Texte intégral
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Q - Jean-Jacques Rousseau est quand même un visionnaire de l'Europe, quand vous en parlez comme cela, on a l'impression, même s'il s'est basé sur l'abbé de Saint-Pierre c'est vrai, mais il a quand même eu une intuition assez dingue pour son époque ! C'était un précurseur.
R - C'est vrai, c'est un précurseur parce que, même si c'est souvent contre son gré comme le rappelait Stéphane Bern, d'abord il voyage, il parle plusieurs langues. Il a je crois à l'époque, c'est un peu le début de ses expériences éducatives ou de cette liberté éducative, une éducation très libre, très érudite, il lit beaucoup, il le raconte d'ailleurs dans "les Confessions" en le romançant un peu. Et puis, il a effectivement ces intuitions de liberté. Il est d'ailleurs, à la fois persécuté à Paris pour des questions religieuses, à Genève parce qu'il ne respecte pas la célébration de la liberté suisse, mais il a une espèce de liberté créative, même dans la gamme de ses talents parce qu'il fait de la musique, il écrit une pièce de théâtre qu'il doit présenter à Louis-XV et qu'il ne se présente pas au roi. Il a cette espèce de folie liberté qui est très européenne de l'époque, qui est l'esprit des Lumières.
Q - Il montre bien que l'art et la culture voyagent, que l'art, la culture, l'architecture, tout cela est un mouvement européen. D'ailleurs il y a une idée simple mais forte de l'Europe construite pour éviter la guerre et garantir la paix. D'ailleurs, on a même aujourd'hui encore tendance à oublier ce rôle pacificateur de l'Europe, c'est quand même l'une des grandes réussites de la construction européenne, c'est que l'on vit une incroyable période de paix au regard de toute notre histoire.
R - On vit la plus grande période de paix depuis la création de l'Europe dans les années cinquante et Robert Schuman ; 75 ans de paix, c'est quasiment inédit dans l'histoire européenne, cela paraît très peu, mais c'est une forme de miracle permis par la construction européenne, il ne faut pas l'oublier.
Je suis frappé quand on écoute ce que vous disiez sur le parcours de Rousseau : dans tous les projets européens qui commencent à fleurir à cette époque plus ou moins utopiques, il y a toujours la culture commune qui nous réunit. Et quelqu'un comme Rousseau, quand il voyage en Europe, il n'a pas l'impression de partir dans des mondes différents. C'est une forme de facilité, même s'il n'est pas un aristocrate qui connaît toutes les cours, il a cette facilité. Et puis il y a la paix. Il ne faut jamais oublier que les projets européens sont nés de l'obsession de la paix, et on a enfin réussi à en créer un qui fonctionne à peu près. Alors il ne faudrait pas le perdre.
Q - Justement, j'ai envie de rebondir sur cette question de Stéphane, et sur ce que vous dites Clément Beaune sur la paix. C'est l'argument que l'on ressort souvent quand on a un tonton à dîner en fin de soirée qui vous dit : l'Europe, c'est pourri. On lui dit qu'il y a la paix. Mais aujourd'hui, vu comment fonctionnent les guerres, il n'y a plus vraiment de guerre frontale entre Etats, peut-on toujours sortir cet argument de la paix ? Y aurait-t-il des guerres entre pays européens si on n'avait pas fait l'Union européenne ? Je me fais l'avocat du diable.
