Entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, avec RFI le 14 février 2021, sur la construction européenne, l'Union européenne face à l'épidémie de Covid-19, le plan de relance européen et le respect de l'Etat de droit.

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Média : Radio France Internationale

Texte intégral

Q - Le Premier ministre n'a octroyé qu'un secrétariat d'Etat à ce qui est pourtant un thème central de sa politique. Alors si on compare, les anciens combattants bénéficient d'un ministre délégué, n'est-ce pas un peu frustrant ?

R - Non, Vous savez il y a un ministère qui était une création du président, justement au nom de sa priorité européenne, un ministère de l'Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian en étant le ministre, et dans cette équipe, moi je suis en charge plus spécifiquement des affaires européennes. Donc, vous voyez, c'est le ministère de l'Europe, avec l'Europe en premier, pour mettre cela avant même les affaires étrangères, cela montre bien la priorité que le président donne, et on y travaille ensemble.

Q - Clément Beaune, c'est la saint Valentin aujourd'hui, je ne vais pas vous demander si vous êtes amoureux de l'Europe, quoique je pourrais le faire, mais vos premières émotions européennes datent de quand ?

R - Ecoutez, j'ai le sentiment que c'était la période de 1989 à 1991, ces années-là.

Q - La chute du Mur.

R - La chute du Mur.

Q - Avec l'éclatement de l'Union Soviétique.

Q - J'étais un enfant, il y avait en fait la chute du Mur bien sûr, mais beaucoup d'événements qui se précipitaient, une forme de carambolage de l'Histoire si je puis dire, avec la révolution roumaine qui m'avait beaucoup marqué, avec ces images très dures, où on voyait des régimes qui chutaient, un monde qui basculait, une liberté aussi qui était revendiquée et qui se retrouvait en Pologne en Allemagne de l'Est, en Roumanie, en Union Soviétique, dans les pays baltes. Toutes ces images-là, qui parfois se télescopent un peu dans ma mémoire, c'était l'actualité politique de mon enfance.

Q - Vous aviez dix ans à l'époque.

R - J'avais huit ans au moment de la chute du Mur et dix ans en 1991, donc, c'est à peu près cela.

Q - Vous avez poursuivi Erasmus en Irlande, le collège d'Europe de Bruges qui est une sorte d'ENA européen, vous avez évidemment suivi l'ENA aussi. Est-ce à Bruges, au collège d'Europe que vous développé cette citoyenneté européenne ?

R - Honnêtement non, j'étais étudiant dans ce collège d'Europe qui est un beau projet d'après-guerre, d'abord, créé avant-même Erasmus, en 1950, donc, très vite après la guerre, avec l'idée un peu folle à l'époque, de faire étudier mais aussi vivre physiquement pendant un an, des gens qui avaient fini leurs études, de France, d'Allemagne, d'Italie principalement à l'époque, pour qu'ils se retrouvent un moment à étudier, cela a bien changé, mais la littérature européenne, la peinture européenne, les arts, les humanités, comme l'on disait, et j'aime bien ce terme, pour se rendre compte qu'ils avaient une culture européenne commune à partager. Cette institution s'est prolongée, moi je l'ai fait dans cet esprit ; je n'ai jamais eu l'intention, contrairement aux caricatures que l'on fait parfois de ceux qui aiment l'Europe ou qui s'intéressent à l'Europe, des euro-béats, des Bruxellois, je n'ai jamais eu l'ambition de travailler, par exemple, dans les institutions à Bruxelles. Il y en a qui le font et c'est très respectable, et il le faut.

Moi, ce n'était pas ma façon de voir l'Europe, j'ai toujours eu le goût du service public, le goût de servir l'Etat en France, et je crois qu'il n'y a aucune contradiction, au contraire, entre le service de l'Etat, l'intérêt que l'on a pour son pays et l'engagement européen parce que moi je crois que c'est la meilleure façon de renforcer la France.

Q - Citoyen français, citoyen européen, et par définition, citoyen du monde, aussi ?

R - Oui, même si cette formule me paraît toujours un peu vague pour être tout à fait honnête, donc j'aime mieux l'idée de me dire Français et européen, Français d'abord, ensuite Européen, et curieux, ouvert, sur d'autres cultures. J'ai un sentiment, une faiblesse, puisqu'on parlait de saint Valentin et de sentiments personnels, pour la culture européenne, les paysages européens, les voyages européens, quand on peut les faire. Aujourd'hui, c'est un peu plus compliqué mais j'espère que tout cela reviendra. Et puis le grand monde, le vaste monde, je le connais un peu moins, mais cela non plus ne me paraît aucunement contradictoire ; mais un vrai sentiment qui renforce ma fibre française.

Q - À mes côtés, deux consoeurs, virtuellement parlant, Covid oblige, Bonsoir, vous êtes la correspondante à Paris du grand quotidien la República, et nous vous surprenons en Italie où vous êtes allée vous ressourcer quelques jours, où l'ancien président de la BCE vient d'être nommé Premier ministre, il s'agit évidemment de Mario Draghi. Peut-être que nous l'aborderons de manière parallèle à un moment où un autre de l'émission.

Bonsoir Clémentine Forestier, vous êtes la rédactrice en chef du site contexte.com, le site des politiques françaises et européennes, l'ai-je bien dit ?

Q- CF, Oui, vous l'avez bien dit.

Q - Et comme chaque semaine, nous ferons un détour par la rédaction de Courrier international ce dimanche.

C'est Clémentine Forestier qui vous pose la première question :

Q - CF : Bonjour, Monsieur le ministre, Les premières années de ce quinquennat vous avez travaillé auprès d'Emmanuel Macron, dans l'ombre, même si vous étiez central dans le dispositif, depuis six mois, vous êtes secrétaire d'Etat aux affaires européennes, vous êtes toujours aussi central. À part que vous ... qu'est-ce qui a changé très concrètement dans votre vie et dans votre compréhension de l'Europe ?

