Déclaration de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, sur le programme de la présidence française du Conseil de l'Union européenne au premier semestre 2022, à l'Assemblée nationale le 3 mars 2021.

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Circonstance : Débat à l'Assemblée nationale sur l'Europe

Texte intégral

Dans moins d'un an, notre pays assumera pour la treizième fois de son histoire la présidence semestrielle du Conseil de l'Union européenne. C'est là une grande responsabilité vis-à-vis de nos institutions, mais aussi une responsabilité internationale et une responsabilité politique. Dans un monde comme le nôtre, de plus en plus brutal, en proie à des bouleversements écologiques sans précédent, traversé par une guerre des modèles, il est clair que les fondamentaux du projet européen - la souveraineté, la solidarité, le souci de préparer l'avenir ensemble - prennent un sens nouveau et même une urgence nouvelle. Mme Thillaye me demandait comment nous comptions nous organiser au cours de cette présidence : nous sommes ouverts à toutes les concertations, préalables ou non, à ce sujet. Le secrétaire d'Etat chargé des affaires européennes, Clément Beaune, se tient à votre disposition. Le Parlement décidera des réunions qu'il souhaite.

L'Europe, pour nous, c'est donc d'abord un projet de souveraineté, pleinement en phase avec le XXIe siècle. Disons-le clairement : le vrai patriotisme consiste aujourd'hui à comprendre qu'il n'y a pas lieu de choisir entre l'Europe et la nation, que tourner le dos à la première serait affaiblir la seconde. Notre souveraineté nationale et notre souveraineté européenne, loin de s'exclure, se conjuguent et se renforcent mutuellement.

Telle est la réalité que nous partageons ; pour la plupart d'entre nous, c'est un fait. La souveraineté que nous affirmons désormais à vingt-sept, au nom des 450 millions d'Européens, constitue un levier de souveraineté supplémentaire pour chacune de nos nations. Si nous voulons rester acteurs de notre propre histoire et maîtres de notre destin, si nous tenons à considérer avec lucidité et pragmatisme les rapports de force qui régissent actuellement la vie internationale, il nous faut aller plus loin dans la construction de cette souveraineté commune, en continuant à tracer pour la France et pour l'Europe un chemin d'autonomie stratégique.

En 2021, confondre souveraineté et autarcie serait absurde ; en revanche, force est de constater que, dans le processus d'acquisition de cette souveraineté, nous avons longtemps confondu naïveté et ouverture. C'est ce qui fait la valeur du réveil européen dont nous avons voulu donner le signal, afin que notre Union sorte enfin du temps de l'innocence et, très concrètement, se donne les moyens de se faire respecter. Se faire respecter, tout d'abord, en matière économique et commerciale : à notre initiative, l'Union européenne a instauré en octobre dernier un filtrage des investissements dans les domaines stratégiques, comme les télécommunications, les biotechnologies, les infrastructures. Réciprocité et loyauté étant essentiels aux échanges, les Européens formulent désormais des conditions nettes et n'hésitent plus à défendre leurs intérêts ; honnêtement, c'est là une véritable avancée.

Sachant M. Bourlanges particulièrement soucieux de ce sujet, j'insiste sur la vigilance dont nous ferons preuve concernant l'Accord global sur les investissements, que l'Union européenne a conclu en décembre avec la Chine. Cet accord représente pour nos entreprises un vrai progrès en matière d'accès au marché chinois ; il constitue aussi un levier majeur, qui pousse la Chine à intégrer les objectifs de développement durable et l'oblige quasiment à lutter contre le travail forcé. Cette dernière question est en effet de la plus grande importance pour notre pays. Notre partenariat commercial ne saurait se construire sur le mépris des droits de l'homme, et nous porterons à ce point une attention toute particulière.

La communication publiée le 18 février dernier par la Commission pour établir la nouvelle stratégie de politique commerciale de l'Union européenne s'inscrit dans ce mouvement de réveil européen ; elle représente à cet égard un vrai changement de paradigme. En la lisant, je me réjouis que l'idée de souveraineté ne s'arrête pas à celles de concurrence, d'industrie ou de commerce - pour reprendre les observations que Mme Rabault a faites tout à l'heure.

Chacun, à la faveur des derniers mois, a compris que nous devions impérativement améliorer la résilience de nos chaînes de valeur et réduire nos dépendances stratégiques. Il s'agit d'identifier nos fragilités, de diversifier nos approvisionnements, de constituer des stocks stratégiques européens, de faciliter le recyclage lorsque cela est pertinent et, pour certains produits particulièrement critiques comme les médicaments - y compris les vaccins, M. Mélenchon -, de retrouver une capacité d'offre au sein de l'Union européenne grâce à la création de nouvelles capacités de production ou à la relocalisation de certains segments clés.

De plus en plus, nos partenaires européens prennent également conscience que notre action à l'OMC - Organisation mondiale du commerce - en faveur de la régulation des échanges doit nécessairement s'accompagner d'un renforcement des outils européens et d'une attention politique accrue à l'égard de la lutte contre les pratiques déloyales et contre les pratiques coercitives ou extraterritoriales de certains de nos grands partenaires.

J'ai dit "certains de nos grands partenaires" ; c'est identifiable. Ils prennent aussi graduellement conscience de la nécessité de mettre en cohérence notre politique commerciale et nos objectifs de développement durable, notamment en faisant du respect de l'accord de Paris un élément central de nos accords de commerce.

Dans le même temps, nous travaillons à rénover notre politique de concurrence afin de mieux prendre en compte les subventions et les aides d'Etat des pays tiers et de renforcer notre politique industrielle, s'agissant en particulier de nos actifs stratégiques et des secteurs d'avenir. C'est le sens des projets importants d'intérêt européen commun, les PIIEC, que nous développons avec nos partenaires européens et qui mêlent investissements publics et privés. Des projets ont été lancés dans les secteurs des batteries et de la micro-électronique ; il s'agit maintenant d'en lancer d'autres dans le domaine de l'hydrogène, du stockage des données, des calculs de haute performance et de la santé, comme nous venons de le faire - nécessité oblige - avec le nouvel incubateur HERA, qui vise à mieux maîtriser l'ensemble de la chaîne de recherche et de développement des vaccins.