R - Non mais vous avez raison. D'abord, il y a ce débat que disent, ceux que l'on appelle les souverainistes, mais il faut quand même écouter cet argument, ils disent que ce n'est pas Robert Schuman ou Jean Monnet qui ont créé la paix. Malheureusement, c'est la guerre, la destruction profonde, et après on était sur un champ de ruines. Et puis, ce sont les Etats-Unis qui nous ont en quelque sorte imposé d'arrêter de nous battre entre nous et qui nous ont aidés. Ils nous ont aussi un peu mis sous tutelle après-guerre, c'est vrai. Ce n'est pas la construction européenne qui a mis fin à la Seconde guerre mondiale, ce serait une contrevérité. Mais, consolidé par un projet de réconciliation la paix sur le continent, je crois qu'il ne faut pas l'oublier. Moi, quand j'ai commencé à m'intéresser à la politique ou à avoir quelques responsabilités, même avant d'entrer au gouvernement, chaque fois je me disais qu'il ne faut pas dire aux gens que l'Europe c'est la paix. Parce que c'est le vieil argument que l'on entendait, nous encore petits à l'école, mais ceux qui ont 15 ou 20 ans aujourd'hui, cela ne leur parle plus parce qu'il n'y a plus le grand-père ou la grand-mère qui peuvent parler de l'époque. En fait, je suis revenu sur cette idée parce que je pense qu'il ne faut jamais lâcher cela. Cela ne suffit pas.
Q - Il faut le rappeler.
R - Bien sûr cela ne met pas fin à toutes les difficultés, même des violences, on connaît aujourd'hui le terrorisme qui est une vraie menace que nous n'avions pas il y a 70 ans, en tout cas pas de la même façon. Il y a d'autres menaces, il y a d'autres guerres à mener. Mais la paix entre la France et l'Allemagne qui paraît aujourd'hui une forme de petite naïveté ou de petite chanson un peu bête, je crois qu'il ne faut pas l'oublier parce qu'on ne sait pas ce qu'aurait été notre continent, je n'ai pas la réponse non plus, mais ceux qui disent que tout cela n'est rien ne savent pas ce qu'aurait été notre continent si nous n'avions pas renforcé nos liens de manière un peu naïve peut-être, mais réelle, au long de ces 70 ou 75 dernières années. Moi je n'ai pas envie que l'on prenne le risque de jeter tout cela.
Q - Dans le doute, gardons l'Europe.
R - Exactement.
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R - Moi je n'ai aucun problème à dire : il y a des racines chrétiennes en Europe. Mais chez Rousseau et chez d'autres, ou chez Voltaire, même s'il le détestait, c'est toujours aussi contre une forme de domination religieuse que s'affirment les projets de liberté, et plus tard d'Europe. Donc il y a cette espèce de paradoxe, que sans doute l'Europe est fille du christianisme. Il suffit d'ouvrir les yeux, de voir nos cathédrales, nos paysages, nos références culturelles, notre peinture, etc... Et en même temps, c'est contre une forme d'intolérance ou de domination religieuse que s'est créée pas seulement l'Europe, mais la démocratie à l'européenne que l'on connaît aujourd'hui. Mais moi, je suis non religieux, athée personnellement. Et je n'ai aucun problème à dire, peut-être pour cette raison d'ailleurs, qu'il y a des racines chrétiennes en Europe. Mais ce que je trouve, c'est que ce débat avait pris des proportions un peu trop grandes, peut-être qui n'étaient pas mûres à l'époque de la Convention, paix à son âme, du Président Giscard D'Estaing, parce que c'était vu comme une forme de nouvelle querelle religieuse.
Aujourd'hui, dire qu'il y a des racines chrétiennes sur le plan culturel, sur le plan architectural, cela devrait être une évidence, et cela n'empêche pas qu'il y a d'autres racines, d'autres héritages et d'autres cultures en Europe, ce n'est pas un problème.
