nous faisons avec l'accord de juillet sur le plan de relance. On pourrait aussi citer la réforme des droits d'auteur, l'"initiative européenne d'intervention", le Collège du renseignement en Europe... Surtout, le discours était inspiré par la volonté de souveraineté européenne, et le logiciel a énormément bougé en la matière. Les chocs que je décrivais y ont contribué, l'élection d'Emmanuel Macron face à Marine Le Pen aussi. Nous avons interpellé les Européens, y compris l'Allemagne, parfois durement, mais jamais de manière arrogante et isolée. Nous avons aussi élargi notre réseau d'influence. Accepter d'être une puissance est le préalable à tout. Nous avons connu en Europe la puissance sans la coopération et nous nous sommes entre-tués. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons réussi soixante-dix ans de coopération, mais sans la puissance. Combiner les deux est le défi de la décennie. Cela prendra du temps parce que nous ne sommes ni un Etat, ni une fédération, ni un régime autoritaire. Si nous y parvenons, ce sera une forme de miracle historique.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 septembre 2020