La souveraineté concerne aussi les domaines de la sécurité et de la défense. S'agissant de la première, la Commission fera des propositions au mois de mai concernant l'avenir de l'espace Schengen ; il est l'un de nos acquis les plus précieux, celui qui permet la libre circulation des citoyens. Je précise d'ailleurs à M. Anglade que la libre circulation n'a en aucun cas été remise en cause au cours des derniers mois. Il y a certes eu quelques atermoiements, du moins au départ, mais ce principe perdure au sein de l'Union européenne en dépit des restrictions sanitaires. Quoi qu'il en soit, en raison des pressions que subit l'espace Schengen depuis plusieurs années - pression migratoire, menace terroriste et aujourd'hui crise sanitaire -, il est temps de le rénover. Nous avons pour notre part déjà esquissé des pistes pour renforcer nos frontières extérieures, le respect des règles et la gouvernance au sein de cet espace commun qui doit rester un espace de liberté pour les Européens.

L'Europe souveraine, l'Europe qui protège, c'est aussi notre programme de lutte contre la menace terroriste qui doit être mis en oeuvre cette année. Il passe notamment par le renforcement d'Europol, par le rôle de coordinateur antiterroriste de l'Union et par l'adoption du règlement sur les contenus terroristes en ligne. M. Anglade a déjà en partie évoqué ces éléments lors de son intervention. Ils contribuent à l'affirmation de notre souveraineté dans le domaine de la sécurité mais aussi dans celui de la défense. Je ne reviendrai pas sur ce que Mme Dumas a dit à ce sujet, sinon pour indiquer que, depuis 2017, des projets et des initiatives concrètes ont pour but d'assurer l'autonomie stratégique de l'Union européenne : une Europe renforcée et plus autonome constitue évidemment un atout pour parvenir à une relation transatlantique plus équilibrée. Les Etats-Unis savent qu'ils ont normalement tout à gagner à pouvoir compter sur un allié fort ; mon nouvel homologue Antony Blinken nous l'a dit explicitement depuis Washington lors de la dernière réunion des ministres des Affaires étrangères européens.

Aujourd'hui, les puissances qui misent sur la faiblesse des démocraties en général et de l'Europe en particulier, comme la Russie ou la Turquie, nous trouvent davantage unis et plus décidés à défendre nos intérêts. On l'a vu l'été dernier en Méditerranée. Nous travaillons actuellement, comme Mme Dumas vient de le rappeler, à ce qu'on appelle la boussole stratégique. Concrètement, cet exercice lancé sous la présidence allemande à la fin de l'année dernière permettra de fixer, sous notre présidence, les ambitions européennes en la matière à l'horizon 2030. Il s'agira, sur la base d'une évaluation commune des menaces, d'affirmer la montée en puissance capacitaire et opérationnelle de l'Union européenne. Je pense à cet égard à certaines situations conflictuelles comme celle que connaît le Sahel, dont nous parlerons demain, mais aussi aux espaces contestés ; il s'agit des terrains dont certains voudraient nous exclure et qui deviennent de plus en plus souvent de nouveaux espaces de conflictualité : le maritime, le spatial, le numérique. Nous ne pourrons affronter ces défis que de façon solidaire au sein de l'Union européenne.

Le numérique est justement le troisième grand domaine dans lequel l'Europe doit faire respecter sa souveraineté. Certaines puissances, vous le savez, en ont fait un terrain de jeux - ou plutôt, un terrain d'influence, de manipulation et de déstabilisation. C'est une menace pour notre sécurité et pour la vitalité de nos démocraties. Un autre défi, dans le numérique, nous est lancé par l'attitude de certaines plateformes qui ont accumulé un pouvoir sans précédent dans l'histoire de nos économies et de nos sociétés, sans pour autant en assumer la responsabilité sur les plans fiscal, social et des libertés.

Ce sont autant de défis considérables pour nos pays. Bien sûr, il est de la responsabilité de chaque Etat de renforcer sa résilience et de préserver ses processus démocratiques. Mais l'Europe doit apporter son aide grâce à la révision de la directive sur la sécurité des réseaux et des systèmes d'information, dite directive NIS : ce texte fixera le cadre réglementaire à même d'améliorer le niveau de sécurité de l'Union et les capacités cyber des Etats membres. Son application est essentielle pour que nous puissions aborder l'avenir plus sereinement.

Mais dans le domaine du numérique, l'Europe doit aussi agir directement là où elle seule peut réguler efficacement. C'est ce qu'elle a déjà fait dans le domaine de la protection de la vie privée, avec les normes du règlement général sur la protection des données. C'est ce qu'elle a fait également dans la lutte contre les contenus terroristes en ligne. Deux textes majeurs, le DMA - Digital Markets Act - et le DSA - Digital Services Act -, ont été présentés en décembre par la Commission pour réguler les services et les marchés numériques et pour renforcer la lutte contre les contenus illicites et préjudiciables. La France sera en pointe pour que l'Europe s'équipe le plus rapidement possible de ces instruments majeurs de souveraineté.

Soyons clairs : cette démarche de renforcement de notre souveraineté numérique ne répond ni à une visée punitive ni à une visée protectionniste. Elle cherche au contraire à préserver un internet libre, ouvert et sûr. Il est temps de remettre la sécurité et les libertés des citoyens au centre de la vie numérique : c'est l'ambition que nous portons avec nos partenaires européens.

Je tiens enfin à rappeler qu'être souverain et assumer le rapport de force ne signifie pas qu'il faille renoncer à nos alliances et à nos partenariats. Cela implique simplement de nous assurer que nos intérêts sont pris en compte. C'est vrai s'agissant du nouveau partenariat transatlantique, que j'ai évoqué, mais aussi - il en a été souvent question au cours de ce débat - de la relation que nous devons bâtir avec le Royaume-Uni après le Brexit. Je pense aux interventions de Mme Dumas, de M. Dumont et de bien d'autres sur le sujet. Grâce à l'accord que nous avons conclu à Noël, nous pouvons avoir une relation commerciale spécifique avec le Royaume-Uni. Nous avons accepté la formule "zéro tarif, zéro quot ", mais à une condition : "zéro dumping". Cela implique notamment le respect des règles d'origine, qui doivent être robustes, mais aussi celui des règles de concurrence équitable. En clair, le Royaume-Uni ne peut servir de plateforme de réexportation vers l'Union européenne pour des produits venant de pays tiers, et il ne peut y avoir ni aides d'Etat ni divergences de normes susceptibles d'avoir un effet négatif sur nos relations commerciales.