R - Ma vie, c'est à la fois mes mêmes sujets vous avez raison, mais très différents, parce que, quand on est conseiller, même si on est proche du président et donc de celui qui, par notre Constitution, et par son engagement aussi envers les Français en 2017, est leader sur les sujets européens évidemment et siège au Conseil européen, on n'est que son conseiller, si je puis dire. Je ne dis pas cela du tout pour minimiser l'importance de la charge, mais parce que l'on n'a pas de responsabilités directes et personnelles. C'est cela qui change fondamentalement et, d'ailleurs, c'est sain comme cela. On donne des conseils, on donne une information, on transmet des idées, on écrit parfois des textes, des notes, des discours, on assiste le plus efficacement que l'on peut, mais quand on est membre d'un gouvernement, on a une responsabilité politique directe, dans un collectif, devant le parlement. Moi, je ne suis pas élu mais évidemment, je suis responsable avec le gouvernement devant les parlementaires, devant les élus de la République, et donc, c'est très concret. Vous devez répondre, vous devez rendre des comptes, vous devez expliquer publiquement et donc, c'est cela qui change fondamentalement. C'est très exaltant parce qu'il faut aller au combat politique sur l'Europe, et moi, c'est cela qui m'anime et qui m'intéresse. J'ai beaucoup fait en coulisse, si je puis dire, pour essayer de nourrir le président, le plus utilement possible, et de l'aider à faire avancer son combat. Il l'a défini, il le mène sans avoir besoin de moi, mais j'ai essayé de le faire à ses côtés, et maintenant, j'essaie toujours de donner des idées et des avis, mais évidemment, c'est dans un collectif gouvernemental avec une responsabilité. Je crois que c'est vraiment ce mot qui couvre beaucoup de choses : l'expression publique, l'engagement politique, mais c'est la responsabilité qui change.

Q - Et quand on est ministre, de temps en temps, on rencontre des citoyens que l'on ne rencontre jamais lorsque l'on est sherpa, conseiller du président, on ne rencontre que des professionnels de l'Europe. Quand on est ministre, à un moment, on rencontre des pêcheurs, des agriculteurs, des étudiants, des lycéens qui doivent vous interpeler sur l'Europe, non ?

R - Oui, on doit leur rendre compte aussi, et même sur beaucoup de sujets, car quand on s'occupe d'Europe, on touche à la question de la pêche, à la question de l'agriculture, on touche à la question de la relance industrielle et c'est cela que je trouve aussi le plus motivant. Lorsqu'il y a eu la négociation sur le Brexit, ce n'était pas simplement une négociation par visioconférence, coup de fil ou parfois quelques rencontres physiques, encore, ces derniers mois, c'était aller, avant les conseils européens dire aux pêcheurs, ceux que nous défendions de manière transparente et publique avec la presse, de les tenir au courant à chaque étape de la négociation entre les visites les plus visibles. Ensuite, j'y suis allé avec la ministre de la mer, dans chacune des trois grandes régions, avec Jean-Yves Le Drian, aussi, en Bretagne, concernée par le Brexit, dans les Hauts-de-France, en Normandie et en Bretagne pour leur expliquer ce que l'on a conclu comme accord, en essayant de défendre leurs intérêts. C'est cet espèce de cycle d'informations, d'explications, et surtout vraiment, de responsabilités et du fait de rendre des comptes, ce que je trouve difficile, mais qui est la vraie différence et c'est normal, quand on passe du côté politique, au sens actif du terme, au sens noble du terme, on doit faire ce travail de contact, d'explication et puis, de confrontations démocratiques par le débat d'idées, par le débat avec d'autres responsables politiques au parlement ou ailleurs.

Q - Clément Beaune nous allons faire un petit tour de l'actualité européenne avant de décrypter quelques concepts qui vous sont chers, comme, par exemple, l'autonomie stratégique et voir avec vous, comme l'Europe peut s'affirmer dans un monde en turbulence.

L'actualité, c'est bien sûr les vaccins contre le COVID, ils ont été précommandés par la Commission européenne, plus de deux milliards de doses pour je le rappelle 450 millions de citoyens de l'Union européenne, et ils arrivent, si ce n'est au compte-goutte, du moins avec une certaine lenteur, même si les livraisons vont augmenter. Ces vaccins sont distribués au prorata de la population de chaque pays, mais alors, pourquoi la France a-t-elle vacciné environ 3,5% de sa population, je parle des premières doses, quand le Danemark par exemple a déjà vacciné 7% de sa population et entre les deux, la Roumanie est à peu près à 5,5%. Est-ce un problème de répartition finalement entre les pays, ou bien un problème d'organisation, parce que certains pays sont mieux organisés que d'autres ?

R - Non, il y a des petites différences dans les stratégies de campagne de vaccination, et du coup, dans les rythmes, mais quand vous regardez la situation des 27 pays de l'Union européenne, parce que vous avez raison, on compare souvent l'extérieur, mais regardons ce qui se passe en Europe.

Parmi les 27 pays de l'Union européenne, aujourd'hui, la moyenne, c'est 4% de la population. Donc, vous voyez que ce sont les mêmes chiffres à la virgule près, entre l'Allemagne, l'Italie, la France. Il faut aussi prendre en compte le fait que nous avons une population un peu plus jeune que celles de nos grands voisins, que l'Italie et que l'Allemagne en particulier, et que si vous rapportez à la population de plus de 18 ans, la population adulte, nous avons des taux de primo-injection, cette première dose de vaccin qui est meilleur que celui de l'Espagne, de l'Italie ou de l'Allemagne. Mais aujourd'hui, pour être tout à fait clair, juste et simple, nous sommes au même niveau que nos voisins, à peu de choses près. Dans les semaines qui viennent, parfois on sera un peu devant, peut-être parfois un peu derrière, nous avons les mêmes stratégies de vaccination en termes de publics prioritaires que l'Allemagne par exemple ou que l'Italie, c'est-à-dire les personnes qui sont, - en France - les Ehpad - qui sont les plus âgées, qui ont des comorbidités ou des risques élevés, les personnels soignants aussi, et, comme en Allemagne d'ailleurs, sur certains vaccins, je pense à AstraZeneca, aujourd'hui, c'est le seul vaccin, puisqu'il y a de la part de nos autorités de santé la recommandation de ne pas l'utiliser pour les personnes de plus de 65 ans, on a adapté nos stratégies, comme l'Allemagne exactement, pour cibler, avec ce vaccin-là, des personnes de moins de 65 ans et les personnels soignants en particulier.

Q - Justement, au coeur de la polémique des vaccins, il y a AstraZeneca, après enquête, cette entreprise anglo-suédoise a-t-elle privilégié le Royaume-Uni au dépend de l'Union européenne ou pas ? On peut rappeler que l'union européenne a commandé 300 millions de doses qu'elle a un peu de mal à obtenir.

R - Vous avez raison de le rappeler, d'abord nous avons commandé des montants, des volumes très significatifs de doses avec l'ensemble des grands laboratoires, et ce n'est pas fini. D'ailleurs, quand on voit qu'un vaccin fonctionne et qu'on en a besoin de plus, je pense à Pfizer-BioNTech, nous re-signons un contrat. Nous avions 300 millions de doses avec eux, on a rajouté cette semaine-même une commande de 300 millions de doses, ce qui veut dire 75 millions de doses qui vont arriver, dont 15% pour la France. C'est donc plusieurs millions de doses supplémentaires dès la fin du mois de mars.

Concernant AstraZeneca, il y a eu un problème spécifique, ce laboratoire a annoncé à l'Union européenne qu'il avait des retards importants par rapport à ses prévisions.

