Entretien de Mme Laurence Boone, secrétaire d'État chargée de l'Europe, avec TV5 Monde le 3 décembre 2022, sur la coupe du monde de football au Qatar, le conflit en Ukraine, les relations commerciales euro-américaines, la défense européenne, l'élargissement de l'Union européenne, le couple franco-allemand, la question énergétique, la politique d'immigration et l'État de droit en Europe.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Laurence Boone - Secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères chargée de l'Europe

Texte intégral

Q - C'est une année particulièrement douloureuse et mouvementée qui va bientôt prendre fin pour l'Union européenne. La guerre est revenue à ses portes, une guerre qui l'a surprise, qui l'a saisie et qui la fait souffrir, encore aujourd'hui, un conflit qui a suscité chez elle également un élan de solidarité quasi insoupçonné mais aussi des tensions encore vives parfois actuellement. Où va l'Europe en cette fin d'année et quelles perspectives tracer pour celle qui vient ? Internationales reçoit Laurence Boone. Bonjour.

R - Bonjour.

Q - Vous êtes secrétaire d'État chargée de l'Europe au sein du gouvernement français. Nous parlerons avec vous des grands dossiers du moment, les relations entre l'Europe et les États-Unis, les conséquences de la guerre en Ukraine, l'inflation, le chômage, l'immigration, entre autres ; nous évoquerons aussi l'avenir de l'Europe, la souveraineté et la solidarité européenne. Mais avant de vous entendre Laurence Boone, voici comme chaque semaine pour commencer cette émission notre "instantané".

[L'instantané]

Q - Voilà, trois femmes, trois arbitres retenues parmi les 36 arbitres de champ de la Coupe du monde masculine de football, elle se tient actuellement au Qatar. Une Japonaise, une Rwandaise et une Française, Stéphanie Frappart qui a d'ailleurs été la première femme à arbitrer un match de la compétition, c'était jeudi soir, Allemagne/Costa Rica. Qu'est-ce que cela vous inspire, Laurence Boone ?

R - De la joie de voir que l'on reconnaît la compétence des femmes et qu'elles puissent participer à des matchs et puis alors c'est un peu une année très fructueuse en termes de femmes, effectivement, puisqu'on a la prochaine astronaute Sophie Adenot qui est française, puisqu'on a eu le prix Nobel de littérature qui est à nouveau une femme française…

Q - Annie Ernaux.

R - Et puis trois d'ailleurs de nos journalistes qui ont eu le prix Albert Londres aussi, donc c'est super !

Q - "Il ne faut pas politiser le sport", disait il y a quelques jours Emmanuel Macron, le président français. On le voit là, avec l'arrivée de ces femmes arbitres dans une compétition masculine. Ça reste un sujet politique qui concerne la société en tout cas d'autant que ça se passe au Qatar et on sait quelle est la place des femmes au Qatar. Est-ce que le sport est politique pour vous, Laurence Boone ?

R - Je crois qu'avant tout, il y a une énorme fête populaire, le foot, je crois, c'était le premier match, c'était 11,6 / 11,7 millions de téléspectateurs en France. Donc c'est quand même d'abord ça, du sport.

Q - Vous avez regardé ou vous avez boycotté ou vous avez fait partie de ceux qui ont regardé les matchs ?

R - J'ai un mari et deux ados, garçons, donc je ne peux pas y échapper ! Et après, on fait de la diplomatie autrement avec le Qatar ; bien sûr, on leur parle des droits humains, bien sûr, on leur parle des droits de la femme, voilà mais il faut faire les deux en parallèle.

Q - Nous allons venir à d'autres sujets d'actualité avec vous Laurence Boone notamment les relations entre l'Europe et les États-Unis, ce sera juste après le focus Internationales, retour sur votre parcours, c'est signé Oumy Diallo.

Oumy Diallo - Quand vous succédez à Clément Beaune au poste de secrétaire d'État chargée de l'Europe malgré l'émotion, vous le savez, le défi est immense, le temps compté.

(Laurence Boone, archives) - Clément nous laisse une tâche très, très grande. Pour l'Europe, c'est bien sûr un moment important et douloureux avec la guerre en Ukraine.