Mme Dalloz a fait état des difficultés liées aux formalités douanières, qu'il importe de remettre en discussion ; tout n'est pas achevé dans la mise en oeuvre de l'accord. M. Favennec-Bécot a insisté sur le respect du protocole concernant l'Irlande du Nord, et d'autres propositions ont été faites. Il faut maintenant poursuivre les discussions mais, pour parer à toutes les éventualités, nous nous sommes dotés d'un système de contrôle et de sanctions robuste, qui prévoit des mesures compensatoires, des mesures dites de rééquilibrage et des rétorsions croisées dans d'autres domaines que celui où s'est produite la violation, si d'aventure celle-ci devait survenir. Il faut faire preuve, sur tous ces sujets, d'une vigilance accrue.

Grâce à l'accord de décembre, nous avons également obtenu des garanties pour défendre les intérêts de nos pêcheurs ; peut-être en parlerons-nous lors des questions. La France avait dit que la pêche ne serait pas une variable d'ajustement de la négociation et elle ne l'a pas été, même s'il reste encore des sujets à traiter. Je les évoquerai dans un instant.

Cet accord, Mesdames et Messieurs les Députés, n'épuise pas l'ensemble de notre relation avec le Royaume-Uni, que nous devons absolument réinventer dans les domaines de la sécurité, de la politique étrangère et de la politique de défense. Si l'Europe, même sans le Royaume-Uni, reste une immense puissance notamment sur le plan commercial, elle a néanmoins un intérêt objectif à une étroite coopération avec le Royaume-Uni dans les domaines de politique étrangère et de défense.

J'ai toujours tenu ce propos, en public comme en privé.

C'est pourquoi nous avons toujours fait part, comme je le fais de nouveau aujourd'hui, de notre disponibilité pour travailler sur ces sujets avec Londres - ne serait-ce que parce que nous sommes tous deux membres permanents du Conseil de sécurité, que nous sommes deux puissances nucléaires, que nos intérêts sont convergents lorsqu'il s'agit de la défense du multilatéralisme ou des droits de l'homme, de la protection de l'environnement ou encore de la lutte contre le changement climatique. De surcroît, nous avons construit depuis les traités de Lancaster House, dont nous avons célébré les dix ans en novembre, un partenariat de défense solide entre la France et le Royaume-Uni, que le Brexit ne remet pas en cause. Il faut donc que nous ayons ces discussions avec le Royaume-Uni en faisant preuve d'intransigeance sur le respect des textes, de vigilance quant à leur application, et de volonté et de disponibilité pour travailler sur les autres sujets ; c'est d'ailleurs ce qui se passe de fait.

Il nous faut enfin, au sujet des partenariats extérieurs, nous assurer que nos intérêts et nos valeurs sont respectés dans le cadre du dialogue de franchise, de fermeté et d'exigence que nous avons avec la Chine, comme je l'ai indiqué au début de mon intervention. Nous devons aussi traiter avec la Chine nos sujets d'intérêt commun comme les sujets environnementaux. Nous ne pourrons pas aboutir à des accords significatifs à Copenhague si la Chine est absente de la négociation. Il faut le savoir, et cela n'empêche pas la fermeté sur d'autres sujets, en particulier sur la question des Ouïghours.

Mesdames et Messieurs les Députés, l'Europe c'est aussi un projet de solidarité. On a pu l'oublier, lorsque l'on a voulu faire de l'Europe un marché et uniquement un marché. C'était une erreur que nous devons non seulement réparer mais aussi veiller à ne pas reproduire, alors que nous cherchons à faire en sorte que l'Europe s'assume comme une puissance et que nous sommes par ailleurs confrontés à des bouleversements majeurs.

Car la solidarité, même si certains tendent parfois à perdre de vue cette évidence, demeure notre première arme face aux crises. C'est le cas bien sûr pour la crise de la Covid-19 ; Mme Grandjean en a parlé, et d'autres sont intervenus sur le sujet. Je rappelle qu'il y a un an, l'Europe de la santé n'existait pas, car la santé n'a jamais fait partie des compétences de l'Union. Aujourd'hui, la situation n'est sans doute pas totalement satisfaisante, pas parfaite ; certains ont stigmatisé certaines lacunes, parfois importantes. Mais il faut mesurer le chemin parcouru ! En avançant à marche forcée, nous avons su progressivement nous coordonner et nous organiser. Face à l'urgence d'une crise sans précédent, nous avons posé les bases d'une Europe de la santé à la fois souveraine et solidaire, comme l'a rappelé M. Jerretie.

Sur la question des vaccins, on peut polémiquer autant que l'on veut. Je pense quand même que c'est à la fin de l'histoire qu'il faudra tirer les leçons, car c'est alors que les comparaisons prendront un sens. Mais je suis prêt à ce débat - y compris, Monsieur Mélenchon, sur le bien public commun que doivent être les vaccins au niveau international.

Nous avons d'ailleurs été parmi les premiers à être au rendez-vous de l'Organisation mondiale de la santé, et nous étions peu nombreux alors - je rappelle que j'ai moi-même pris la parole sur ce point dans le cadre de l'OMS... Je le répète, je suis prêt à ouvrir le débat sur la notion de bien public, sans toutefois préjuger de ce que pourraient être ses conclusions.

Je vous rappelle d'ailleurs, Monsieur Mélenchon, que l'initiative COVID-19 Vaccines Global Access - COVAX - a été prise par les Nations unies sous l'impulsion du président de la République, en collaboration étroite avec l'Union européenne. Contrairement à ce que vous dites, cette initiative a eu des effets très importants, en permettant notamment que des doses de vaccin commencent à arriver en Afrique...

Ainsi, le Ghana a reçu 600.000 doses le 24 février, la Côte d'Ivoire 500.000 doses le 26 février, l'Angola 500.000 doses le 2 mars et le Nigeria quatre millions de doses le même jour. Ce n'est pas de l'invention, c'est un exemple concret de solidarité résultant de l'initiative que nous avons prise en urgence. Je ne nie pas que des questions doivent se poser, mais encore faut-il constater les faits avant de les critiquer.

Je comprends que cela vous gêne que je vous dise la vérité au sujet de l'Europe de la solidarité, mais c'est comme ça !

