Texte intégral
Q - La Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, la Pologne ont acheté ou vont le faire, des vaccins russe et chinois, donc en dehors du dispositif européen. L'Autriche et le Danemark concluent un accord avec Israël, pour la recherche et le développement des vaccins futurs. Le Danemark compte d'ailleurs aussi acheter à Israël des vaccins qu'il a en stock. Que se passe-t-il ? Chacun fait ce qui lui plaît ?
R - Il ne faut pas, justement, sortir de ce cadre européen, je pense en particulier aux pays que vous avez cités, parce que, je rappelle d'abord, pour eux, qu'ils bénéficient très largement de cette solidarité européenne. Je le dis de manière factuelle. Ce sont souvent des pays à populations relativement limitées, des petits marchés, si je puis le dire. S'ils négociaient eux-mêmes l'ensemble de l'achat des vaccins, je pense qu'ils seraient dans une situation extrêmement difficile. La solidarité européenne nous bénéficie, j'y insiste, leur bénéficie, et donc, il ne faut pas casser ce cadre.
Q - Mais eux disent : on en a marre d'attendre, et ils veulent agir directement.
R - Absolument, alors, je le vois...
Q - Visiblement, la stratégie européenne, le dispositif européen, sont trop lents.
R - Disons les choses, on est dans une période difficile. Dans une période difficile, vous savez, la solidarité, c'est toujours plus difficile en période de rareté et en période de difficultés. Je crois qu'il faut tenir bon et d'abord, améliorer le cadre européen. Accélérer. Le problème que l'on rencontre tous, c'est d'abord un problème de livraison, de production, donc il faut accélérer les cadences, de nos campagnes de vaccination nationales, c'est ce que l'on essaie, tous, de faire, y compris en France, et de livraison, production, aux Européens. Je le dis très clairement, nous l'avons dit à ces pays : nous serons au rendez-vous de la solidarité. Nous l'avons été, pour la République tchèque et la Slovaquie qui sont dans une situation sanitaire, c'est vrai, très difficile. Donc, je comprends, dans les situations très difficiles, que, un peu par désespoir et par urgence, on cherche des solutions. Mais nous trouverons des solutions dans le cadre européen, nous avons livrés, tous Européens, des doses supplémentaires à la Slovaquie et à la République tchèque, cent mille doses par pays, sur les nouvelles livraisons, en plus de ce à quoi ils avaient droit jusqu'à présent, pour tenir compte de leur situation sanitaire. S'ils allaient chercher le vaccin chinois, et, ou russe, je crois que ce serait grave. Cela pose un problème de solidarité et cela pose aussi un problème sanitaire, parce que le vaccin russe n'est pas encore autorisé en Europe, une demande a été faite, mais il n'est pas encore autorisé en Europe. Le vaccin chinois n'a même pas fait l'objet d'une demande. Donc, comment voulez-vous expliquer à des Européens...
Q - Ce serait grave, cela veut dire quoi ?
R - Pour l'instant, on a une discussion politique, je ne veux pas être dans la menace ou dans la tension, parce que ce ne serait pas rendre service à cette solidarité européenne. Si cela continuait, on ne pourrait pas avoir à la fois le bénéfice du cadre européen, qui est massif, je rappelle que c'est quand même ce cadre européen qui approvisionne tous les pays, y compris les pays dont on parle. Et on ne peut pas avoir ce cadre européen et, en plus, aller chercher des solutions nationales, dans le chacun pour soi.
Q - Mais ils ont un peu été influencés par l'Allemagne, permettez-moi, mais en janvier, l'Allemagne avait tenté de mener des négociations parallèles avec Pfizer, de son côté, toute seule.