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R - Sur le plan politique, quand j'étais petit, je ne comprenais pas tout cela, mais je m'intéressais à la politique, et je ne sais pas si je voyais vraiment une dimension européenne, mais j'ai compris, ou j'ai vu, parce qu'il y a des images qui marquent, quand on est enfant, assez tôt, qu'il y avait l'Europe. Et je me souviens, j'allais romancer, comme Rousseau, " je me souviens de la chute du Mur de Berlin ", en fait, ce n'est pas tout à fait vrai parce que je dois dire que je ne m'en souviens pas très bien, j'avais huit ans. En revanche, je ne sais pourquoi je me souviens très bien, à peu près à la même époque, des images de la révolution roumaine, où on voyait des foules, y compris des déchaînements et des haines, qui essayaient de manifester, de se libérer, de renverser le régime, ce qu'ils ont fait en quelques semaines, et cela se multipliait, partout en Europe, on avait ces images de manifestations, ces images, évidemment, du Mur, puis de la chute de l'URSS, des pays baltes. Je me souviens que dans cette espèce de magma, il y avait Mitterrand, il y avait Gorbatchev, il y avait Kohl, ce sont des personnages qui ont marqué un peu mon sentiment européen par la politique quand j'étais petit. Après, dans mes lectures, ce n'est pas tant Rousseau que Victor Hugo, parce que j'ai découvert assez tard qu'il y avait aussi une pensée européenne très profonde chez Hugo ; et peut-être un autre personnage, un peu plus tard, c'est Simone Veil, que je voyais comme une femme élégante, qui avait des propos modérés, sages etc. Puis, j'ai compris après que c'était aussi la grande femme qui avait permis l'avancée des droits, la loi Veil, mais aussi son parcours personnel, son engagement pour l'Europe, pour la paix, qui avait évidemment du sens pour elle, peut-être plus que pour personne d'autre, dans les générations qu'on a connues nous-mêmes. Et ça, cela me marque, aujourd'hui.
Q - Clément Beaune, vous citez parfois le penseur George Steiner qui pour définir l'Europe parle de l'Europe des cafés. Bon, ce n'est pas très COVID, il faut bien le dire, mais c'est quand même une belle idée.
R - C'est pour se donner de l'espoir.
Q - C'est vrai que c'est un élément identitaire assez fort finalement, cette convivialité européenne.
R - Oui cela j'en suis sûr, il a écrit un petit texte que je recommande à tous, sans faire de pub, il s'appelle "Une certaine idée de l'Europe", je crois que c'est la traduction française pour faire référence à de Gaulle. C'est très joli, c'est juste. Il dit : l'Europe c'est les cafés, l'Europe, c'est la marche à pied, ce sont des paysages qui sont à taille humaine, c'est la possibilité de faire quelques dizaines de kilomètres en voiture, en vélo ou à pied, et de changer de paysage, de changer de langue, tout en se sentant toujours à la maison. Et c'est profondément cela, l'Europe.
Il y a cette devise européenne qui est peut-être un peu froide, qui est "unis dans la diversité" ; mais au fond, c'est cela. C'est je crois Régis Debray qui dit cela comme ça : c'est le maximum de diversité dans le minimum d'espace. Ce que l'on ne trouve dans aucun autre continent, c'est vrai. Et le café, c'est un peu cela. Parce que le café, vous pouvez y aller tout seul boire votre café, lire votre journal dans votre coin en étant emmerdé par le voisin qui veut vous parler et vous n'avez pas envie. Vous pouvez y aller pour draguer. Vous pouvez y aller pour retrouver vos copains - on espère que tout cela va revenir ! -, vous pouvez y aller pour fêter un anniversaire, vous pouvez y aller pour faire un - je crois que c'est George Steiner qui le dit d'ailleurs - pour le complot politique.
Et en fait, j'ai réalisé cette chose toute simple en lisant ce petit texte de Steiner : c'est qu'il n'y a qu'en Europe qu'il y a des cafés. Et effectivement, il le dit - alors ce n'est pas toujours très politiquement correct - en Turquie c'est un peu la limite. Vous avez quelque chose qui ressemble un peu à des cafés, mais c'est un peu à la limite. En Russie, c'est un peu la frontière ouest, enfin l'Ouest du pays qui est encore un peu marqué de cafés. Et puis, Brexit oblige - je ne suis pas obsédé - mais au Royaume-Uni, c'est une forme déjà un peu différente, ce sont les pubs et les pubs, c'est une autre convivialité. Moi j'adore, mais vous êtes debout, on vous donne une grande tape dans le dos et votre bière se renverse, ce n'est pas tout à fait le café.