Si nous nous étions présentés en ordre dispersé devant les industriels, nous aurions tous été perdants, car nous nous serions battus pour nous arracher les vaccins, ce qui aurait finalement profité aux plus grands pays. Au début de l'épidémie, il est arrivé qu'on s'arrache les masques sur les tarmacs chinois. Nous n'en sommes plus là et nous avons su être solidaires au niveau européen à la fois dans l'achat et dans le partage des vaccins. Je souhaite vraiment que cette dynamique perdure et, même s'il y a çà et là des tentations de sécession, je répète que c'est à la fin de l'histoire que l'on fera les comptes.

Pour assurer la résilience à long terme de l'Union face aux menaces sanitaires transfrontières - on sait qu'il pourrait y avoir d'autres pandémies -, il est nécessaire de renforcer la dynamique de l'Europe de la santé, qui se crée en marchant. Le processus est en cours, je pense au renforcement du Centre européen de contrôle et de prévention des maladies - ECDC -, à la décision de faire de l'Agence européenne des médicaments - EMA - un cadre de coordination, ou encore à l'institution de l'Agence européenne de recherche et de développement biomédicaux avancés, qui couvrira l'ensemble de la chaîne de valeur depuis la recherche jusqu'à la production industrielle.

Je vois dans ces différentes initiatives les signes d'un sursaut bienvenu. Je rejoins Mme la Présidente Rabault, qui a évoqué tout à l'heure la carence européenne en matière de production : effectivement, on ne produit plus un seul gramme de paracétamol en Europe et il est absolument nécessaire de reprendre la main dans ce domaine essentiel à notre souveraineté, comme on a pu le vérifier au cours des derniers mois.

La solidarité européenne s'est également manifestée à l'occasion de l'accord intervenu sur le plan de relance : pour la première fois, la solidarité européenne a pris la forme d'une capacité d'emprunt, donc d'un endettement commun. Sans revenir davantage sur une question qui a été longtemps débattue ici, j'insiste sur le fait que cette solidarité devra également s'exprimer en matière de lutte contre le dumping social : sur ce point, nous devons fixer un agenda de convergence économique et sociale entre les Etats de l'Union, notamment sur la question du salaire minimum européen.

La solidarité, c'est aussi ce qui nous permettra de trouver une solution européenne au défi de l'immigration - c'est même la seule manière réaliste d'y parvenir. Je pense à la solidarité entre les Etats membres, mais aussi à celle dont nous devons faire preuve à l'égard de nos partenaires du Sud. Les Etats membres doivent faire preuve de solidarité et de responsabilité entre eux pour soutenir les pays de première entrée et éviter les mouvements secondaires et, pour ce qui est des personnes n'ayant pas droit à la protection, faire valoir ensemble une même exigence vis-à-vis des pays de transit et d'origine au sujet des retours et des réadmissions des personnes non éligibles au droit d'asile. Ne pas engager cette démarche revient à tuer le droit d'asile, car cela banalise les mouvements. Le paquet "Migration et asile" proposé par la Commission va dans le bon sens et constitue une excellente base de travail pour les Vingt-Sept, qui auront sans doute à se prononcer sur ce point au moment de la présidence française.

Comme je le disais, la solidarité doit également s'exprimer envers nos partenaires du Sud, car nous ne saurions apporter de réponses durables à ce défi sans redonner à ceux qui se sentent forcés à partir vers l'Europe des perspectives d'avenir ne passant pas par les tragédies et les dangers de l'exil. C'est tout le sens de l'engagement que nous avons pris hier ensemble quand vous avez voté le projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, et c'est tout le sens de l'engagement de l'Europe qui est le premier bailleur au niveau mondial en matière de développement.

Enfin, Mesdames et Messieurs les Députés, l'Europe est un projet d'avenir, un projet de combat. En effet, les biens communs que nous voulons transmettre demain à la nouvelle génération sont menacés et nous devons les défendre, à commencer par notre planète. Mme Maillart-Méhaignerie a évoqué les sujets qui sont sur la table dans le cadre de la préparation de la rencontre de Copenhague. Dans cette perspective, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union réunis au sein du Conseil européen ont fixé un nouvel objectif de réduction d'au moins 55% des émissions de CO2 à l'horizon 2030 et de neutralité carbone à l'horizon 2050.

Nous devons maintenant décliner ces objectifs en adoptant une stratégie concrète pour accélérer la décarbonation du secteur de l'énergie, renforcer ces puits de carbone que sont nos forêts et instaurer le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières que la France appelle de ses voeux depuis dix ans. Hier, nos partenaires ne voyaient dans cette démarche qu'une forme de protectionnisme et refusaient de nous suivre sur cette voie. Aujourd'hui, la Commission européenne se rend compte qu'une telle mesure est essentielle à l'efficacité de notre engagement en faveur du climat comme à la préservation de la compétitivité de nos entreprises et de nos industries. Cette prise de conscience fait, elle aussi, partie du réveil européen et de la sortie de l'innocence que j'évoquais tout à l'heure. Sur tous ces sujets, la Commission présentera en juin un paquet énergie-climat dont nous aurons l'occasion de débattre.

Nous nous sommes battus en 2015 pour obtenir l'accord de Paris et, depuis quatre ans, nous nous battons pour le préserver. Aujourd'hui, les Etats-Unis sont de retour parmi nous et nous entendons bien continuer à montrer la voie. Il ne s'agit pas seulement de prendre notre part à un effort nécessairement collectif, mais aussi d'inciter nos partenaires à faire plus dès maintenant, et la Conférence de Glasgow de 2021 sur les changements climatiques - COP 26 - sera le point d'orgue de cette démarche exigeante.

C'est bien un combat que nous menons, et nous avons à jouer un rôle déterminant dans l'avancée du multilatéralisme. Nous ne faisons pas du multilatéralisme à éclipses, mais considérons au contraire que c'est, pour l'ensemble de la communauté internationale, le seul vrai moyen d'avancer par le dialogue, la coopération et le droit, qui sont les choix constitutifs définissant l'Europe. Les enjeux de ce multilatéralisme sont tout à fait essentiels, ne serait-ce que pour la définition des normes. Dans ce domaine, nous avons acquis au cours des dernières années une expérience que nous devons maintenant mettre à profit pour relever tous les défis qui présentent à nous sur une scène internationale très conflictuelle.