Q - Mais pas pour le Royaume-Uni...

R - Et la Commission européenne, même si on dit que l'Europe ne défend pas ses intérêts a été très ferme, très dure même, avec notre plein soutien, pour dire au laboratoire, Ecoutez, vous ne pouvez pas juste nous dire cela, il faut que l'on regarde. Il peut y avoir des problèmes industriels, on peut le comprendre, c'est un vaccin que l'on a développé en quelques mois, c'est déjà une excellente nouvelle en soi. Ce que l'on ne peut pas comprendre, ce sont deux choses : d'une part que les contrats ne soient pas respectés. Ceux qui disent que l'on n'a pas payé assez cher etc., tout cela est une fable, parce que quand vous signez un contrat, vous achetez une voiture une maison ou autre chose, vous allez au supermarché, c'est une forme de contrat, quand vous avez un ticket de caisse à la fin, vous payez un produit et il vous est fourni. Donc, une fois qu'on a signé, le contrat engage. On a des engagements de livraison par trimestre, un prix qui a été payé, qui n'est pas complètement irrationnel par rapport aux autres contrats internationaux, il est moins cher que beaucoup de pays, mais parce que l'Europe a acheté beaucoup plus à 27, c'est un avantage, et donc la commission européenne a dit que l'on ne pouvait pas accepter ces retards par rapport aux contrats.

D'autre part, s'il y a un problème industriel, cela peut arriver, cela peut se comprendre, il faut essayer de le résoudre au plus vite mais on ne peut pas accepter que dans le même temps, les livraisons continuent au même rythme voire plus pour d'autres pays, comme par exemple le Royaume-Uni.

Ce que nous avons dit et nous avons rendu le contrat public, donc vous voyez la transparence que vous avons demandé à la Commission européenne est utile, on voit que dans le contrat avec AstraZeneca on peut mobiliser des usines en Europe, mais aussi des usines au Royaume-Uni. Donc, nous avons dit au laboratoire, s'il y a un problème, expliquez-le nous et nous menons une investigation sur site, sur place.

Q - donc vous avez été convaincu ?

R - Et nous avons déjà, par cette pression exercée, augmenté le nombre de livraisons au premier trimestre. Ce n'est pas encore ce que nous espérions, mais nous continuons cette discussion et on surveille, un dernier point qui me semble très important, pour que l'Europe défende ses intérêts et ceux de ses citoyens à la fin, c'est que nous vérifions les exportations pour s'assurer que, de manière transparente nous rendrons compte, la Commission européenne rendra compte de cela, il y a des exportations qui ne sont pas excessives, démesurées, vers d'autre pays, par exemple le Royaume-Uni.

Et depuis, cela fait dix jours, on a mis en place un mécanisme de contrôle des exportations, 35 entreprises, sites de production ont demandé des autorisations d'export vers d'autres pays. Cela a été vérifié, cela ne se fait pas au détriment de l'Union européenne donc nous les avons acceptées, mais s'il y avait un problème, nous pourrions désormais les bloquer si c'était nécessaire.

Q - Bonjour, Monsieur le Ministre, fin janvier, Bruxelles s'est engagé dans une sorte de bras de fer avec l'entreprise AstraZeneca, à l'époque, la Commission européenne reprochait à AstraZeneca qui est basé au Royaume-Uni d'avoir manqué à ses obligations contractuelles en annonçant ne pouvoir livrer qu'un certain nombre de de doses de vaccin contre le Covid au premier trimestre 2021, un nombre de doses qui était bien inférieur à ce qui avait été fixé avec l'Union européenne. Les choses se sont un peu envenimées avant de s'améliorer. Mais dans la presse britannique, une analyse s'est dégagée, à savoir que l'Union européenne faisait porter la responsabilité de l'échec de sa lutte contre l'épidémie, ou en tout cas ses erreurs, sur AstraZeneca, et que tout cela participait d'un anti-britannisme sur fond de Brexit. Alors même des journaux assez europhiles, voire très europhiles, comme The Observer, étaient d'accord avec cette analyse et la partageaient, est-ce qu'il n'y a pas un fond de vérité là-dedans ? Est-ce que l'Union européenne regrette les Britanniques ? Est-ce qu'elle n'a pas encore digéré leur départ ? Et est-ce qu'il faut s'attendre à d'autres bisbilles de la sorte, soit avec des entreprises britanniques, soit avec le gouvernement, avec Londres, lui-même ?

Q - Alors Clément Beaune, la Grande-Bretagne, une bonne excuse pour le démarrage, disons laborieux, de la vaccination au sein de l'Union européenne ? Il faut rappeler que le niveau de vaccination au Royaume-Uni est autour de 20% pour la première dose.

R - Je voudrais quand même rappeler quelques vérités parce que l'on compare beaucoup au Royaume-Uni. D'abord si on regarde les chiffres, puisque c'est là-dessus qu'on fonde le débat régulièrement à juste titre, oui, le Royaume-Uni est plus rapide sur un certain nombre de populations et utilise massivement notamment le vaccin AstraZeneca. Mais aujourd'hui, si vous regardez le nombre de personnes qui ont reçu deux doses de vaccin, donc qui sont complètement vaccinées, puisque tous les premiers vaccins sont des vaccins à deux injections, il y en a moins au Royaume-Uni qu'en moyenne dans l'Union européenne, et moins qu'en France. Pourquoi ? Parce que le Royaume-Uni a étalé beaucoup le délai entre les deux injections, notamment de ce vaccin. Je ne dis pas que cela vient de nulle part, il y a des scientifiques qui le recommandent. Mais pas nos autorités de santé en France, en Allemagne et dans la plupart des pays européens. Donc, nous, nous suivons les recommandations des scientifiques qui ne nous disent pas d'aller jusqu'au délai de parfois douze semaines, entre les deux injections que font les Britanniques. Donc je le dis objectivement, ce n'est pas une polémique, ils prennent plus de risques. Quand vous regardez les deux injections, aujourd'hui il y a plus de vaccinés à deux injections dans l'Union européenne et en France en particulier, qu'au Royaume-Uni. Ensuite, tout cela n'a rien à voir avec le Brexit. Les Britanniques ont, si je puis dire, mis le pied sur l'accélérateur, ils ont pris plus de risques puisqu'ils avaient une situation sanitaire très dégradée, il faut regarder l'ensemble de l'image. Aujourd'hui, à court terme, ce n'est pas la seule vaccination qui nous protège de la Covid, malheureusement. On doit prendre encore des mesures de distanciation, de restriction, de fermeture de certaines activités, comme on le sait, comme on le subit malheureusement, dans nos vies aujourd'hui. Au total, quand vous regardez notre stratégie sanitaire, vaccination, précaution, nous sommes dans une situation meilleure qui a été, je crois, mieux gérée que chez beaucoup de nos partenaires, et notamment qu'au Royaume-Uni. C'est tout cela qu'il faut regarder. Maintenant, il ne faut pas dire que tout va bien, quand il y a une perception et une impatience, il faut y répondre, et le sujet ce n'est pas le cadre européen comme on l'a dit parfois. Je rappelle que si chaque pays avait fait affaire avec son propre laboratoire, peut-être la France avec Sanofi, on n'aurait pas de vaccin aujourd'hui. Donc, merci l'Europe, à bien des égards. On a besoin de vacciner aussi en même temps chez les différents voisins parce qu'il y a de la circulation quoiqu'on fasse entre les pays qui ne sont pas des îles sur le continent européen. Tout cela, c'est très important. Je pense que cette stratégie a été bonne. Il y a un point qui fait problème et sur lequel on doit accélérer et ne pas se contenter de regarder. On accélère et la Commission européenne le fait depuis quelques jours, ce sont les capacités de production. Si on veut produire plus, plus vite, et je le disais, on va quand même vite par rapport à ce qu'on imaginait encore il y a quelques semaines, il faut produire plus et avoir les capacités de production. Cela ne se fait pas en quelques jours, on a commencé à le faire depuis l'année dernière, mais il faut accélérer cette augmentation des capacités de production en Europe. On le fait de manière très pragmatique. Je prends un exemple qu'a annoncé le Président de la République il y a quelques jours, des sites de production pharmaceutiques en France vont faire les dernières étapes de vaccins, parfois de concurrents, Purevac bientôt, Moderna, Pfizer, même Sanofi a annoncé qu'à partir de cet été il produirait la dernière étape en Europe du vaccin Pfizer, pour aider, pour qu'il y ait une mobilisation générale, au-delà des réflexes de concurrence habituelle, pour faciliter la production. C'est dans la capacité de production, que l'on accélère le nombre de vaccins produits et leur livraison.