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Q - Enfant, vous avez passé du temps, je crois un an, aux Etats-Unis. C'est quand on s'éloigne de l'Europe qu'on prend conscience de la force qui nous fédère les uns et les autres ?
R - Oui, quand j'étais petit aux Etats-Unis, je ne me rendais pas compte autrement que par le choc, parce qu'il fallait chanter l'hymne américain à l'école, je ne parlais déjà pas anglais alors l'hymne américain, vous imaginez bien. Et il y a toujours quelque chose qui me frappe maintenant dans ma vie professionnelle ou politique, quand vous parlez à un Américain, à un Japonais, à un Chinois, il dit souvent : "vous les Européens". Alors parfois, c'est vexant même parce qu'ils ont une espèce de guide touristique où vous avez dans le même guide l'Italie, la France, l'Espagne... on se sent un peu nié dans son identité nationale. Mais ils voient bien qu'au-delà des identités nationales, il y a aussi une identité européenne que nous, nous avons parfois du mal à voir.
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Q - Sur votre compte Instagram, vous avez publié la couverture du "Plaidoyer pour l'Europe décadente" de Raymond Aron daté de 71. Pourquoi cela sonne toujours juste, pour reprendre vos mots ? C'est quoi l'Europe décadente ?
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R - C'est un très beau... ce n'est pas un roman, c'est un livre un peu aride, mais c'est un livre très juste aussi qu'il écrit je crois en 73, enfin dans les années 70 à ce moment où il y a cette idée que l'Europe est trop faible face aux Etats-Unis qui sont de nouveaux conquérants, qui ont envoyé quelqu'un sur la lune, qui deviennent de nouveaux modernes, etc... Et puis une URSS dont on n'envisage pas une seconde qu'elle va chuter 20 ans plus tard. Et au milieu, il y a cette petite Europe, qui d'ailleurs se construit politiquement avec cette Communauté économique européenne, qui fait un peu sourire. Et il dit : arrêtons de croire que notre faiblesse - et là on pense, c'est-à-dire dans le débat, dans le compromis, dans la démocratie, dans ces parlements où l'on discute parfois à l'infini... - il dit : au contraire c'est notre force. C'est ce qui fait que notre modèle est parfois plus lent, plus fragile, mais aussi plus fort dans la durée, parce qu'il crée du consensus, il crée de l'adhésion, il crée du soutien.
Et je trouve que c'est encore très juste aujourd'hui. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas accélérer, parfois taper du poing sur la table, les Européens ont du mal à faire cela. Mais il utilise le mot décadent pour être provocateur, on est toujours un peu obsédé par notre déclin en Europe, par notre faiblesse. Et finalement, on n'a pas si mal tenu. Et on l'a vu d'ailleurs, dans la crise de la Covid, il y a eu malgré tout aussi un modèle européen. Cela a été dur, mais on a été solidaire. Le café nous a manqué, on n'a jamais basculé dans une forme d'autorité ou d'autoritarisme, malgré tout, contrairement à ce que l'on a vu dans d'autres régions du monde. Donc, voilà : je crois qu'il faut aussi que l'on soit fier de notre modèle "décadent".
Q - Vous avez cité tout à l'heure, parmi les éléments de puissance des Etats-Unis pendant les années 70, la conquête spatiale. J'ai cru voir, ou me souvenir que vous aviez fait un exercice prospectif où vous parlez de ce que ferait la France ou l'Europe plutôt dans les années qui viennent d'envoyer un homme sur la lune, ou une femme en l'occurrence. C'est quelque chose que je ne comprends pas personnellement, expliquez-le moi. En quoi envoyer quelqu'un sur la lune, cela va renforcer l'Europe, ou en tout cas, être un élément de puissance pour l'Europe (...) Est-ce que c'est important, que l'on envoie quelqu'un sur la lune ?