Enfin, nous devons nous battre pour que soient tenues les promesses de cette nouvelle révolution industrielle qu'est la révolution numérique, en mettant en avant le modèle que nous sommes en train d'inventer. Ce mouvement de projection sur la scène internationale est d'ailleurs complémentaire du mouvement d'affirmation de notre souveraineté que je décrivais tout à l'heure. Ces grands équilibres que nous travaillons à définir pour nous-mêmes entre innovation et régulation, entre protection des individus et protection des données, entre marché et citoyenneté, il nous faut maintenant en faire la matrice d'une mondialisation numérique mieux maîtrisée et plus humaine.

Voilà les combats qui nous attendent : il faut que l'Europe se donne les moyens de les mener, c'est pourquoi la transition numérique et la transition écologique sont au coeur du plan de relance et du nouveau cadre financier pluriannuel. Bien entendu, cela ne remet pas en cause les politiques historiques de l'Union telles que la politique agricole commune - PAC - ou encore ce programme emblématique qu'est le programme Erasmus. Pour ce qui est de ce dernier, évoqué par plusieurs d'entre vous, notamment Mme Racon-Bouzon, je me félicite qu'il soit prochainement doté de sept milliards d'euros supplémentaires, même s'il va désormais malheureusement devoir fonctionner sans le Royaume-Uni.

Oui, nous allons nous donner les moyens de préparer l'avenir, et c'est bien le sens des ressources propres que nous devons développer, qu'il s'agisse du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, de la taxe numérique ou encore de la taxe sur les transactions financières évoquée par le président Bourlanges, un dispositif que nous avons initié de longue date et que nous devons partager le mieux possible.

Voilà, Mesdames et Messieurs les Députés, ce que signifie pour nous le projet européen dans la perspective de la présidence française qui s'ouvrira en janvier prochain. Je conclurai en rappelant un principe essentiel, à savoir que le projet européen est aussi un projet de société, fondé sur des principes et des valeurs sur lesquelles nous ne saurions jamais transiger où que ce soit en Europe : il s'agit de l'Etat de droit et des libertés fondamentales, de la liberté d'expression aux libertés académiques, des libertés qui ont fait de nous ce que nous sommes, pour nous-mêmes mais aussi aux yeux du monde.

(Question de la députée Aude Bono-Vandorme)

R - Comme vous l'aurez certainement noté, Madame la Députée, j'ai déjà évoqué ce sujet dans mon intervention initiale. Les plateformes numériques doivent être responsabilisées pour les contenus qu'elles diffusent : contrairement à ce que prétendent certains, elles ne peuvent être regardées comme de simples intermédiaires qui pourraient se désintéresser des contenus transitant par leurs canaux. Elles doivent, au contraire, assumer leurs responsabilités par rapport à ces contenus eu égard aux risques significatifs induits pour leurs utilisateurs. Dans ce contexte, nous nous réjouissons de la proposition en décembre dernier par la commission d'un Digital Services Act. Ce texte, qui permettra de mettre à jour une législation vieille de vingt ans, comporte des objectifs ambitieux que nous partageons, considérant que ses dispositions vont dans le bon sens.

Nous avons constaté avec satisfaction que le DSA ne limite pas le champ des obligations des plateformes aux seules mesures de lutte contre les contenus illicites. Il était en effet essentiel que le texte appréhende l'ensemble de la politique de modération des plateformes, ce qui est le cas aujourd'hui. Cependant, il nous semble que le texte doit être encore amélioré sur deux points.

Premièrement, nous souhaitons que le régulateur national dispose de prérogatives suffisantes pour permettre un contrôle effectif et garantir l'implication des autorités compétentes du pays de destination, et pas seulement du pays d'origine.

Deuxièmement, en matière de régulation des contenus, nous portons une attention particulière au secteur de la vente en ligne. La France estime que des obligations spécifiques doivent s'appliquer aux places de marché, ce qui passe par un encadrement juridique adapté aux problématiques qu'elles posent. En effet, elles peuvent mettre en vente des produits dangereux ou illégaux et dont les informations pour les consommateurs sont parfois lacunaires, voire inexistantes.

Sous réserve que des améliorations soient apportées au DSA sur ces deux points, nous y sommes évidemment favorables.

(Question du député Jean-Pierre Pont)

R - Lorsque nous avons évoqué les dispositions sur la pêche de l'accord, vous avez vous-même apprécié ce que nous avions obtenu : l'accès à la totalité des eaux britanniques dans la zone des 6 à 12 milles jusqu'en juin 2026, que les espèces soient ou non concernées par les quotas ; une baisse progressive et limitée à quelque 25% des quotas jusqu'en 2026, alors que les Britanniques ont réclamé un taux de 80% jusqu'au dernier moment ; la préservation à long terme des accès aux eaux des îles anglo-normandes - une zone qui, je le concède, fait davantage partie de mes préoccupations que des vôtres. Tout cela a été acquis.

Vous avez cependant raison de dire que tout n'est pas réglé. Nous devons obtenir au plus vite la transformation des licences provisoires en licences d'accès définitif à toutes les zones de pêche britanniques et pour tous nos navires. Avec la commission, nous devons donc continuer à agir et maintenir la pression sur les autorités britanniques sur plusieurs points. Il nous faut ainsi renégocier les TAC - totaux admissibles de capture - qui sont encore provisoires afin de gagner en lisibilité, y compris pour l'année en cours. Pour que les conditions de concurrence soient loyales, il faut aussi veiller au respect des normes - en particulier des normes techniques -, ce qui n'avait pas été vraiment prévu dans l'accord.

Ensuite, il faudra anticiper au-delà de la période des cinq ans et demi. Je peux vous assurer une chose : un refus d'accès aux eaux britanniques lors des renégociations postérieures à 2026 pourrait se révéler coûteux pour nos partenaires britanniques compte tenu des mesures compensatoires et de rétorsion déjà évoquées, qui pourraient aller jusqu'à la suspension de tout partenariat économique et commercial si nécessaire.

Nous devons être très vigilants et fermes dans ce domaine. Croyez bien que le Premier ministre, moi-même et le secrétaire d'Etat, Clément Beaune, sommes très attentifs à tous ces sujets dont je vous remercie de nous avoir rappelé l'importance.