Q (OD) - A la faveur du remaniement ministériel, le grand public vous découvre Laurence Boone. Tout juste nommée, direction l'Élysée pour le premier conseil des ministres du gouvernement Borne 2. Économiste spécialisée en macroéconomie, politique européenne et finances publiques, à 53 ans, les crises jalonnent votre parcours depuis vos débuts dans la recherche à l'aube d'une décennie 90, pourtant pleine de promesses.

(Laurence Boone, archives) - On s'est vraiment enthousiasmé dans les années 90, le monde s'ouvrait, on fait des échanges partout, on va en Angleterre comme on veut, on peut étudier grâce à l'Europe en Allemagne, en Italie, en Espagne.

Oumy Diallo - À cette époque, vous choisissez la London Business School dont vous sortez diplômée d'un doctorat d'économétrie appliquée, discipline visant à évaluer des modèles économiques, des compétences qui, en 2014, au plus fort de la crise grecque incitent François Hollande, alors président, à vous nommer conseillère économique et financière de l'Élysée. Vous plaidez pour le maintien d'Athènes dans la zone euro ; à ce poste, vous remplacez un certain Emmanuel Macron. Devenu chef de l'État, c'est en pleine crise, sanitaire cette fois, qu'il vous consulte lors d'une réunion d'urgence avec plusieurs économistes. Comme lui, vous êtes passée par de grandes banques, BARCLAYS, BANK OF AMERICA, AXA avant d'entrer à l'OCDE, Organisation de coopération et de développement économiques, comme chef économiste, puis secrétaire général adjointe, là encore sur fond de guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis.

Laurence Boone, Archives - Ça crée un climat totalement incertain et très délétère pour les investissements, pour la confiance.

Oumy Diallo - Une confiance qu'il vous faudra rendre à des Français asphyxiés par la hausse des prix et des Européens inquiets face aux conséquences de la guerre en Ukraine.

Q - Nous allons parler de la guerre en Ukraine dans quelques instants. Avant cela, vous disiez, on vous a entendue dans ce sujet, lorsque vous êtes entrée au Quai d'Orsay que la tâche qui vous attendait était très, très grande ; six mois après, qu'est-ce que vous vous dites, que vous aviez vu juste ou que vous aviez sous-estimé cette tâche ?

R - Je crois qu'on n'a jamais une vision parfaitement exacte de ce qui vous attend, en vérité, et c'est vrai que c'est des circonstances qui sont complètement exceptionnelles. Depuis 20 ans presque, on passe de crise en crise. Et là, plus récemment, on sortait de la crise du Covid qui a quand même été gérée incroyablement bien par l'Europe qui n'était pas en charge de la santé ; mais je crois qui a réussi à coordonner ce qu'il fallait à la fois pour les vaccins, la santé, aussi les déplacements, et puis surtout pour maintenir les personnes dans l'emploi. Et quand on sort de là, le 24 février, l'année dernière, on a l'invasion de l'Ukraine par la Russie, quelque chose qui était totalement inimaginable, la guerre en Europe sur un continent démocratique avec de l'État de droit, une situation économique plutôt bonne et ça, on savait que ça aurait des conséquences économiques. Évidemment, Poutine utilise ce qu'on appelle cette arme hybride, donc il joue avec l'énergie, il joue avec la nourriture, les céréales pour nous diviser, pour nous amoindrir, en plus de ce qu'il fait à l'Ukraine qui est évidemment terrible. Donc oui, je crois, ça s'installe, ça risque de durer un peu, et c'est ça qui, en fait, est le plus grand défi.

Q - Parmi les autres défis que doit affronter l'Europe, l'Union européenne en ce moment, il y a aussi les relations commerciales qu'elle peut entretenir avec les États-Unis. Emmanuel Macron était dans le pays cette semaine, visite d'État pour le président français, l'occasion de réaffirmer l'amitié franco-américaine, l'occasion aussi de faire état des quelques tensions qui existent entre les deux pays, notamment après l'adoption aux États-Unis de deux lois qu'on pourrait qualifier de protectionnistes, le Chips Act et l'Inflation Reduction Act.