R - Oui, c'est important, parce que l'idée, c'était l'espace ou autre chose, j'allais dire. C'est que l'on s'interdit toujours - ça va un peu avec l'ordre décadent - on s'interdit toujours de rêver, ou de rêver en grand. On a l'impression que les projets un peu fous, ce n'est pas pour nous. Vous avez un président américain ou un président chinois qui va à la télé et qui dit : on enverra quelqu'un sur Mars dans dix ans ; tout le monde dit : ils sont vachement forts ces Chinois, ils sont vachement forts ces Américains, ils ont la casquette "Make America great again" ou le pin's avec le drapeau chinois, etc... Et puis ici, vous avez la présidente de la Commission européenne qui va à la télé et qui dit, en 24 langues parce qu'on ne parle pas tous la même langue : on va envoyer quelqu'un sur Mars en 2030, on dit : elle est complètement folle, on n'a pas l'argent, c'est beaucoup trop compliqué, c'est anecdotique, on s'en fout, etc... L'espace ou autre chose.
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Il faut qu'on rêve. Si ce n'est pas l'espace, c'est autre chose. Mais on n'a pas de rêve européen, ou d'ambition européenne aussi forte que les autres. Et il n'y a pas de raison.
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Q - Clément Beaune, j'ai vu une photo de vous posant à côté du buste de Robert Schuman. La preuve, c'est qu'il compte encore en Europe.
R - Oui, il compte encore, mais vous l'avez dit, c'est un peu une figure discrète. On s'en souvient peut-être dans un cours d'histoire, en se rappelant vaguement que c'est lié à l'Europe, mais je crois qu'il n'a pas la reconnaissance qu'il mérite. D'ailleurs, vous avez parlé de la fin de sa vie, à ses obsèques, le chancelier Adenauer allemand voulait venir pour rendre hommage à cet homme de la réconciliation. Les autorités françaises s'y opposent plus ou moins car il ne faut pas donner trop d'importance à M. Schuman. Ni le Premier ministre ni le Président de la République d'ailleurs ne viennent. Le préfet n'invite pas Jean Monnet. Il y a toute une forme de confusion, rejet, en quelque sorte, qui montre ce que c'était que cette oeuvre européenne, c'est-à-dire une vision géniale, une sorte de coup de folie aussi, très rationnelle, très pensée. Mais imaginez que juste cinq ans après la fin de la guerre, le 9 mai 1950, on peut imaginer de mettre en commun les moyens d'industrie, de l'énergie, mais aussi de la guerre, le charbon et l'acier, pour éviter que cela ne recommence, c'est assez extraordinaire au sens strict. Schuman est un peu à cette image, une discrétion. Il le dit d'ailleurs dans son discours du 9 mai 1950, "il ne faut pas faire un grand plan d'ensemble, l'Europe ne se réalisera pas d'un coup, il faut des réalisations concrètes". Son expression qui est restée célèbre des " solidarités de fait", pour recréer des liens, petit à petit. Et puis, au fur et à mesure, cela fera un projet politique. On a vu sa force, d'ailleurs, malgré les difficultés, malgré les critiques parfois justifiées, l'Europe a tenu, et Schuman avait cette intuition. Il est parti dans une forme de discrétion et il n'a pas cherché les honneurs. Il a cherché l'efficacité et l'histoire.
Q - On sent chez vous, Clément Beaune, que votre attachement à l'Europe, à l'Union européenne, n'est pas purement théorique. C'est assez viscéral. Vous avez visité, en septembre 2020, quelques semaines après avoir été nommé au gouvernement, la Maison Schuman, avec Stéphane Bern, d'ailleurs. Est-ce que c'était un moment émouvant ?