R - Il y a eu des tentations, vous avez raison, il y a eu des tentations, il y en aura peut-être encore. Mais l'Allemagne, j'y insiste, a tenu bon, sur le cadre européen, et cela doit quand même nous faire réfléchir, l'Allemagne est le plus grand pays de l'Union européenne, par sa population, par son économie. Si même l'Allemagne a fait le choix, et la Chancelière Merkel a été très claire sur ce sujet, elle a envie de protéger les Allemands, elle n'est pas irresponsable, elle a fait le choix du cadre européen parce qu'elle-même a dit : "peut-être que sur un ou deux contrats, si on avait négocié, nous, Allemands, nous aurions des résultats plus importants, plus rapides, mais sur l'ensemble des contrats, avec tous les laboratoires, et sur l'ensemble de la période", la vaccination, ce n'est pas deux mois, c'est six à neuf mois, au moins, eh bien, sur toute cette période nous avons intérêt à rester groupés, à acheter ensemble, et à bénéficier de ce cadre commun. Je sais que c'est difficile aujourd'hui.
Q - On voit bien que c'est compliqué de poser les bases d'une Europe de la santé, en tout cas.
R - Bien sûr, c'est difficile, mais souvenez-vous, il y a un an, il n'y avait rien. Il n'y avait pas d'Europe de la santé, au moment de la difficulté à s'approvisionner en masques, on n'avait même pas de production européenne. Là, on a réussi en quelques semaines à construire un cadre européen. Moi, je suis très favorable à ce cadre, je pense qu'il nous protège, pas par idéologie, parce que je pense qu'il nous protège. On doit l'améliorer, parce qu'aujourd'hui, c'est vrai, disons-le, en Europe, il y a eu des lenteurs sur la production, on a peut-être investi trop tard dans les vaccins, mais on rattrape, et cela va s'améliorer aussi beaucoup, en avril.
Q - Monsieur le Ministre, vous dites "attention", à ces pays, République tchèque, Slovaquie, Pologne, et également Hongrie. Qu'est-ce que vous dites au Danemark et à l'Autriche qui concluent un accord avec Israël pour des développements futurs de vaccins ?
R - La même chose, parce que ces pays aussi bénéficient largement du cadre européen, nous avons eu des échanges, j'ai parlé hier soir, encore, à mon homologue danois qui s'est voulu rassurant, en disant : c'est un travail sur de la production pour de futurs vaccins, et de fait...
Q - Ils ont dit surtout qu'ils ne veulent pas dépendre de l'Union européenne, pour la production future.
R - Ils disent aussi, et je remarque que le discours a changé, face aux critiques, y compris, qu'ils ont subies dans leur pays, ces gouvernants : nous soutenons le cadre européen, il n'est pas question de le remettre en cause etc., puisqu'ils voient bien que c'est leur intérêt de préserver ce cadre européen. Ils ont été très clairs là-dessus, le Chancelier autrichien, la Première ministre du Danemark. Ils ont discuté, hier, avec Israël, manifestement...
Q - Pas que discuté, ils ont conclu un accord...
R - Oui, enfin, très flou, pour être honnête, qui prévoit de la production de vaccins, plus tard, on ne sait pas combien, on ne sait pas quoi. Ils savent très bien qu'aujourd'hui, d'ailleurs, Israël ne produit pas, du vaccin. Israël a été, je le reconnais, très efficace sur sa campagne de vaccination, très rapide, avec des conditions que sans doute nous n'aurions pas accepté en Europe, notamment sur le transfert de données médicales, mais ce n'est pas un pays dans lequel on produit du vaccin qui va nous apporter des solutions. Donc, il ne faut pas non plus faire croire à des mirages aux Européens.
Q - En tout cas, on voit bien qu'il y a un problème grave de pénurie, parce que, pour la première fois, Rome a bloqué les doses de vaccin AstraZeneca qui étaient destinées à l'Australie. Plus de 250.000 doses. Donc, elles ne partent pas là-bas, elles restent chez nous, en Europe.
R- Oui, d'abord cela montre qu'en européen on est capable de ne pas être naïf et de défendre nos intérêts. Ce mécanisme que vous évoquez, c'est un mécanisme de contrôle des exportations que nous avons défendu, nous Français, que l'Europe a mis en place. Qu'est-ce que c'est, concrètement ? Cela veut dire que chaque exportation de vaccin, produit en Europe par tel ou tel laboratoire vers l'extérieur de l'Europe, doit être soumise à une autorisation du gouvernement et de la Commission européenne. Quand on estime que cette livraison peut nous pénaliser, et là, c'était le cas, selon le gouvernement italien, parce que c'est beaucoup de doses vers un pays qui n'a pas un besoin urgent de ces doses, par rapport à l'Europe, nous bloquons et nous les gardons. C'est ce qu'a fait l'Italie. Elle a eu l'autorisation européenne, c'est une décision collective, et je crois qu'en l'occurrence elle a bien fait.
