Extraits d'un entretien de M. Clément Beaune, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, sur le site "Le Point.fr" le 23 avril 2021, sur la construction européenne, la démographie en Europe et la situation en Ukraine.

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Média : Le Point

Texte intégral

Q - Vous avez débattu en février avec Eric Zemmour, un candidat potentiel à la présidentielle de 2022. Qu'avez-vous retenu de ce débat ?

R - On a trop longtemps laissé l'Europe être, sans avocat, la cible de l'extrême droite puis de l'extrême gauche. J'ai essayé de montrer dans ce débat avec Eric Zemmour qu'on pouvait démonter ses arguments et que le débat n'était pas de savoir si on était un "bon" ou un "mauvais" Français, un "européiste déchaîné", ou que sais-je... Il ne faut pas laisser les arguments historiques, politiques, économiques à ceux qui en font commerce sans aucun contradicteur. Être pro-européen, ce n'est pas chanter l'Ode à la joie, être naïf et agiter un petit drapeau étoilé. Le choix de l'Europe est un choix de la France, pour la France, qui incarne tout aussi bien - et, j'en suis convaincu, bien mieux - la défense de nos intérêts nationaux, culturels, économiques et politiques.

Q - Vous avez cité George Steiner pour définir l'Europe : "Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l'un des jalons essentiels de la notion d'Europe." N'est-ce pas l'Europe, son mode de vie, qu'on assassine depuis un an au profit de l'impératif du tout-sanitaire, sur le modèle chinois ?

R - Non, je ne crois pas du tout qu'on suive un modèle chinois. Le café, c'est la confrontation sociale, amoureuse, amicale, le lieu de l'échange d'arguments, d'engueulades politiques. Les cafés, les restaurants font partie de notre modèle. Nous ne sommes pas une civilisation du masque ; nous ne sommes pas une civilisation de l'isolement. De ce fait, nous vivons sans doute plus douloureusement qu'ailleurs ce manque-là, celui du lien social, de la rencontre. L'Europe est d'ailleurs un modèle unique, qui n'est pas le modèle chinois - disons autoritaire collectiviste -, ni celui de l'hyper-individualisme américain dans lequel on se rencontre moins parce qu'on vit dans sa voiture et dans sa résidence privée.

Q - George Steiner associe l'Europe à des éléments culturels et identitaires, comme le café. N'est-ce pas ce qui fait défaut aujourd'hui à l'Union européenne ?

R - Selon les souverainistes, on aurait inventé dans les années 1950 une machine bureaucratique qui aurait pris de l'ampleur sans être enracinée dans rien. C'est faux ! L'Union européenne n'est pas supposée "inventer" une culture européenne. Elle existe déjà ! Dans notre identité française plus que millénaire, de l'Europe des cathédrales à celle des voyages étudiants par Erasmus ou l'Interrail, ce creuset existe. Quand on lit les auteurs du XVIIIe siècle, de Casanova à Rousseau, on voit qu'ils voyagent en Europe. D'ailleurs, à l'époque, l'idée de frontières au sein de l'Europe était quasi absente. Cette Europe-là, elle a ses cafés, mais aussi, comme le dit Steiner, la marche à pied et la raison.

Q - La libre circulation est-elle un droit des citoyens européens ou simplement une tolérance des Etats à l'égard de leurs nationaux ?

R - À mes yeux, c'est un droit et un acquis européen. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que la libre circulation n'était qu'une parenthèse avant le Covid, lequel marquerait le retour de la frontière interne comme ordre naturel des choses. Cela dit, l'Europe ne fait pas disparaître le rapport à la frontière. Régis Debray, dans son essai Eloge des frontières, a raison : une communauté politique a des limites. Je suis partisan d'une Europe qui ait des frontières et qui les défende fermement mais, pour moi, ce sont d'abord nos frontières extérieures à l'Union. Pas celles entre les Etats membres. Circuler entre la France et l'Allemagne, pour de nombreuses raisons - historiques, géographiques, économiques -, ce n'est pas comme circuler entre la France et l'Argentine.

Q - Au sein des classes populaires, le rapport à l'Europe est assez compliqué, quand il n'est pas inexistant. Comment susciter chez elles un intérêt pour le sujet ?