Q - C'est la fable du lièvre et de la tortue, à la fin c'est la tortue qui arrive la première, c'est ça ?

R - Non, ce n'est pas une course de lenteur, ou un choix de la lenteur. C'est un choix de la précaution et du suivi des recommandations scientifiques. C'est très important. Un exemple simple, la Haute autorité de santé, je le disais, nous dit, en France, et la même autorité, en Allemagne, dit la même chose, il vaut mieux ne pas utiliser le vaccin AstraZeneca pour les personnes de plus de 65 ans, parce qu'on a des doutes sur l'efficacité. Il y a d'autres autorités scientifiques dans le monde, même l'OMS, qui dit "allez-y au-delà de 65 ans", donc il y a un débat entre les scientifiques. Mais nos autorités nous disent cela. On suit leurs recommandations. On a commencé par des publics ciblés. On n'a pas pris de risques avec l'espacement entre les injections. Prudence, précaution, et quand on peut accélérer, bien sûr on accélère, mais cela se joue dans la production aujourd'hui, c'est là-dessus que j'insiste.

Q - Alors, le Covid a bousculé les déplacements des Européens en Europe et en dehors de l'Europe. Clément Beaune, en ce moment, il y a des dizaines de milliers d'auditeurs qui vous écoutent en France, en Europe, en Afrique, et dans le reste du monde, alors s'ils veulent se déplacer, quelle est la règle et est-ce qu'il y en a une ? Est-ce qu'il y a une règle européenne ? Parce qu'on a l'impression que chaque pays fait un peu comme il l'entend, au moins à l'intérieur de la zone Schengen, parce que pour ce qui est de l'extérieur de la zone Schengen, la frontière de l'Europe, là, elle est fermée.

R - Oui, absolument. On peut faire mieux en termes de coordination, je le concède. Mais sur un sujet qui n'avait jamais fait l'objet de discussions européennes, parce que ce virus, personne ne l'imaginait. On est en train de décider au quotidien, parfois même dans nos pays ou dans certaines régions, je rappelle que dans certains pays il n'y a pas de coordination nationale. C'est quelque chose qu'on n'avait jamais imaginé. Mais il y a désormais un cadre commun, des recommandations communes, au niveau européen.

Q - Quelqu'un qui, par exemple, veut se rendre de Côte d'ivoire en France. Qu'est-ce qu'il se passe pour lui ?

R - C'est quasiment impossible, pour être très clair. Parce que depuis le 17 mars 2020, c'est une décision de coordination européenne que la France a poussée, avec l'Allemagne, les frontières Schengen sont fermées. Quand on dit fermées, il y a quelques dérogations. Les dérogations qui existaient entre mars 2020 et il y a encore quelques jours, c'était que vous pouviez avoir des motifs légitimes, notamment pour nos ressortissants, de revenir dans le pays. Maintenant, nous avons restreint la liste de ces motifs. Donc si vous êtes en Côte d'ivoire, par exemple, et que vous voulez revenir en France, il faut un motif impérieux. C'est disponible en ligne pour le vérifier. C'est typiquement une convocation judiciaire, un événement familial très grave, un décès par exemple, donc il y a quelques motifs qui peuvent justifier un déplacement. Mais la règle, avec très, très peu d'exceptions, c'est que vous ne pouvez pas partir de France, vers un pays hors espace européen, venir, de Côte d'ivoire ou d'un autre pays qui n'est pas dans l'espace européen, vers la France ou vers l'espace Schengen en général.

Q - Alors un mot, Clément Beaune, sur le plan de relance. 750 milliards d'euros financés par un emprunt européen, et c'est une grande nouveauté. Emprunt commun qui va générer une dette commune, qui devra être remboursé par des ressources communes, même si pour l'instant ce n'est pas encore très net. Cela peut évoluer, cela avance. Les ressources communes c'est par exemple une taxe carbone aux frontières, un impôt sur le numérique. Ce plan de relance il patine un peu, pourtant il est très attendu, notamment en Italie.

Q - Oui justement, vous disiez que cela avance, mais l'Italie est un peu en retard dans la préparation du programme de mesures qui doit être présenté à Bruxelles pour accéder au fonds européen. Est-ce que cela peut avoir un impact, à votre avis, sur l'objectif initial prévu pour faire arriver les fonds européens à l'été, à l'été prochain ? Et est-ce que le gouvernement français a déjà eu des contacts, des échanges à ce sujet avec le nouvel exécutif de Mario Draghi ?