(Question de la députée Isabelle Valentin)

R - Vous êtes très soucieuse de l'avenir de nos agriculteurs. Je le suis aussi en raison de mes expériences, engagement et histoire, de même que je suis aussi très attaché aux paysages. Pour ma part, je considère que la PAC est une politique moderne et non pas du passé, qui assure le bien-être d'une profession tout à fait respectable mais aussi la préservation de nos paysages et notre sécurité alimentaire.

Aussi cette priorité s'est-elle reflétée dans les négociations budgétaires de juillet 2020, l'accord sur le prochain cadre financier pluriannuel et le plan de relance qui a permis un maintien en valeur du budget de la PAC, qu'il s'agisse du premier ou du second pilier. C'est le signe de l'importance que l'Union européenne continue à accorder à une politique qui a fait ses preuves et que nous devons soutenir, notamment dans l'adversité, comme nous l'avons fait.

Il est acquis que la prochaine PAC sera à la fois plus verte, avec le renforcement de l'éco-conditionnalité, et plus subsidiaire avec l'élaboration par chaque Etat membre de son plan stratégique national. Dans ce cadre, l'agriculture de montagne a sa place car elle permet de contribuer au développement économique des territoires ruraux, de conserver les savoir-faire traditionnels et d'entretenir les paysages.

Nous nous sommes battus pour que le second pilier de la PAC, dédié au développement rural, puisse continuer à aider ce type d'agriculture pratiquée dans des zones par nature fragiles. L'ICHN sera donc pérennisée, ce qui est essentiel pour maintenir les activités agricoles dans ces territoires difficiles. Revalorisée de 80% entre 2014 et 2019, l'ICHN continuera de l'être au cours de la PAC 2023-2027. Nous sommes tout à fait décidés, le ministre de l'agriculture au premier chef, à faire en sorte que les spécificités des zones de montagne aient toute l'attention du Gouvernement parce que c'est une nécessité vitale pour des territoires comme le vôtre.

(Question de la députée Valérie Bazin-Malgras)

R - Ce plan de relance essentiel est au service des objectifs stratégiques de l'Union que j'ai déjà évoqués : assurer la transition climatique et numérique. Chaque plan national devra ainsi comporter 37% de dépenses climatiques et 20% de dépenses numériques.

La France s'est engagée sur deux priorités : autoriser la Commission européenne à lever l'emprunt ; soumettre notre plan national de reprise et de résilience. Sur le premier volet, la France s'est montrée exemplaire en approuvant la décision prise par la Commission et le Conseil. S'agissant du second, le règlement établissant la facilité de reprise de résilience, c'est-à-dire la possibilité d'un financement, est désormais en vigueur. Nous allons notifier notre plan rapidement, avant la fin du mois, afin de bénéficier au plus vite des fonds affectés, en particulier les 13% de notre enveloppe "prêts alloués" qui représentera 5 milliards d'euros, ce qui va alléger le besoin de financement de notre propre plan de relance.

C'est le flou, dites-vous. Pour ma part, je ne vois pas de flou, peut-être parce que nous n'avons pas les mêmes lunettes. C'est ce qui doit faire la différence !

Il n'est pas question de faire payer le contribuable français puisque des engagements ont été pris pour que ce plan soit financé par de nouvelles ressources. Vous dites ignorer ce que sera le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières alors que le calendrier est connu puisque cet engagement sera pris en juin. La taxe sur les géants du numérique sera coordonnée avec les dispositions qui seront prises dans le cadre d'un futur accord avec les Etats-Unis, la réflexion sur la fiscalité du numérique ayant été relancée avec ce pays. Cet accord devrait intervenir avant la fin de l'année et permettre d'articuler les contraintes internationales avec la volonté des Etats membres.

Grâce à ces mobilisations, ce ne sont pas les contribuables qui paieront, mais les acteurs qui veulent bénéficier des avantages du marché intérieur et qui, actuellement, n'en paient pas le prix. Outre son efficacité financière, cette initiative présente l'avantage de la moralité.

(Question du député Michel Castellani)

R - L'accord trouvé au Conseil européen de juillet, que vous avez évoqué, est positif pour les régions françaises. Nous avons réussi à obtenir une hausse de notre enveloppe au titre de la politique de cohésion, qui s'établira à environ 17 milliards d'euros entre 2021 et 2027, soit une augmentation de 3% par rapport à la période précédente. Le plan de relance européen permettra également de renforcer la politique de cohésion avec le nouvel instrument React-EU qui complète le dispositif initial.

Dans le cadre de la préparation du plan national de reprise et de résilience, que j'ai évoqué tout à l'heure, nous veillons à la bonne articulation entre les fonds de relance et ceux des autres programmes européens, en particulier les fonds de la politique de cohésion. En effet, pour avoir géré une région pendant un certain temps, je sais que l'enjeu principal, c'est la bonne absorption des ressources, la capacité à les utiliser. Il ne suffit pas que l'argent soit sur la table, il faut ensuite le dépenser efficacement et dans le délai.

La hausse de l'enveloppe française pour 2021-2027 s'explique notamment par le maintien de la catégorie dite des régions de transition, qui correspond à la situation de nombreuses régions françaises. Nous avons aussi obtenu que la spécificité de nos régions ultrapériphériques continue d'être reconnue avec une allocation spécifique.

La priorité de la politique de cohésion entre 2021 et 2027 sera d'aider les régions européennes à réaliser leur double transition numérique et environnementale. Cette orientation doit s'inscrire dans les choix régionaux. Par ailleurs, nous avons réussi à rendre les modalités de la politique de cohésion plus simples et plus flexibles. J'ajoute, même si vous le savez sans doute déjà, que les régions françaises pourront également bénéficier d'un nouveau fonds structurel européen, le fonds pour une transition juste, qui permettra d'accompagner les territoires français vers la neutralité carbone. Ce nouvel outil complète l'aide apportée aux régions.

(Question de la députée Valérie Rabault)

R - Je ne sais pas qui est le rapporteur français, mais croyez bien que sur ce sujet, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères est tout à fait déterminé et sans peur aucune. Vous avez raison de soulever ce problème qui fait suite à une question préjudicielle slovène sur l'application aux forces armées de la directive sur le temps de travail. La procédure est en cours. Nous serons intransigeants sur deux points, qu'il ne faut pas opposer.

Nous sommes attachés à ce que l'Union européenne se dote de règles claires en matière de temps de travail et de protection des travailleurs. C'est un impératif, c'est l'esprit de la directive 2003/88/CE que nous avons soutenue et qui nous paraît essentielle.