R - La libre circulation ou la mobilité n'est pas réservée aux enfants de la bourgeoisie qui étudient à l'étranger. Je vous parle du travailleur frontalier, comme de l'infirmière qui va travailler au Luxembourg et qui vit à Thionville. En l'espèce, ces personnes ne jugent pas que la mobilité est un luxe pour ultra-riches. L'Europe n'a pas été créée seulement pour Erasmus, pour l'annulation des frais d'itinérance ou pour l'absence de frais bancaires entre pays de la zone euro. Je le reconnais, en termes de "marketing", la Commission européenne et les gouvernements se sont montrés parfois maladroits dans la communication sur l'Europe ces dernières années. Je défends une Europe qui ait d'abord un rôle de protection.

Q - À ce propos, l'Europe est très critiquée pour son retard sur le calendrier vaccinal par rapport aux Etats-Unis...

R - Il ne faut pas nier l'évidence et dire que tout va bien, mais voir où sont les vrais problèmes. Ce n'est pas une question de prix ou de bureaucratie. Ce que les Américains ont mieux fait, c'est de croire à l'innovation et de financer massivement la dernière phase de développement des vaccins. Aucun pays européen ne l'a fait, cela n'a rien à voir avec l'UE. Un des problèmes est justement que l'Europe de la santé, c'était le néant : on aurait dû avoir une agence européenne commune pour financer l'innovation. C'est ce qu'on doit construire à présent. On en a tous les atouts. Trois des quatre vaccins aujourd'hui autorisés sont européens. On a une vraie capacité industrielle : l'Europe sera cet été le premier producteur mondial de vaccins, devant les Etats-Unis. Je persiste à dire que la masse critique de l'UE est indispensable sur les vaccins pour être autonome dans la durée. Malgré les lenteurs bruxelloises, la situation aurait été bien pire si on n'avait pas bâti une stratégie vaccinale à Vingt-Sept. En tant que membre du gouvernement, je suis incapable de dire aux Français, les yeux dans les yeux, qu'on aurait eu plus de doses si on n'était pas passé par le cadre européen : je suis même persuadé du contraire...

Q - Le débat avec Zemmour préfigure-t-il ce que sera celui de la présidentielle sur l'Europe ? On lui demandera de rendre des comptes...

R - Oui, et c'est sain ! Je ne suis pas le porte-parole de la Commission ou l'ambassadeur de l'Union européenne à Paris, contrairement à ce que M. Zemmour a essayé de faire croire. Mais il faut débattre, défendre, expliquer. J'observe par ailleurs que Marine Le Pen ne dit plus qu'elle est contre l'Europe. Elle dit qu'elle est contre l'Union européenne. Très bien. Que propose-t-elle ? Elle veut établir des coopérations entre nations souveraines. Très bien. Va-t-on mettre en place une coopération en matière de santé ? Oui, répond-elle. Une coopération sur la monnaie ? Elle n'est plus pour la sortie de l'euro. Elle n'est même plus pour la sortie de l'espace Schengen. Si vous additionnez le tout, ça ressemble quand même furieusement à l'Union européenne. Au lieu de tout casser pour faire la même chose - ce qui prendrait vingt ans -, je préfère qu'on parte de ce qui existe et qu'on le réforme. C'est ce que nous faisons.

(...)

Q - Vous avez déclaré : "Je me sens français, puis européen, puis occidental." Viktor Orban, le Premier ministre de la Hongrie, lui, pourrait se dire d'abord hongrois, puis chrétien, puis européen. N'y a-t-il pas sur la question des racines chrétiennes de l'Europe un schisme politique qu'on peut difficilement dépasser avec la Hongrie et la Pologne ?