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R - Oui, d'abord, moi, je crois beaucoup aux lieux. Cela parait tout simple mais on ne célèbre que peu les lieux de patrimoine européen, et l'Europe n'est pas une construction froide. Cela ne sort pas du chapeau de Robert Schuman, avec l'idée que l'on va imposer d'en haut une sorte de grand plan comme on le décrit parfois, complotiste, américain, ou je ne sais quoi. C'est l'idée, bien sûr, d'avoir cette construction politique inédite, mais elle s'appuie sur une culture, des racines, religieuses, culturelles. Il n'y a pas besoin d'inventer une culture européenne, il y a besoin de voir que nous avons un patrimoine, une forme de familiarité entre pays européens. Nous avons la culture du café, la culture du débat politique, la culture, difficilement forgée, de la démocratie, mais qui est enracinée aussi. Je défends une forme d'Europe, si vous me permettez l'expression, chaude. Une Europe qui ne soit pas seulement des directives, des sommets.
Q - Vous donnez à notre Europe une idée, au-delà de ce qui est technocratique, mais c'est vrai que lorsque les Français n'entendent parler de l'Europe qu'au sortir d'un sommet européen, on voit les ministres qui arrivent sur la politique agricole commune... Pendant des années on a entendu que c'était la faute de l'Europe, est-ce une pure vue de l'esprit ?
R - Les choses se font parfois à l'unanimité, parfois pas, mais on a toujours notre mot à dire. On fait deux erreurs. D'abord, on dit la faute à l'Europe effectivement, sur le thème : ce n'est pas moi, c'est mon voisin letton, mon copain slovène, je n'ai rien pu faire, etc... Je trouve cela très bizarre car c'est d'ailleurs avoir une vision très résignée de la France.
Je suis très européen mais je crois que l'on est un pays fort en Europe. Parfois on perd des batailles politiques, il faut le dire aux Français. Puis l'on remontra sur le cheval et on essaiera de convaincre nos partenaires. Certains peuvent dire pourquoi l'on s'embête à négocier avec des gens alors que l'on pourrait faire tout, tout seul. Quand on doit faire un compromis, ce n'est pas sale un compromis, ou des concessions, c'est parce que l'on croit que tout cela, au total, nous apporte de la force. Le charbon et l'acier, à l'époque, c'était un bon exemple. Quand vous additionniez la production de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, et d'autres pays européens, vous aviez une vraie force industrielle. Il faut en faire quelque chose.
Mais pour prendre un exemple très récent, on a redécouvert qu'on était dépendant de l'extérieur pour énormément de choses, pour produire des masques, du paracétamol, on s'est aperçu que 85% de notre paracétamol, pourtant ce n'est pas la conquête spatiale, c'est produit en Chine et en Inde. Si on veut produire nous-mêmes un certain nombre de choses, parfois très simples, est-ce que l'on va tout faire tout seul en France ? Jamais de la vie. Même le vaccin aujourd'hui, heureusement on produit maintenant plus en France, mais nos doses de vaccins qui arrivent dans nos petits bras viennent aujourd'hui de Belgique, des Pays-Bas, et tant mieux.
Q - Quand vous voyez des pays par exemple, qui en douce, comme l'Autriche, négocient avec la Russie...
Q - Cela ne nous rend pas forcément plus forts, cela nous rend aussi plus contraints.
R - Bien sûr, parce qu'avoir un esprit européen, c'est très dur. On a tous un comportement... c'est humain. Il y a les opinions publiques. C'est toujours facile de dire que cela ne marche pas, plutôt que de dire c'est de ma faute. Comme Rousseau avec son petit ruban qu'il avait volé disait que c'était de la faute de la cuisinière. Nous, notre cuisinière à nous, c'est Bruxelles. Comme personne ne sait jamais vraiment ce qui s'y passe...
On oublie de dire qu'à Bruxelles, on a notre mot à dire. Et je n'ai aucun problème à dire qu'il y a plein de choses qui ne marchent pas en Europe. Critiquer l'Europe ce n'est pas un problème. Comme en France quand vous n'êtes pas content contre un ministre, contre un Président, contre un gouvernement, un député, vous pouvez le dire, et puis vous pouvez voter. Et vous pouvez changer de ligne, d'avis. En Europe on a aussi un débat démocratique. Si on estime que l'Europe ne marche pas, on n'est pas obligé de la casser en petits morceaux. On peut aussi essayer de la faire changer.