[Déclaration d'Emmanuel Macron]

Q - Ces deux lois américaines qui ont pour but, entre autres, de relocaliser la production aux États-Unis, est-ce qu'elles sont une menace pour l'Europe et pour la France ?

R - Je crois qu'il faut distinguer les deux. Quand vous parlez du Chips Act, on en a aussi un en Europe ; et là, l'idée, c'est d'investir dans les semi-conducteurs pour faire des puces, en gros celles qui vont dans votre téléphone, dans votre iPad, dans tous vos équipements électroniques, et dont une énorme partie est fabriquée en Asie et en particulier à Taïwan. Et comme vous le savez, le contexte géopolitique fait qu'on peut s'inquiéter d'avoir cette concentration de fabrication de puces dans cette région. Le Covid nous a appris à être méfiants de la concentration de production. Et ça, et les États-Unis et l'Europe effectivement cherchent à développer leur industrie des semi-conducteurs et le plus vite possible donc avec du soutien public, aux États-Unis le soutien fédéral et en Europe, le soutien européen. Après y a l'Inflation Reduction Act qui est…

Q - La loi sur la réduction de l'inflation.

R - Exactement que vous venez de mentionner. Alors, cette loi-là, elle a pour but de développer des technologies vertes. Donc la première chose, c'est qu'on peut se réjouir quand même que les Américains prennent conscience qu'on a un enjeu climatique et qu'il faut faire des choses pour y faire face. La deuxième chose, c'est que ça intervient à un moment où effectivement, ils essaient de développer des technologies de transport par exemple, de mobilité vertes en demandant aux entreprises de le faire sur le continent américain avec des produits américains. Nous, en France, on demande aux entreprises de développer des choses sur le continent français …pardon, en France et en Europe, mais on ne leur demande pas que ce soit tout européen et tout fait là. Et là, c'est la première chose qui blesse. La deuxième chose qui blesse, c'est que ça vient après une fragmentation qui est créée en fait par la hausse des prix de l'énergie qui, comme on le disait tout à l'heure, est le résultat direct de ce que fait Vladimir Poutine. Donc la hausse des prix de l'énergie, plus cette mesure, ça fait effectivement un problème de compétitivité pour nos entreprises. Maintenant, l'Europe, elle a des outils.

Q (Philippe Jacqué, Le Monde) - Justement, quels sont ces outils parce que vous ne pouvez pas recourir à l'OMC aujourd'hui, l'OMC est bloquée, donc l'Organisation mondiale du Commerce. Donc quels sont les instruments aujourd'hui de l'Union européenne pour se défendre par rapport à cette mesure américaine ?

R - Oui d'abord, d'abord, je trouve qu'il faut relever ce que vous venez de dire que l'OMC est bloquée parce que l'Europe s'est tout de suite dit qu'elle allait faire autrement très vite et je crois qu'on a retrouvé une agilité qu'on avait peut-être un petit peu perdue. La première chose, c'est la visite du président aux États-Unis qui a quand même pour but de discuter des conditions d'application de cette loi et de voir quelles sont les marges de manœuvre pour effectivement remettre les entreprises européennes…

Q (PJ) - Il y en a vraiment, des marges de manœuvre ?

R - Oui, il y en a un peu, elles ne sont pas énormes, mais il y en a un peu. C'est comme chez nous, vous savez, on fait une loi et puis après des décrets d'application. Donc dans les décrets d'application, il y a effectivement un peu de marge de manœuvre. Je vous donne un exemple si vous voulez, ce qui concerne les voitures électriques, aux États-Unis, près de 75 % des voitures électriques ne sont pas achetées, elles sont en location, en leasing, et cette loi peut ne pas concerner le leasing. Donc ça donne de la marge de manœuvre. Ça, c'est la première chose, ce n'est pas assez. Après, on a le choix entre deux types d'outil : soit on utilise ce qu'on appelle les outils antisubventions qui sont assez agressifs ou offensifs, parce qu'en gros, c'est de dire si une entreprise européenne délocalise aux États-Unis pour ensuite essayer de vendre en Europe, on va la taxer, on va lui mettre des tarifs douaniers quand elle va arriver. Et ça, c'est un peu dangereux parce qu'on repart dans la guerre commerciale que vous avez montrée tout à l'heure ; ou alors, on fait encore plus de ce qu'on fait déjà, qu'il y ait des projets d'investissements communs dans des projets industriels, on a un truc qui a un nom barbare qui s'appelle PIIEC, projet important d'investissement commun européen, qui sert à faire des batteries, à faire de l'hydrogène et là, on peut redoubler. Et juste pour finir - pardon, je sais que je suis longue - dernière phrase, il y avait un Conseil Compétitivité, hier, à Bruxelles où j'étais, donc ça, c'est normalement le conseil des ministres de l'Industrie européens et la réaction a été unanime pour dire qu'il fallait renforcer les investissements et l'agilité européenne pour arriver à développer nous aussi dans les mêmes proportions.