En même temps, il est hors de question que ces règles viennent mettre à mal les spécificités de certaines activités, en particulier celles de défense.

Nous sommes très clairs et très exigeants sur ces deux points et sur la procédure. Les conclusions de l'avocat général ne peuvent pas nous satisfaire et nous ne saurions lui donner raison, même s'il prend en compte les spécificités des forces armées françaises. Donc si d'aventure la Cour le suivait, nous serions amenés à prendre des initiatives fortes pour éviter cette lourde perturbation.

(Question du député Paul Christophe)

R - Je partage vos préoccupations, tant du point de vue pratique que de celui de la dynamique économique et de la protection de souveraineté. Le gouvernement britannique, vous l'avez rappelé, a annoncé la création de huit ports francs qui bénéficieront de règles fiscales et sociales avantageuses dans le but d'attirer les investissements étrangers et les flux commerciaux - cela fait partie du risque de dumping que j'évoquais dans mon propos en conclusion du débat. Présidant le comité interministériel de la mer, le CIMER, en janvier, le Premier ministre a annoncé qu'il allait engager un travail avec les élus et les parlementaires afin de répondre sans délai à cette offensive. La réflexion avance rapidement.

Il s'agit d'abord de développer la vente hors taxes - une mesure assez simple -, pour compenser l'action du Royaume-Uni en la matière. Autre démarche : un allégement de la fiscalité des ports a déjà été entrepris, donnant lieu à un certain nombre d'exonérations. La réflexion concerne deux autres sujets. La création de nouvelles zones franches est à l'étude. Il est d'autant plus important d'agir que de nombreux pays de l'Union européenne ont, vous le savez, commencé à agir en ce sens - je pense en particulier aux Pays-Bas. Par ailleurs, une mission de réflexion a été confiée au CIMER pour étudier cette option, mais aussi celle des zones économiques spéciales, reposant sur des incitations fiscales dégressives dans le temps et modulables en fonction des ports et des activités.

Ainsi, conformément aux engagements du Premier ministre, le chantier est ouvert et mobilise beaucoup d'acteurs. J'espère que son aboutissement permettra de reconquérir des parts de marché, en améliorant la logistique portuaire mais aussi l'efficacité et le dynamisme des dispositifs douaniers. Ces derniers sont compliqués à construire du fait de la non-préparation des Britanniques aux conséquences du Brexit, qui a été rappelée par plusieurs intervenants.

Quoi qu'il en soit, pour ce qui est des zones économiques spéciales, voire des zones franches, je suis tout à fait prêt à travailler à vos côtés dans cette direction.

(Question du député Yannick Favennec-Bécot)

R - Je n'ai pas décliné, tout à l'heure, les avancées réalisées depuis quatre ans dans le domaine de la défense au niveau de l'Union européenne, mais elles sont spectaculaires. Je pense au fonds européen de défense, qui commence à signifier quelque chose, à la facilité européenne pour la paix, à la coopération structurée permanente et à l'initiative européenne d'intervention. Voilà quatre points essentiels qui font que dans le domaine de la défense, l'Europe d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec l'Europe d'il y a quatre ans.

Ce n'est pas uniquement dû aux doutes qui se sont fait jour pendant les quatre années d'administration Trump sur la solidarité transatlantique et l'avenir de la coopération de défense entre l'Europe et les Etats-Unis, mais aussi à la prise de conscience progressive, par les Européens, de la nécessité de disposer d'une autonomie stratégique, c'est-à-dire de la capacité de décider et des moyens d'atteindre leurs objectifs. Il y a là, je dois le dire, une avancée considérable.

Il nous faut poursuivre en ce sens, dans un contexte nouveau. Nous devrons notamment préparer, d'ici le milieu de l'année prochaine, deux moments essentiels. D'abord, l'Union européenne a décidé, lors du Conseil européen du 26 février dernier, d'élaborer, sous la présidence française, la "boussole stratégique" en vertu de laquelle nous définirons nous-mêmes nos choix et orientations dans le domaine de la sécurité et de la défense.

Nous devrons, parallèlement, assurer une bonne articulation entre cette boussole et la redéfinition du concept stratégique de l'OTAN, lequel, je le rappelle, fait débat. Un groupe de réflexion a été mobilisé sur cette question, sur laquelle le Président de la République était intervenu de manière assez fracassante. Tous ces éléments feront l'objet de discussion.

Nous devrons donc définir deux orientations distinctes : l'autonomie stratégique dans le cadre de la boussole européenne d'une part, et le partenariat de sécurité et de défense dans le cadre de l'Alliance d'autre part. Ce moment que nous allons vivre permettra, je le crois, d'assurer une nouvelle relation transatlantique tout en affirmant la souveraineté européenne.

(Question du député Adrien Quatennens)

R - J'ai dit tout à l'heure, et je crois que vous m'avez entendu, que je veux faire la France en faisant l'Europe et faire l'Europe en faisant la France, car ce sont là deux aspects d'une même souveraineté. J'ai également évoqué la question du patriotisme.

Vous avez raison de soulever cette question. Lorsqu'on fait partie du même marché intérieur et qu'on partage la même monnaie, il est en effet essentiel qu'on traite ensemble des questions fiscales. De même que la concurrence ou le dumping sociaux n'ont pas leur place dans l'Europe que nous voulons bâtir, la course au moins-disant fiscal n'est pas acceptable, pas plus que l'évasion fiscale.

C'est pourquoi nous souhaitons harmoniser progressivement la fiscalité chaque fois que c'est pertinent, mais aussi promouvoir la transparence en matière fiscale pour lutter - je l'affirme officiellement, en réponse à votre interpellation - contre tous les phénomènes d'optimisation ou d'évasion fiscales qui sapent la confiance dans notre marché unique, la confiance de nos concitoyens dans l'Europe et, finalement, l'Europe elle-même.

Nous sommes donc très déterminés à faire la plus grande transparence en la matière et à lutter contre l'optimisation fiscale. Un accord a été trouvé à travers une modification de la directive européenne relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal, qui prévoit de nouvelles obligations. Cela peut contribuer à la clarté et aux améliorations que vous et moi appelons de nos voeux.