R - Je ne crois pas que notre désaccord politique avec Viktor Orban et la politique qu'il incarne, désaccord profond aujourd'hui, soit lié à la religion. Pour être honnête, dans le discours de Viktor Orban ou d'autres nationalistes ou populistes en Europe centrale et orientale, il y a une utilisation de la religion pour définir une identité européenne qui serait remise en question par l'immigration. Son sujet, c'est beaucoup plus l'immigration que la religion. Il essaie de faire croire que ceux qui ne sont pas d'accord avec lui font le jeu du "grand remplacement", de l'ouverture généralisée sans limite, du multiculturalisme, pour montrer qu'il y a une dilution de l'identité européenne. Il construit son discours autour d'une crise démographique - qui est un sujet qu'on n'aborde pas assez. Le reste est une sorte d'utilisation opportuniste. Les gens se raccrochent à un patrimoine, à une Histoire. Et c'est vrai que l'Europe a des racines chrétiennes. D'ailleurs, ceux qu'il considère comme ses adversaires, les libéraux européens, ne nient pas l'existence des cathédrales. Les racines chrétiennes, parmi d'autres, sont évidentes en France comme en Hongrie. Est-ce une raison pour caricaturer le discours de l'adversaire quand il dit souhaiter une solidarité en matière migratoire ou quand il affirme que les frontières européennes ne pourront pas être totalement fermées, et le présenter comme un immigrationniste "no border" ? Non !

(...)

Q - La démographie européenne est en baisse. N'est-ce pas le signe du déclin de l'Europe ?

R - L'Europe est le seul continent qui, d'ici à 2050, décrochera en termes de population. C'est le substrat politique dont se nourrissent beaucoup de partis en Europe centrale et orientale. En fait, il s'agit d'une double crise démographique, d'abord par la chute de la natalité, ensuite par le départ des jeunes de ces pays. On ne résoudra pas la fracture Est-Ouest sans régler le problème de la démographie. Quand vous perdez de la population, quand vous perdez votre jeunesse, le repli identitaire est inévitable, c'est ce sur quoi jouent les forces populistes d'Europe de l'Est. La réponse doit être européenne et passer par une solidarité budgétaire et une relance économique, avec des perspectives d'emplois pour les jeunes.

Q - Un reflux démographique peut appeler un flux migratoire...

R - Ces forces politiques perçoivent le reflux démographique comme le risque que d'autres s'installent dans leur pays, ce qui n'est pas vrai au regard des faits. En considérant le problème démographique au seul prisme de l'immigration, on accrédite la thèse que le modèle européen et la population européenne sont en déperdition. Il faut avant tout donner des perspectives aux gens là où ils sont. Ce qui a créé le rejet de la Constitution en 2005, c'est l'idée que quelque chose s'était perdu dans le parcours européen, que l'Europe n'était plus une machine à faire converger mais à diverger. Les gens avaient le sentiment qu'en termes de revenus et de croissance, la convergence ne se faisait plus. C'est pourquoi je compte beaucoup sur le plan de relance pour réactiver cette convergence... Vite !

Q - Votre engagement européen a été précoce. Est-ce lié à l'histoire de votre famille et à vos liens familiaux avec Odessa, en Ukraine ?

R - Oui, un peu, même si c'est une histoire que je n'ai pas bien connue, mais dont on m'a apporté des éléments. Je connaissais l'histoire de la déportation, celle de l'immigration dans ma famille, comme celle de l'intégration. On m'a inculqué cette idée qu'on pouvait venir de l'extérieur, travailler et s'intégrer. J'associais cela à la République, un mot qui résonnait plus en moi que celui de démocratie, plus abstrait. Mon engagement européen se justifie en partie de cela, car ma famille est européenne et a trouvé refuge en Europe. Elle a connu le meilleur et le pire de l'accueil mais sans jamais en vouloir aux voisins, à l'Etat. En revanche, quand j'ai commencé à apprendre l'allemand à 11 ans, ma grand-mère l'a difficilement accepté. Pour elle, c'était la langue de l'ennemi. Mais, à mes yeux, c'était un acte de dépassement qui faisait sens.

Q - La situation ukrainienne vous préoccupe-t-elle d'une manière particulière ?

R - J'ai découvert à 15 ans qu'Odessa était une ville ukrainienne. Ma grand-mère se définissait comme une immigrée russe, de langue russe et yiddish. Elle ne m'a jamais dit que j'étais d'origine ukrainienne. Je n'ai pas tout de suite démêlé les fils. Mes grands-parents ont vécu un drame russe, les pogroms. Ils vivaient à Odessa car il y avait là une importante communauté juive. Je m'y intéresse davantage aujourd'hui, j'ai une sensibilité pour l'Ukraine, plus qu'un intérêt approfondi pour ce qui se passe aujourd'hui entre la Russie et l'Ukraine.

(...).


source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 2021