Q (PJ) - Justement, qu'est-ce qu'on peut faire aujourd'hui, Thierry Breton a lancé quand même au sein de la Commission européenne déjà pas mal de projets de financement notamment des batteries, des semi-conducteurs etc., aujourd'hui qu'est-ce qu'il faut faire ? C'est quoi le prochain instrument à mettre en branle pour essayer de renforcer, aujourd'hui, la base industrielle européenne qui est extrêmement fragilisée notamment, comme vous l'avez dit, par les prix de l'énergie ?

R - Il y a deux choses ; alors elle est fragilisée mais il y a déjà les outils qui viennent renforcer, donc je ne sais pas si je dirais qu'elle est fragilisée, je dirais qu'il faut accélérer, ça, c'est la première chose et on est tous d'accord que parfois, les procédures européennes sont trop longues, notamment pour ces PIIEC. Donc tous les pays demandent que ça aille plus vite. Et puis la deuxième chose, c'est mettre plus d'argent dedans et là, on a des moyens et je vais vous en citer deux pour être moins longue. D'abord, Ursula von der Leyen, vous vous rappelez, dans son discours sur l'état de l'Union, celui qu'elle fait à toutes les rentrées d'année au mois de septembre, a dit qu'elle allait monter le fonds souverain européen, eh bien, celui-là, il faut qu'il avance et l'autre chose, c'est qu'on a aussi une banque européenne d'investissement qui se dit banque du climat, qui doit plus prêter et plus prendre de risques pour investir dans des projets européens.

Q - Et plus rapidement ?

R - Et plus rapidement, toujours plus rapidement.

Q - Il y a un retour ou une intensification de politiques protectionnistes, un peu partout dans le monde, on vient d'en parler un peu avec ce qui se passe aux États-Unis. Vous qui êtes économiste de formation, Laurence Boone qui avez été chef économiste de l'OCDE, est-ce que vous diriez que c'est un danger pour l'économie européenne, voire un danger pour l'économie du monde ?

R - Je ne sais pas si je parlerai de retour du protectionnisme. Je dirais plutôt que en fait, on a un contexte géopolitique qui a évolué, on est plus dans les années 90 où, avec ce que vous montriez, effectivement, on ouvrait les frontières, les pays s'enrichissaient, s'intégraient dans les chaînes mondiales de production et on sortait quand même, je le rappelle, un tiers du monde de la pauvreté avec ça. Mais là, on voit bien, il y a les tensions en Chine qui se sont accrues, il y a la guerre que mène la Russie à l'Ukraine avec des drones qui sont iraniens, il y a des tensions au Moyen-Orient, il y a les États-Unis qui veulent se renforcer. Donc je crois qu'on rentre dans une phase où la géostratégie se mêle aux relations commerciales. Et donc l'idée, c'est de dire qu'il y a des secteurs qui sont stratégiques pour nous et dans lesquels on va faire des actions qui visent à nous développer et nous favoriser nous pour nous rendre autonomes et souverains parce qu'on ne peut pas être trop dépendant des autres.

Q - On va parler de la souveraineté dans quelques instants ; avant cela la guerre en Ukraine, en tout cas, les sujets sont liés aussi, on va le voir. Cette guerre dure depuis 9 mois, 9 mois de souffrance et de peur pour les Ukrainiens qui sont restés dans leur pays, 9 mois de combats et de bombardements qui ont tué des milliers de personnes et qui ont, entre autres, privé d'électricité une grande partie des Ukrainiens. Illustration avec ce reportage de nos partenaires de France 2.