(Question de la députée Marguerite Deprez-Audebert)

R - Le refus britannique de participer au programme Erasmus + est profondément regrettable. Il n'était pas nécessaire, puisque d'autres pays européens non-membres de l'Union européenne participent à ce grand programme. Ce refus est le résultat d'un choix politique : d'une certaine manière, les Britanniques souhaitent affirmer ainsi leur souveraineté - même si je ne suis pas certain qu'il s'agisse là d'une bonne conception de la souveraineté.

Comme pour de nombreuses questions liées à la nouvelle relation entre l'Europe et le Royaume-Uni, beaucoup reste cependant à préciser et à clarifier. Dans l'immédiat, le retrait britannique du programme Erasmus + n'entraînera pas un arrêt brutal des échanges, puisque tous les financements validés avant 2020 seront déployés. Nous attendons d'en savoir plus sur le programme Turing auquel vous avez fait référence et qui a été annoncé par le Royaume-Uni comme devant prendre le relais du programme Erasmus +, même si nous savons qu'il sera moins complet en matière d'aide financière, de capacité de mobilité ou encore de coopération universitaire, et qu'il ne s'adressera pas uniquement aux acteurs européens mais au monde entier, car il s'inscrira dans le cadre du projet de "global Britain".

Parallèlement, je constate que certaines universités britanniques instaureront des dispositifs de mobilité spécifiques, prévoyant des exonérations de frais d'inscription pour les étudiants. Le Royaume-Uni reste en effet membre du processus de Bologne, qui garantit une bonne homogénéisation des cursus universitaires. Nous sommes prêts à renforcer nos coopérations universitaires de recherche avec le Royaume-Uni - j'ai évoqué ces perspectives à l'issue de la discussion générale - et à trouver des solutions alternatives avec les universités.

M. Dumont a souligné la nécessité de renforcer notre relation avec l'Irlande. Je confirme que nous ne négligeons pas cette possibilité. Il importe en effet de montrer qu'Erasmus + reste un programme considérable, très dynamisant, et qui joue un rôle très important pour encourager la mobilisation des jeunes en faveur de l'Europe. Nous nous efforcerons donc de favoriser de nouvelles formes de mobilité de la France vers le Royaume-Uni et inversement, et, de façon complémentaire, de consolider les échanges avec l'Irlande, qui y est tout à fait disposée.

(Question du député André Chassaigne)

R - Vous avez raison : un débat est en cours. Vous y contribuez par vos propos. Je ferai simplement trois remarques à ce stade.

Tout d'abord, comme l'a souligné la présidente de la BCE, Mme Lagarde, et comme vous l'avez rappelé vous-même, annuler la dette publique n'est pas possible aux termes des traités européens, qui interdisent strictement le financement monétaire des Etats. Or, si cette règle a été instaurée, c'est bien pour éviter de mettre en péril la BCE, à laquelle une telle mesure infligerait des pertes énormes. Nous prendrions ainsi le risque de porter atteinte à la crédibilité même de cette institution, qui sous-tend l'ensemble du système monétaire européen.

Vous êtes libres de vos propos, comme je le suis de ma réponse.

Ensuite, une telle décision risquerait de saper fortement la confiance dans les Etats membres dont la dette serait annulée, et finalement dans l'Union elle-même : en ne remboursant pas sa dette, c'est sa propre crédibilité que l'on met potentiellement en doute. Une annulation pure et simple emporterait des conséquences beaucoup plus fortes.

Enfin, je ne suis pas certain de comprendre la nécessité immédiate d'une telle mesure : les taux d'intérêt étant très faibles, il est possible de financer l'économie réelle à moindre coût. Dans tous les cas, le débat est à ce jour prématuré, la priorité étant d'abord de soutenir l'activité puis de rétablir la croissance lorsque les contraintes sanitaires pourront être levées. C'est ce que nous faisons à travers la mobilisation du plan de relance européen de 750 milliards d'euros.

(Question de la députée Emilie Cariou)

R - Je vous ai déjà en partie répondu, Madame Cariou, quand M. Quatennens a abordé des questions pertinentes concernant la fiscalité, notamment la lutte contre l'optimisation fiscale, mais je vais compléter mon propos.

Je pense que les sujets fiscaux au niveau de l'Union européenne n'ont jamais été aussi nombreux sur la table, et c'est largement le fruit de l'engagement de la France. J'ai évoqué ainsi l'instauration d'une taxe sur le numérique, que nous avons été les premiers à défendre et qui l'est désormais par vingt-cinq des vingt-sept Etats membres. J'ai indiqué dans une réponse précédente comment ce processus allait se poursuivre.

S'agissant de la taxe sur les transactions financières, et je répondrai ainsi à l'intervention liminaire du président Bourlanges, je rappelle que la France a mis ce dossier sur la table depuis plusieurs années, qu'elle a été à l'initiative d'une coopération renforcée pour pouvoir contourner les contraintes de la règle de l'unanimité et que le Portugal entend la ranimer durant sa présidence actuelle de l'Union européenne. Et puis il y aura de toute façon le rendez-vous de la présidence française. Le produit de cette taxe sur les transactions financières dont nous souhaitons l'instauration depuis longtemps représenterait une nouvelle ressource propre tout à fait opportune pour l'Union européenne.

Par ailleurs, s'agissant de l'harmonisation des règles en matière d'impôt sur les sociétés, nous espérons que les discussions vont reprendre pour créer une assiette commune, parallèlement aux développements attendus au niveau international. Mais il faut que l'Europe prenne des initiatives et la présidence française pourrait en être l'occasion. Vous avez toutefois rappelé que les décisions relatives à la fiscalité sont adoptées à l'unanimité, et c'est une difficulté depuis longtemps sur un sujet aussi sensible politiquement. Il est ainsi fréquent qu'un Etat utilise le droit de veto que lui permet d'exercer la règle de l'unanimité : j'assiste régulièrement à des blocages sur ces sujets. Face à cette situation, la révision des traités, sans être un tabou, n'est pas une perspective de court terme, et de surcroît soumise à de nombreux aléas, l'autre option étant de progresser dans le cadre actuel en essayant d'avancer à vingt-sept mais tout en ayant recours aux coopérations renforcées. Voilà ce que la France essaiera de faire pendant sa présidence, comme la présidence portugaise s'apprête à suivre la même orientation me semble-t-il, en bonne harmonie avec notre pays. En tous cas, vous pouvez compter sur notre présidence pour que l'Union européenne puisse avancer à la fois sur la question du dumping social et sur celle du dumping fiscal.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 mars 2021