Alors c'est dur. C'est plus facile de dire que c'est de la faute à l'Europe et de ne rien faire, que de dire que cela ne marche pas en Europe mais on va changer. Je pense qu'il faut essayer de faire cela pour les raisons qu'on disait parce que si on casse tout, je crois vraiment que l'on se prépare à des moments difficiles. Je ne veux pas dramatiser mais quand on voit quelque chose comme le Brexit, certains nous disent "maintenant les Britanniques vaccinent vite", je ne crois pas que cela soit lié au Brexit, mais admettons. Voyez ce qu'il se passe en Irlande du nord. C'est très concret : la paix est là, je le dis sans nuance, elle a été faite par l'Europe. Parce que si vous aviez un marché commun qui permettait de ne plus avoir de frontières, de se balader avec deux gouvernements mais un seul marché, un seul territoire. Avec le Brexit, on a remis une frontière et on voit ce qu'il se passe. Donc il ne faut pas que l'on oublie ce genre de chose, sans romancer, sans dramatiser, mais en se souvenant ce qu'est l'Europe.
Q - Vous avez déclaré "être pro-européen, ce n'est pas chanter l'Ode à la joie, être naïf et ajouter un petit drapeau étoilé". C'est quoi alors être pro-européen ?
R - Il faut le faire aussi, je crois aux symboles.
Q - Pourquoi le 9 mai n'est pas un jour férié en France alors ? Dans beaucoup de pays européens c'est un jour férié où l'on célèbre l'Europe.
R - J'aimerais bien. Après on aura un petit débat avec le ministère des finances parce que si l'on fait un jour férié ils vont nous dire qu'il faut en rendre un autre (...). Commençons déjà par le faire mieux connaître, et puis comprendre pourquoi c'est le 9 mai, cette déclaration Schuman. Cela a été encore une fois, un projet incroyable. Il n'y a pas beaucoup de projets politiques dans l'histoire d'un homme, d'un pays, d'une génération, qui ont cette force. Pour nous, c'est plus facile, il est là le projet. Donc, notre responsabilité, c'est d'éviter qu'il tombe, et c'est de le renforcer. Honnêtement, même si c'est dur, c'est quand même plus facile que ce que faisait Schuman. Soyons donc un peu dignes aussi.
Q - Clément Beaune, qu'avez-vous prévu, pour ce dimanche ?
R - Eh bien, dans la vraie capitale de l'Europe, à Strasbourg, nous lancerons un grand exercice qui apparaît, comme cela, un peu compliqué, la conférence sur l'avenir de l'Europe, mais qui est un moment qu'on va essayer d'ouvrir, le plus possible, pour que tous ceux qui le veulent, il y a un site Internet, d'ailleurs, sur lequel vous pouvez aller, - Conférence sur l'avenir de l'Europe -, vous pouvez contribuer, de recettes de cuisine, de critiques, d'idées, de propositions, d'anecdotes, et donc, l'idée, c'est d'avoir pendant un an un exercice de débat européen, puisqu'on disait l'Europe, c'est les cafés, j'espère qu'ils rouvriront bientôt, mais c'est une forme de café à ciel ouvert, j'espère un tout petit peu plus structuré dans les discussions, ou un peu moins alcoolisé, où chacun peut donner son avis. Et c'est très important de garder, - on parlait tout à l'heure, entre guillemets, d'Europe " décadente " -, on a toujours l'impression que débattre, c'est perdre du temps, mais je pense que l'Europe, c'est fondamentalement accepter l'idée que quand on débat, quand on passe de longues nuits, parfois, à discuter ou à négocier, c'est quand même mieux que quand on se tapait dessus et que l'on se faisait la guerre. Donc, essayons de ne pas perdre cette idée.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2021