R - Bonsoir. Il y a effectivement un nouveau gouvernement en Italie qui a prêté serment hier, présidé par Mario Draghi. Le Président de la République a eu l'occasion de le féliciter, y compris publiquement. Je crois que la relance sera un des grands sujets que l'on portera avec ce nouveau gouvernement, avec Mario Draghi et son équipe. Vous le savez mieux que moi mais cela sera une grande priorité, peut-être la priorité avec la crise sanitaire, cette relance économique à préparer, à accélérer, de ce nouvel exécutif italien. Je souligne d'ailleurs que nous avons mené ce combat ensemble avec l'Italie. Je veux rendre hommage à cet égard au gouvernement sortant de M. Conte. Nous avons bataillé ensemble, France et Italie principalement dans un premier temps, en mars dernier, il y a quelques mois, pour faire advenir ce plan de relance. Maintenant, on l'a bâti en très peu de temps ce plan de relance. Initiative franco-allemande après ces premiers combats franco-italiens, difficiles contre d'autres pays en mai dernier. En juillet il a été adopté. Il y a un temps démocratique qui a été le temps de la négociation avec le Parlement européen. C'est parfois un peu long mais c'est la démocratie européenne aussi. Cela a abouti en fin d'année 2020. Maintenant il faut une ratification. On parle quand même de 750 milliards d'euros qui vont être remboursés sur trente ans, ce n'est pas une petite affaire, tant mieux. C'est normal, chaque parlement national, le Parlement français l'a fait il y a quelques jours parmi les premiers, l'Italie l'avait fait quelques jours avant, a ratifié ce plan de relance européen. J'espère, je suis encore plus optimiste, que oui, les fonds vont arriver par ce plan de relance européen dès l'été 2021, c'est l'objectif qu'on s'est fixé depuis quelques semaines.

Q - C'est bientôt, l'été.

R - Oui bien sûr. C'est bientôt et à la fois c'est urgent donc il faut aller vite. J'espère même qu'on pourra avoir le premier financement, je vais être optimiste, je prends ce risque mais il faut se battre pour, dès le mois de mai. Quand le processus de ratification sera terminé, je rappelle pour montrer aussi que le sens de l'urgence est partagé, d'habitude on met deux ans pour ratifier ces décisions européennes de financement du budget. Là pour la relance, on va mettre sans doute quatre à cinq mois pour que 27 pays, quarante parlements, ratifient. Donc bien sûr, parfois moi aussi je suis frustré, il faut aller plus vite. Mais on a quand même mis l'accélérateur, le booster si je puis dire, pour aller vite, parce qu'on a besoin de cette relance. Il y a un point qui est très important, c'est que d'ors et déjà, le plan de relance européen a un effet dans nos stratégies et nos plans de relance nationaux. Le plan de relance français, et c'est la même chose en Italie, c'est cent milliards d'euros qui ont été mis dans la loi de finance pour 2021 qui a commencé à décaisser dès fin 2020. Plus de dix milliards d'euros ont été engagés sur ce plan de relance français. Il sera remboursé et abondé à quarante milliards d'euros, même un peu plus, par l'argent de l'Union européenne. Si on n'avait pas cette garantie d'avoir les quarante milliards d'euros, qui vont arriver, le plus vite possible, mais qui vont arriver parce qu'on en est sûrs, on n'aurait pas pu faire un plan de relance à cent milliards. Donc le plan de relance qui a commencé est déjà permis et amplifié par l'argent européen. Donc cet effet économique est déjà là. Je veux le dire, dans chaque projet du plan de relance français qu'on inaugure aujourd'hui, qu'on lance aujourd'hui, il y a de l'argent européen et cela nous aidera, cela nous a déjà aidés, à lancer cette relance.

Q - Alors, il y a néanmoins des pays, la Hongrie, la Pologne, qui bataillent pour retarder un petit peu la mise en place de ce plan de relance parce que ce plan de relance est conditionné au respect de l'Etat de droit et ils bataillent tant qu'ils peuvent.

R - Ils ont bataillé...

Q - Ils bataillent encore.

R - Oui enfin, on s'est mis d'accord au mois de décembre, c'est un peu cela qui a ralenti de quelques semaines aussi le plan de relance, en fin d'année 2020, mais on y est arrivés parce que nous n'avons cédé, ni sur l'ambition de la relance, ni sur l'exigence de l'Etat de droit. Cela, c'était pour nous une condition absolue, sine qua non. On a fait, pour la première fois, on ira plus loin dans l'avenir j'espère, mais pour la première fois, on a fait un lien entre l'argent européen, notamment ce plan de relance, et le respect de certaines valeurs fondamentales. Ce ne sont pas des gadgets, ce sont des valeurs fondamentales du type l'indépendance de la justice, c'est le minimum dans un projet politique commun.

Q - Mais le respect de l'Etat de droit pose un vrai problème en Europe aujourd'hui, quand deux pays, la Pologne et la Hongrie, ne le respectent pas. Par exemple en Hongrie, ce soir à minuit, la radio Club radio qui est une grande radio pas très favorable à Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, va cesser d'émettre parce qu'évidemment il y a une astuce administrative qui a permis à Viktor Orban de fermer cette radio. Cela pose quand même un problème sur comment l'Union européenne peut faire respecter son Etat de droit parmi les 27 pays. Cela pose un vrai problème.

R - Oui c'est très grave. Sur le fond, d'abord. La fin de cette radio libre en Hongrie, ce qui se passe en Hongrie et en Pologne à certains égards, l'indépendance des médias, l'indépendance de la justice, est très préoccupant...

Q - L'Union européenne est paralysée car il faut l'unanimité pour remettre en cause...

R - Pas tout à fait. Justement, les mécanismes de sanction qu'on a aujourd'hui, honnêtement quand ils ont été créés on ne pensait pas en avoir besoin un jour, donc ils sont très verrouillés. Et à la fin des fins pour la sanction, vous avez raison, il faut l'unanimité. C'est aussi pour cela que c'est si important, et que ces deux pays étaient si hostiles, de créer un mécanisme de conditionnalité entre l'argent, les fonds européens, et le respect des valeurs. Autrement dit, si vous ne respectez pas certaines valeurs, plus d'argent, on suspend, ou même on arrête complètement. Cela c'est ce qui est prévu et c'est aujourd'hui le cas, c'est voté, c'est législatif, dans le mécanisme nouveau qu'on a créé en fin d'année, et ce mécanisme-là ne fonctionne pas à l'unanimité. C'est pour ça qu'il est si important. On renforce, autrement dit, nos outils de lutte, pour l'Etat de droit, pour le respect de l'Etat de droit en Europe. C'est un débat d'ailleurs qui, il y a deux, trois ans, alors même qu'il y avait déjà des dérives, n'intéressait personne. On l'a fait monter en puissance parce qu'on ne peut pas tolérer que dans notre Union européenne il y ait de la solidarité, et j'y suis farouchement favorable, à l'égard de la Pologne, de la Hongrie, et d'autres pays, budgétaire notamment. J'y suis très favorable. J'explique, et ce n'est pas facile, aux contribuables français, aux parlementaires français, que oui, on doit payer pour le budget européen parce que cela ouvre des marchés aussi, c'est bon pour nos entreprises, mais cela aide ces pays-là. Et en échange, si je puis dire, le minimum du minimum, c'est de respecter nos valeurs politiques partagées qui font l'Europe.