Q - Hier, le Premier ministre Jean Castex en a appelé à la mobilisation générale pour vacciner aussi vite que possible, sauf que, on le voit, les vaccins ne tombent pas du ciel. Pourquoi on se retrouve avec des doses d'AstraZeneca dans les frigos ?
R - Il y a eu, sans doute, une défiance sur le vaccin AstraZeneca, parce que, disons-le, aussi, comme cela s'est passé, c'est un vaccin sur lequel il y a eu plus d'incertitudes. Ce n'est pas le gouvernement qui a eu des doutes...
Q - On ne va pas pouvoir corriger l'image de ce vaccin ?
R - Si, parce qu'il faut le dire très clairement, je ne suis pas scientifique, mais les scientifiques disent maintenant, - notre Haute autorité de santé dit maintenant, très clairement -, que ce vaccin est efficace. Ce n'est pas une décision politique, cela a été une recommandation scientifique. Nous avons toujours suivi ces recommandations. Quand la Haute autorité de santé a dit : "je n'ai pas encore assez d'éléments pour autoriser en France la vaccination des plus de 65 ans", c'était une décision très prudente, on l'a respectée, on l'a suivie, on a concentré l'AstraZeneca sur d'autres populations. Aujourd'hui, depuis quelques jours, la Haute autorité de santé dit : "ce vaccin, on a confirmé son efficacité, on sait même qu'il est efficace sur les plus de 65 ans"...
Q - Cela freine la campagne ?
R - Cela a freiné, de fait un peu, la campagne sur ce vaccin particulier. Maintenant, il faut accélérer, d'où la mobilisation générale parce qu'il n'est évidemment pas possible, pas acceptable, que dans une période où nous avons, par ailleurs, des attentes, des impatiences, sur la livraison des vaccins, on ait, en plus, des doses qui soient, comme vous dites, dans les frigos. Donc, on doit les mobiliser.
Q - Emmanuel Macron a dit : "tant qu'il y a encore des vaccins dans les frigos, je ne reconfinerai pas les gens". On a combien de doses dans les frigos ?
R - Sur l'AstraZeneca, c'est quelques centaines de milliers de doses qui sont disponibles. Au total, c'est à peu près l'ordre de grandeur de ce qui est disponible, aujourd'hui, on a quelques centaines de milliers de doses. Il y en a qui sont en sécurité, c'est normal, c'est la deuxième injection que certaines personnes attendent, on ne va pas jouer avec cela. Et puis, il y a des doses qui sont disponibles. On peut clairement accélérer ; c'est pour cela que le Premier ministre a dit : "on se mobilise, par tous canaux, en mobilisant les pompiers, le week-end, en accélérant la vaccination". Je crois que c'est la responsabilité que l'on doit aux Français, et leur dire, et encore une fois ce n'est pas une décision qui sort du chapeau, c'est scientifiquement fondé : "maintenant on sait, l'AstraZeneca est efficace, on l'utilise massivement".
Q - Vous êtes impuissant face aux soignants qui ne veulent pas se faire vacciner. Je parle à quelqu'un dont la mère est infirmière.
R - Et le père et le frère médecins.
Q - Voilà.
R - Je connais bien ce sujet. Je sais aussi la défiance.
Q - Et vous êtes impuissants ?
R - Non, on n'est pas impuissant, mais c'est une question de responsabilité. C'est ce qu'ont dit très clairement, en appelant chacun, on n'est pas dans un mécanisme de sanction et de punition, le Premier ministre et le ministre de la santé qui ont dit : "quand on est soignant, on a aussi une responsabilité vis-à-vis des personnes que l'on prend en charge, notamment dans le service public hospitalier ; donc, chacun doit faire un effort".
Q - Oui, mais à part les inciter, que pouvez-vous faire de plus ?
