Texte intégral
Q - La Hongrie campe sur le veto au plan de relance et au budget européen de long terme et estime que la clause budgétaire sur le respect de l'Etat de droit ne correspond pas à ce qui avait été convenu en juillet, lors du sommet européen. Judit Varga, la ministre de la justice hongroise, considère que le dispositif défini entre le Conseil et le Parlement européen est "une absurdité juridique" car la définition de l'Etat de droit est, selon elle, trop vague, donc inopérante. Qu'en pensez-vous ?
R - Je veux rappeler le processus, parfaitement transparent. Il y a eu un accord unanime des chefs d'Etat et de gouvernement en juillet qui faisait le lien entre Etat de droit et budget. Puis une négociation de plusieurs semaines, entre le Parlement européen et le Conseil. Le parti de Viktor Orban est représenté au Parlement européen et son gouvernement siège au Conseil, comme tous les Etats membres.
La Hongrie nous explique aujourd'hui que la définition est trop large pour être juridiquement opérante. Je veux répondre deux choses à cela : si la Hongrie considère que le dispositif est une absurdité juridique, elle a la possibilité de la contester devant la Cour de justice de l'Union européenne. L'Etat de droit, c'est exactement cela. Et il protège, sans exclusive, tous les Etats membres de l'Union et leurs citoyens. La réalité, c'est que nous avons aujourd'hui un règlement qui est juridiquement robuste et négocié en toute transparence.
Q - La Hongrie considère que l'Etat de droit n'est qu'un prétexte pour punir, de façon détournée, sa politique migratoire hostile à l'immigration musulmane. Selon vous, y a-t-il une part de vérité dans cette crainte ?
R - C'est la Hongrie qui, faisant le lien entre ces deux sujets, donne raison à ceux qui pensent cela. Moi, je ne fais de procès d'intention à personne, et ce mécanisme s'applique à tous après une évaluation indépendante, transparente et contradictoire conduite par la Commission européenne.
L'Europe fait face depuis 2015 à une situation migratoire préoccupante. Crise migratoire en 2015-2016. Et aujourd'hui une situation où les flux se sont réduits mais demeurent importants. Moi, je ne regarde pas si les gens qui fuient leur pays, la misère, la guerre, la pauvreté sont musulmans ou autre chose. L'Europe ne regarde pas la religion des gens, elle analyse les situations individuelles conformément aux conventions internationales sur le droit d'asile et, en France, à notre Constitution. C'est d'ailleurs pour améliorer la politique migratoire de l'UE que nous démarrons la négociation du paquet asile et immigration qui doit permettre plus de solidarité et plus de responsabilité des Etats membres. Ne pas être laxiste, mais être responsable, humain et solidaire. On ne mélange pas le sujet ou les mécanismes juridiques.
Q - Dans le rapport sur l'Etat de droit dans les 27 Etats membres, la Commission a pointé un problème de corruption dans la haute fonction publique en Hongrie et l'absence de réponse des autorités à ce problème. Considérez-vous que c'est la vraie raison qui fait craindre à la Hongrie des sanctions pour ce comportement, disons, peu scrupuleux avec les fonds européens ?
R - Justement, ce n'est pas à moi, ni à la France ni à un autre pays, de le dire. Ce n'est pas un match. C'est un combat pour nos valeurs. À la Commission européenne et à la Cour de justice de l'Union européenne d'évaluer la situation et de sanctionner si besoin. Si chaque pays est sûr de sa conduite, il ne devrait avoir rien à craindre.
Q - Viktor Orban pointe du doigt l'influence du milliardaire George Soros sur les institutions bruxelloises parce qu'il poursuit, comme le dit Judit Varga, une vraie politique internationale à titre personnel. Y a-t-il un problème Soros en Europe ?
R - Je range cela parmi les théories du complot, si commodes, si destructrices. Pointer du doigt une Europe désincarnée et technocratique, Bruxelles ou Soros, incarnation du capitalisme cosmopolite, mondialisé, cela revient à jouer avec des clichés nauséabonds. L'Etat de droit, le respect des principes démocratiques, c'est précisément le contraire de l'idée d'un grand dessein caché dont les règles occultes seraient manipulées par quelques-uns. Ce type de discours a mené si loin dans le passé que les entendre de nouveau dans l'Union européenne est très inquiétant.
Q - En Pologne, le ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, est aussi le procureur général. Les deux fonctions sont fondues. Ceci vous paraît-il, par exemple, contraire à l'idée de la séparation des pouvoirs selon les canons européens ?
R - Il n'y a pas de modèle unique que l'Europe imposerait. La question est de savoir ce que sont les garanties juridiques, constitutionnelles, qui entourent cette fonction. L'Etat de droit, c'est un équilibre global entre les différents pouvoirs. Et le vrai sujet est celui de l'indépendance de la justice. Cela fait partie des éléments qui sont analysés dans le rapport annuel sur l'Etat de droit désormais rendu public annuellement par la Commission européenne. C'est un grand progrès et tous les pays sont passés en revue.