Q - Aujourd'hui, la Hongrie serait candidate pour rejoindre l'Union européenne, elle ne pourrait pas ? Elle ne serait pas admise ?

R - Ecoutez, j'ose espérer que si. Là où vous avez raison, c'est qu'on est très exigeants pour l'entrée dans l'Union européenne. On le voit avec des pays qui sont à la porte aujourd'hui et qui frappent à la porte. On a raison, très durs dans le respect de certains critères, l'indépendance de la justice, la lutte contre la corruption, l'indépendance des médias, par exemple. Dans l'Union européenne, c'était le paradoxe jusqu'à présent, on avait très peu d'outils, pour s'assurer que ces valeurs demeurent et soient pleinement respectées. Je le regrette mais malheureusement, on peut être dans l'Union européenne et bafouer ces droits ou les remettre en danger. Autrement dit, la leçon de tout cela, c'est que même en Europe, dans notre projet politique, ces droits ne sont jamais acquis. C'est un combat, c'est l'un de mes combats. C'est un combat que la France mène parce qu'on doit en parler. On doit renforcer nos outils pour sanctionner. On ne peut pas tolérer, sinon les citoyens ne croiront plus à l'Europe, que l'Europe est un club simplement budgétaire.

Q - Comment ils peuvent croire à l'Europe quand on apprend que par exemple, c'était il y a deux jours, le Luxembourg de 600.000 habitants, abrite 140.000 entreprises, en tout cas référencées au Luxembourg, une pour quatre habitants, et que 90% de ces entreprises n'ont aucune activité au Luxembourg. Ce sont simplement des boîtes aux lettres pour payer moins d'impôts, ou pas du tout d'impôt. Comment les citoyens européens peuvent croire justement en cette Europe, quand évidemment les impôts ne sont pas payés dans le pays. Forcément, le budget est plus difficile à tenir et ça, ça mine les bases mêmes, de la démocratie de chaque pays. Et là encore, c'est la règle de l'unanimité qui empêche toute évolution possible de l'Europe.

R - Vous avez raison. D'abord, il y a eu une enquête de presse. Il faut regarder les choses. On ne nomme pas sur la base d'une enquête, il faut regarder les choses très précisément. Je crois, très sincèrement, qu'il y a eu des progrès de l'opinion européenne, sous pression médiatique, au Luxembourg ces dernières années, sur les questions bancaires ou de transparence fiscale. Et puis, il faut faire du ménage en Europe, de manière générale.

Q - Mais qui va faire du ménage en Europe ?

R - J'y viens. On se bat pour cela. D'abord, on a renforcé un certain nombre, parfois c'est technique, mais en fait cela change beaucoup les choses, on a mis fin au secret bancaire, on a augmenté les transmissions obligatoires d'informations, on doit, - on l'a au niveau français, on doit l'avoir au niveau européen -, avoir plus de transparence sur les données-clés, notamment le paiement de l'impôt des entreprises, et la Commission européenne, avec notre plein soutien, on l'a vu dans le cas de grandes entreprises du numérique, parce que c'est une autre forme de dumping fiscal, bataille pour que, en Irlande, par exemple, cela a été le cas aussi aux Pays-Bas, au Luxembourg, des entreprises qui paient très peu d'impôts, soient assujetties à l'impôt normal, si je puis dire. Mais, c'est tout un travail général qu'il faut faire de rapprochement fiscal, pour ne pas avoir des pays à moins de 10% d'impôt sur les sociétés et d'autres vers 30%.

Q - C'est le cas des Pays-Bas, du Luxembourg, de Malte, de l'Irlande.

R - C'est pour cela que je dis que c'est un ménage général qu'il faut faire, et parfois, ce sont à nos entreprises, aussi, que nous devons dire, beaucoup plus durement peut-être, par des sanctions, que l'on ne peut pas avoir ce genre de comportements, si on veut gagner la confiance.

Q - Ces pays qui ont un tel comportement lorsqu'ils sont en dehors de l'Europe, on dit que ce sont des Etats voyous.

R - Non, il ne faut pas tout mêler. D'abord, on a fait avancer un certain nombre de choses, dans l'Union européenne et encore plus, à l'égard d'autres pays, à l'égard de l'Union européenne, nous avons des listes noires...

Q - Certes, il y a une évolution.

R - Oui, et très importante, en quelques années, parce qu'il y a eu des révélations, parce qu'il y a eu des enquêtes de presse, parce que l'opinion a mis la pression, elle a bien fait, parce que les responsables politiques en ont pris l'engagement, Pierre Moscovici, à l'époque, s'était beaucoup battu là-dessus. Donc, il y a des choses qui se sont passées, je parlais notamment du secret bancaire, mais, il y a un sujet qui est, on appelle pudiquement cela l'optimisation fiscale, des choses qui ne sont pas illégales, mais...

Q - pas tolérables.

R - Exactement, il y a des choses qui sont légales, mais qui ne sont pas justes du point de vue fiscal et du point de vue politique ou moral. Et c'est là-dessus que l'on doit changer nos règles, pour imposer les entreprises du numérique à juste proportion de leur activité dans les pays où elles agissent, et pas dans un pays qui les intéresse parce qu'elles y mettent leur siège et ne paient pas d'impôt ou quasiment pas. Ce n'est pas que le Luxembourg, le sujet, du tout. Et ce travail est bloqué, vous avez raison, en grande partie, par l'unanimité ; c'est pour cela que je crois qu'à terme, mais il faut être honnête, cela prendra du temps, il faut mettre fin pour la fiscalité à cette règle de l'unanimité qui crée ce genre de situation. Et à court terme, il faut, je crois, mettre une pression très forte, pour avoir de premiers succès concrets : je pense à un succès qui est très important, c'est la taxation des entreprises numériques en Europe. Cela fait partie de ces mécanismes d'optimisation qui sont devenus intolérables, qui sont dans plusieurs pays européens, c'est légal, mais ce n'est pas juste, sur le plan de l'action publique européenne.

Q - On a l'impression que les faussaires ont toujours un peu d'avance, une longueur d'avance sur la loi ?