R - Il va y avoir cette incitation très forte, je crois que cela vaut quelque chose. On ne parle pas à des personnes qui sont irresponsables. Elles ont à coeur, évidemment, toutes, je le sais, infirmières, aides-soignants, médecins, de faire en sorte que cela se passe bien. Et donc, si leur propre vaccination peut aider, je crois qu'ils le feront davantage. On a levé les doutes scientifiques, c'est clair, et si on devait aller plus loin, on réfléchira, mais ce n'est pas l'esprit du moment.
Q - Clément Beaune, il y a un sujet qui s'impose de plus en plus, celui du passeport vaccinal, ou pass sanitaire, qui permettrait de voyager, d'aller au resto, d'aller voir un concert. L'Europe y est très favorable. Alors qu'est-ce que nous attendons, nous ?
R - On y travaille, parce que, je veux dire deux choses pour clarifier ce débat : d'abord, c'est prématuré de dire que l'on va donner à chacun un petit pass ou un petit certificat qui lui permettra d'aller au théâtre ou de se déplacer en Europe. Je crois que l'on est dans une période où la vaccination, on le sait, est encore parfois difficile, monte en puissance. Donc, on ne va pas dire à des gens : vous avez plus de droits avec un vaccin, alors que tout le monde n'a pas l'accès libre au vaccin, aujourd'hui. Première chose.
Deuxième chose, quand on dit, et je ne joue pas sur les mots, c'est très important d'être précis, on parlerait, le moment venu d'un pass sanitaire, et pas vaccinal. Pourquoi ?
Q - Alors, la différence ?
R - Oui, la différence, je prends l'exemple des déplacements en Europe. Si l'on veut sécuriser ces déplacements et retrouver la liberté de mouvement, notamment pour cet été, pour la saison touristique. On ne va pas dire aux gens : "cela ne dépend que du vaccin". Pourquoi ? Parce que, même si l'on est très bon sur la campagne vaccinale et que l'on accélère, ce que l'on essaie de faire, les jeunes de 18-20 ans, ils n'auront sans doute pas encore, cet été, accès au vaccin. C'est la population adulte que l'on cible en premier. Est-ce qu'on va leur dire, à eux qui ont une vie, aujourd'hui, difficile, étudiants et autres : vous n'avez plus le droit de vous déplacer, plus le droit de faire telle ou telle activité.
Q - Vous avez peur de brider les libertés individuelles ?
R - Bien sûr ! C'est un sujet très important, qui soulève des questions éthiques, scientifiques que l'on doit débattre d'abord. Donc, ce n'est pas un sujet pour tout de suite, que l'on doit préparer, parce que je crois que cela ne serait pas responsable de dire aux Français : nous n'avons pas travaillé. Et cela ne peut pas dépendre que du vaccin, comme un sésame unique. Cela doit dépendre de protections sanitaires. Cela peut être le vaccin, cela peut être des tests PCR ou antigéniques, qui prouvent que vous n'êtes pas à risque. Donc, c'est une palette d'instruments sanitaires, dont ce certificat pourrait faire la preuve, le moment venu, mais ce n'est pas juste lié au vaccin. J'insiste sur ce point parce que c'est très important.
Q - Mais, le moment venu, cela pourrait être dans quatre à six semaines, comme l'a évoqué le Président ? Il nous demande de patienter encore un peu. Gabriel Attal a parlé de retrouver une vie normale, vers la mi-avril...
R - Il y a deux choses différentes.
Q - C'est à ce moment-là, ou c'est encore trop tôt, ce moment-là ?
R - Je pense que c'est encore un peu tôt. Les réouvertures de lieux culturels, j'espère, d'activités, comme les restaurants ou les cafés, progressivement, ne vont pas dépendre de ce seul outil. Cet outil, il servira, à mon avis, plutôt pour la fin du printemps, pour l'été, notamment pour les questions de déplacements en Europe, pour les questions touristiques. Ce que je veux dire, c'est que l'on doit le préparer de manière transparente. C'est un sujet qui mobilise tout le monde, tous les partis politiques, les opinions. Il y a des questions qui se posent, travaillons-y.
Q - Merci beaucoup, Clément Beaune.
R - Merci à vous.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 mars 2021