Q - En France, le Conseil constitutionnel est composé de membres nommés par trois autorités politiques : le président de la République, celui du Sénat et celui de l'Assemblée nationale. Et, en plus, on y nomme d'anciens Premiers ministres. La Pologne pourrait donc objecter que le Conseil constitutionnel français n'est pas indépendant du pouvoir... Qu'avez-vous à répondre à cet argument ?
R - Mais cela n'a rien à voir ! Encore une fois, la question de l'Etat de droit est celle d'un équilibre des pouvoirs. De nombreux éléments garantissent l'indépendance des membres du Conseil constitutionnel : ils sont irrévocables, leur mandat n'est pas renouvelable, ils sont soumis à des régimes d'incompatibilités très rigoureux... Par ailleurs, les modalités de saisine du Conseil constitutionnel ne sont pas limitées au pouvoir exécutif, mais étendues au pouvoir législatif, et aux citoyens depuis la réforme constitutionnelle de 2008 avec la mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité. C'est cela, l'Etat de droit : l'indépendance, le respect de la hiérarchie des normes, des garanties apportées aux droits de chaque citoyen.
Pour revenir à la négociation en cours, si cela permet de lever le veto, je suis prêt à de longues heures de droit constitutionnel comparé. Il y a pour cela cet instrument nouveau, le rapport annuel de la Commission européenne sur l'Etat de droit. Ce rapport est composé d'un chapitre qui fait l'objet d'un dialogue entre pairs lors du conseil des ministres des Affaires européennes. À chaque réunion, nous examinons les chapitres consacrés à cinq pays différents. La France bientôt, comme la Pologne ou la Hongrie. C'est l'occasion d'échanger sur les mérites et les faiblesses comparés des différents systèmes, et dans un second temps de les corriger. J'espère que les pays qui font des comparaisons par médias interposés joueront le jeu dans le cadre institutionnel de l'Union européenne.
Q - Dans son interview, Judit Varga pointe également du doigt "un pays où la Cour de justice de l'Union européenne a déclaré que le parquet ne pouvait pas être considéré comme un pouvoir judiciaire indépendant en raison de l'influence politique directe à laquelle il est soumis". Il s'agit des Pays-Bas. N'y a-t-il pas deux poids, deux mesures entre les pays fondateurs de l'UE, considérés comme de belles et nobles démocraties, et les anciens pays communistes, plus récemment entrés dans l'Union ? Orban avait dénoncé cette "aristocratie" des fondateurs en juillet dernier. Que traduit, selon vous, ce sentiment par-delà les polémiques du moment ? Et qu'est-ce que cela dit de cette Europe peut-être trop vite élargie ?
R - Cet argument ne résiste pas, là encore, à la réalité des faits. Au dernier conseil des ministres des affaires européennes, nous avons examiné la situation de l'Etat de droit en Belgique, en Bulgarie, en République tchèque, en Estonie et au Danemark, premiers pays soumis à cette revue. On ne peut pas dire que cela cible la Pologne et la Hongrie, qui ont d'ailleurs fait des remarques sur la situation des autres pays. Et tous les Etats membres seront examinés. Dire que certains Etats membres se sentent parfois moins considérés, je peux l'entendre, et nous devons y prêter la plus grande attention, mais ce n'est certainement pas une opposition Est-Ouest : la présidente slovaque, le Premier ministre roumain, par exemple, ont rappelé leur très fort attachement à l'Etat de droit. C'est aussi le cas de nombreux citoyens polonais et hongrois.
Q - Les veto hongrois et polonais bloquent le paquet financier de l'UE, ce qui rend inopérant le plan de relance européen. Si la crise devait durer des mois - ce qui ne serait pas nouveau en Europe -, comment financerions-nous le plan de relance français alimenté à 40 % par des fonds européens ?
R - Notre option privilégiée est d'avancer à 27. Nous sommes prêts à apporter des clarifications pour dire ce qu'est et ce que n'est pas ce mécanisme sur l'Etat de droit afin d'éviter tout fantasme ou toute instrumentalisation. Je me suis entretenu à plusieurs reprises avec Judit Varga et mon homologue polonais, Konrad Szymanski ; même dans les moments de tension et les affrontements politiques, on doit poursuivre le dialogue. Mais, si nous restons bloqués, nous avancerons à 25. La Commission a lancé le travail technique pour ce faire. Nous sommes prêts, car nous ne pouvons sacrifier ni la relance ni nos valeurs. C'est un test politique majeur pour l'Europe.
Q - Pour sortir de cette impasse, la France est-elle prête à réécrire la clause budgétaire sur l'Etat de droit et comment ? Avez-vous une proposition à formuler pour la présidence allemande de l'UE, en charge de trouver une solution ?
R - Nous ne réécrirons pas le mécanisme. Je ne veux pas interférer dans les propositions que fera la présidence allemande, mais nous sommes très clairs sur ce point. Des clarifications, oui, jeter l'Etat de droit à la poubelle, certainement pas.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 décembre 2020