R - Parce que c'est un combat permanent, mais je ne veux pas que l'on utilise des grands mots comme cela. Il faut avoir des actions concrètes. La taxation numérique, c'est concret, la France se bat depuis trois ans pour le faire, on a maintenant 24 pays dont le Luxembourg qui soutiennent cette taxation numérique, ce n'était pas acquis ; il y en a trois qui ont bloqué jusqu'à présent, j'espère qu'avec l'administration américaine nouvelle, nous pourrons avoir une solution à l'OCDE, c'est-à-dire une solution internationale pour ensuite avoir une règle européenne. Si ce n'était pas le cas, nous reprendrions ce dossier dans les tout prochains mois, même les toutes prochaines semaines, pour avoir une taxation numérique en Europe. Je crois que c'est possible, et ce sera par un combat politique, et de la pression politique. C'est comme cela que cela marche ; par des ONG, par la presse, et puis, par le combat politique, c'est notre boulot, notre responsabilité d'acteurs politiques de mener ce combat. La taxation numérique, avec Bruno Le Maire, c'est notre premier combat, et ce sera au coeur de la présidence française de l'Union européenne qui arrive dans quelques mois.

Q - Clément Beaune, longtemps, les Européens ont cru que leur modèle, Etat de droit, respect des minorités ethniques, religieuses, sexuelles, ce que l'on appelle en gros les valeurs européennes, le tout dans une économie de marché, régulée par l'Etat-providence, comme un filet de sécurité, longtemps, on a cru que ce modèle allait prospérer par capillarité. On est dans les années 1990-2000. Or, ce modèle européen est de plus en plus combattu, un peu partout dans le monde. D'abord par la Chine évidemment, mais aussi peut-être, un peu plus marginalement, par la Russie, par la Turquie, dans une certaine mesure par les Etats-Unis, aussi, mais on va laisser les Etats-Unis pour l'instant, comment espérer que l'Europe puisse trouver sa place dans un monde qui lui est quand même de plus en plus hostile, dans le sens où l'idée de société démocratique fait de moins en moins recette ? Alors, Emmanuel Macron a développé, grâce à vous, peut-être, parce que vous avez contribué à cette réflexion, en expliquant que l'Europe devait devenir une puissance politique, une puissance économique, en développant le thème de la souveraineté européenne, en développant le terme d'autonomie stratégique. (...) Comment on passe la théorie à la pratique en quelque sorte ?

R - C'est vrai que l'on est un peu parfois, en Europe, les champions des notions compliquées ; d'un langage d'ailleurs, la puissance européenne, cela passe d'abord par cela, d'abord, faire comprendre ce dont on parle. La souveraineté européenne, je crois que c'est concret, qu'est-ce que l'on met derrière cela, c'est l'idée que l'on doit être plus forts, vis-à-vis d'autres puissances dans le monde, tout simplement ; et que cela, on peut le faire ensemble, que sur les grands défis contemporains, le climat, les nouvelles technologies, on a parlé récemment de la 5G, les relations commerciales, on l'a vu dans la relation avec les Etats-Unis, ou avec la Chine, notre sécurité, au sens strict, militaire, ou de cybersécurité, on a beaucoup d'attaques, par exemple, qui nous ciblent, sur tout cela, il doit y avoir bien sûr des réponses nationales, mais elles ne suffisent pas, il faut une action européenne. Pour moi, c'est cela, la souveraineté européenne, c'est être capable de défendre ces valeurs et ces intérêts qui sont largement communs aux Européens, pas à 100%, mais très largement communs aux Européens, et différents de ceux des autres grands acteurs internationaux, parfois relativement proches de nous, par leur caractère démocratique, les Etats-Unis, mais cela n'est pas le modèle européen, non plus, parfois beaucoup plus éloigné, des puissances autoritaires, comme la Russie, comme la Chine, comme la Turquie, plus près de nous, qui n'ont pas le modèle européen, pour être clair, de démocratie, de débats, de compromis, de respect des droits individuels très stricts, c'est pour cela que l'on doit aussi être dur, entre nous, pour le respect parfait de ces règles.

Si l'on ne fait pas tout cela au niveau européen, on ne saura pas le faire. Il faut être clair, c'est tout simplement cela, la souveraineté européenne. L'autonomie stratégique, pour faire court, c'est à peu près la même chose : c'est l'idée que l'on doit définir nos intérêts nous-mêmes, les défendre d'abord, nous-mêmes ; et pas demander l'autorisation à Washington ou encore moins à Pékin ou à Moscou. C'est révolutionnaire, pour les Européens, au fond, parce que qu'est-ce qui s'est passé, sans être trop long, mais à très grands traits depuis que l'on a lancé la construction européenne ? Au début, c'était un projet de coopération, sans puissance, on se remettait de la Deuxième guerre mondiale, nous avions été libérés, nous avons essayé de reconstruire notre Europe, et on l'a fait en créant, notamment, les Communautés européennes à l'époque qui sont devenues l'Union européenne. Mais il n'y avait aucun projet de puissance là-dedans, même exactement le contraire, on s'est dit la puissance, cela a détruit l'Europe, nous sommes désormais vaccinés contre cette dérive-là, et donc, surtout, ne soyons pas puissants, sous-entendu agressifs et cherchant à dominer les autres, parce que nous nous sommes perdus dans l'aventure coloniale au XIXème siècle, dans les guerres mondiales qui étaient largement des guerres européennes, entre Européens, si dramatiques, au XXème siècle. Donc, arrêtons, on coopère gentiment, on fait du commerce, libre-concurrence, ouverture commerciale, tout cela nous ira très bien et la puissance militaire et autre, c'est autre chose, c'est les Américains qui nous protègent via l'OTAN et c'est encore un peu les Etats. C'est cela, le modèle post-45 à très grands traits. On sait, aujourd'hui, depuis une dizaine d'années notamment, que ce modèle ne peut plus durer. Les Européens n'ont pas d'autre choix que d'assumer la puissance, s'ils ne le font qu'au niveau national, ce ne sera pas suffisant, je le dis franchement, s'ils le font sous tutelle américaine, ce n'est pas ce que l'on veut, et de toute façon, cela ne marchera plus, puisque les Américains nous disent, à juste titre : " nous, on ne veut plus payer, comme on l'a fait dans le passé, pour votre sécurité ". On dit : très bien, construisons notre autonomie, ou notre autonomie stratégique, notamment notre défense. Est-ce que l'on est au bout du chemin, pas du tout, on commence, mais regardez ce qui s'est passé en matière de défense, pour prendre un exemple concret, ces dernières années, il n'y avait rien, en matière de défense européenne, rien. C'était un tabou, depuis les années 50, il y avait des tentatives qui avaient, toutes, échoué. Et on s'était toujours mis sous l'égide intégrale de l'OTAN et donc des Américains.

Aujourd'hui, on doit garder l'OTAN et la réformer, mais on a fait des progrès en trois ans, majeurs, sur la défense européenne. On a, par exemple, un budget européen de défense, modeste, j'en conviens, un milliard d'euros par an, mais il va cofinancer nos projets de char du futur, d'avion du futur que l'on mène par ailleurs en coopération avec les Allemands. Et si on n'avait pas cela, on ne construirait pas la défense européenne, et notre défense nationale qui reste indispensable ne serait pas suffisante.

(...)

Q - Est-ce qu'il y a vraiment un plus petit dénominateur commun, sachant que certains pays, je parle évidemment de l'Italie, mais j'ai cité également les pays du Nord et de l'Est, qui sont encore très attachés au parapluie de l'OTAN

R - C'est vrai, il y a des nuances et même des différences entre les pays européens, il faut le reconnaître. Ce serait d'ailleurs impossible, impensable, qu'il n'y en ait pas, sur un sujet aussi sensible, qui tient à notre histoire, à notre rapport à la puissance, à notre rapport au monde extérieur, ce n'est pas le même en France, en Allemagne, compte tenu de l'histoire récente, ou en Italie, en Espagne, ou ailleurs. Donc, bien sûr, nous avons des diplomaties, des armées, qui sont construites au niveau national, qui le resteront, d'ailleurs, durablement, moi, je ne suis pas dans la caricature, il ne s'agit pas d'effacer la dimension nationale de notre sécurité, encore moins de nos armées, bien sûr que non. Mais l'on voit bien que chacun a pris conscience et je trouve qu'il y a une accélération de l'Histoire, ces trois dernières années notamment, quand on regarde, par exemple, ce qui se passe au Sahel, je prends un exemple très concret : la France est intervenue, seule, trop seule, au départ. Chacun maintenant a conscience en Europe, on en parle dans les sommets européens, vous me direz " c'est des mots ", mais cela compte, c'est la première étape, la bataille des idées, chacun en Europe a conscience que sa sécurité, la sécurité de tous les pays européens, se joue notamment dans cette région du monde, que quand on laisse le terrorisme prospérer dans cette région, ce sont, à la fin, des attaques, des attentats, qui ne touchent pas que la France, beaucoup la France, mais pas que la France, malheureusement, nous l'avons vu encore récemment. Et donc, c'est une question de sécurité commune, européenne, d'ailleurs, même si je trouve que c'est trop lent, il faut rendre hommage, parce que ce n'est pas facile, à des pays européens qui parfois sont très loin de ces préoccupations, par leur histoire, par leur géographie, je pense à l'Estonie, sait-on qu'il y a cent soldats estoniens qui aident sur des missions très lourdes, très difficiles, nos soldats, au Sahel, au Mali. C'est extrêmement important. Sait-on qu'il y a une aide espagnole, qu'il y a des troupes tchèques ou suédoises dans les forces spéciales qui combattent ensemble, au Sahel. Est-ce que c'est suffisant ? Non, mais est-ce qu'il y a une prise de conscience, que là, se joue, comme sur d'autres terrains, notre sécurité commune d'Européens et que l'on doit s'en charger seuls. On fait cela avec une aide américaine, parfois d'appui, mais seuls en tant que Français, trop souvent, mais en tant qu'Européens, maintenant, de plus en plus. Et ce sera l'avenir, j'en suis convaincu, cette perception va se traduire progressivement en actes, c'est pour cela que je saluais les avancées sur un certain nombre de sujets budgétaires ou autres en matière d'Europe de la défense, parce que cela devient concret. Il faut maintenant accélérer, amplifier.

Q - Que penser de l'autonomie stratégique avec l'accord signé, le 230 décembre dernier entre la Chine et l'Union européenne, un accord de principe sur les investissements ; à un moment où la Chine pratique le travail forcé des Ouïghours, à un moment où elle muselle toute opposition à Hong Kong. Est-ce que l'on impose comme cela cette idée d'autonomie stratégique, en se contentant d'un vague accord du président chinois qui va dire : on va un peu améliorer l'Etat de droit en Chine, mais il n'y a que peu de monde pour y croire, notamment les ONG n'y croient pas trop, et l'ensemble des députés européens, par exemple, Stéphane Séjourné, que vous connaissez bien, il est le patron du groupe République en marche au Parlement européen, on dit Renaissance/Renew, il a dit qu'il ne signerait pas cet accord.

R - Qu'il ne le voterait pas.

Q - Qu'il ne voterait pas, pardon.

R - C'est très important, parce que la relation à la Chine, c'est le point sans doute sur lequel les Européens ont fait le plus de progrès communs, en termes de lucidité, d'affirmation, ces dernières années. En deux mots : il y a cinq ans, c'était le concours, entre tous les pays européens, pour attirer le maximum d'investissements chinois, chez soi, sans regarder quels secteurs étaient concernés, comment c'était géré, etc.

Q - C'était de la grande naïveté ?

R - C'était de la grande naïveté, absolument. Ce temps-là est derrière nous. Est-ce que tout est réglé ? Non, mais ce temps-là est derrière nous ; Vous allez dans n'importe quel pays européen, vous faites l'interview avec l'un de mes homologues, néerlandais, suédois, des pays très ouverts, parfois où il y a beaucoup d'investissements étrangers, y compris d'investissements chinois, ils vous vous disent tous aujourd'hui : il y a un danger, il y a une menace, on doit être plus protecteurs, par des mesures commerciales, anti-dumping et autres. Par ailleurs, on doit être beaucoup plus attentifs à la question des droits humains, des droits sociaux et notamment au drame insupportable des Ouïghours et du travail forcé, en Chine. Cet accord d'investissement, il est au coeur de ce débat. Que les Européens signent un accord sur des investissements, je rappelle quand même son contenu, qui est plus protecteur pour nos entreprises, qui ouvre plus de marchés, donc qui sort de la naïveté, c'est une étape vers la sortie de la naïveté commerciale, à l'égard de la Chine ; qu'on ait été capable de le faire et que la Chine nous prenne au sérieux, en tant qu'Européens, c'est déjà un changement fondamental. Maintenant, est-ce que c'est suffisant, c'est tout le débat. Il y a des engagements qui ont été pris dans cet accord, sur la ratification, Stéphane Séjourné en parlait ce matin, de conventions internationales interdisant le travail forcé. Et ce que dit le Parlement européen, il a raison, c'est : il y a des engagements qui sont pris, nous verrons les actes ; Et comme nous sommes une démocratie, c'est aussi une force, bien sûr, ce Parallèlement européen, Renew comme d'autres groupes, devra voter pour vérifier que les engagements sont sérieux. Et ce qu'a dit Stéphane Séjourné, ce qu'ont dit beaucoup de parlementaires européens, d'ailleurs de différentes sensibilités, c'est : nous ne nous contenterons pas d'engagements, nous vérifierons qu'ils sont respectés. Cela, je crois que c'est l'affirmation de la puissance européenne, c'est bien.


Source https://www.diploatie.gouv.fr, le 17 février 2021