[Reportage de France 2]

Q - Quelle est votre réaction à ces images et à cette souffrance des Ukrainiens ?

R - Plusieurs choses : d'abord, j'étais en Pologne, il y a deux jours, et je suis allée voir effectivement une maison, parce que ce n'est pas du tout un camp, c'est une maison pour les réfugiés ukrainiens, pour parler avec eux. Et c'est à la fois très émouvant franchement parce qu'il y a des personnes âgées qui ont les larmes aux yeux tout le temps et puis, il y a aussi des jeunes femmes, peut-être même plus jeunes que moi, qui ont des familles qui ont fait venir leurs parents, leurs enfants, qui se battent, qui parlent anglais qui s'intègrent, qui travaillent, c'est terrible ça rend les choses réalistes. Un autre exemple quand j'étais avec mes collègues ministres de l'Europe la dernière fois, ma collègue roumaine racontait que son mari quand il va pêcher sur le Danube, il entend les bombes tomber sur l'île des serpents qui est à côté. C'est un truc totalement inimaginable, impensable, barbare, tout ce qu'on veut. Et c'est pour ça qu'il faut qu'on fasse absolument tout ce qu'il faut pour les aider sur un plan humanitaire, sur un plan financier et sur un plan militaire bien sûr.

Q - Est-ce que l'Europe en fait assez ? Je vais vous poser la question différemment en m'appuyant sur une déclaration de la Première ministre finlandaise Sanna Marin, c'était ce vendredi, elle a parlé de la guerre en Ukraine, elle a dit que l'Europe n'est pas assez forte pour tenir seule tête à la Russie, "nous serions en difficulté sans les États-Unis", a-t-elle ajouté. Est-ce qu'elle a raison ?

R - Je crois qu'on a besoin à la fois de l'Europe, des États-Unis, du Royaume-Uni, qui n'est plus dans l'Union européenne, pour faire face, en fait de toutes ces économies, de tous ces pays qui ont certaines valeurs pour faire face à la Russie. Pourquoi ? Parce que si on fait des sanctions, des embargos, de toute façon, on va avoir besoin pour que ça marche d'être le plus grand nombre de pays possible ; et des sanctions, on en a quand même fait beaucoup. Juste pour un exemple, 1300 Russes sont sous sanctions, ils ne peuvent plus importer de pièces détachées d'avions, de technologies. Donc on est en train de saper leur résistance à moyen terme. Ensuite, effectivement, on fournit des armes à l'Ukraine, que ce soit la France, que ce soit l'Union européenne ou les États-Unis. Et bien évidemment, l'idée, c'est à la fois de maintenir nous, notre capacité de défense et d'enrichir la capacité de défense ukrainienne pour qu'elle tienne le coup. Et c'est vrai aussi qu'en période de paix, on n'avait pas envisagé que ça puisse arriver. Donc il y a des petits pays de l'Union européenne qui, dans une énorme générosité, ont donné beaucoup, et on doit reconstruire ça.

Q (PJ) - Mais aujourd'hui on voit quand même que les États-Unis ont débloqué à peu près trois fois les sommes, que ce soit pour de l'aide militaire ou de l'aide civile à l'Ukraine alors que, effectivement, l'Union européenne et tout l'ensemble des pays annoncent à peu près un tiers des sommes américaines. Par ailleurs, on a un mal fou aujourd'hui à avancer sur…, par exemple, les 27 sont en train de discuter en ce moment du financement de l'Ukraine pour l'année à venir, et il faut trouver 18 milliards d'euros et là, on re-bloque. Alors, comment on s'en sort ?

R - D'abord, je ne peux pas vous laisser dire que les Européens n'ont pas donné autant que les États-Unis, ce n'est pas une question de volume, c'est une question de qualité. On a donné à nouveau de l'aide militaire, des munitions, on a créé des fonds pour que les pays puissent acheter de façon conjointe et passer des armes à l'Ukraine ; on ne va bien évidemment pas tout compter mais franchement, je pense que c'est équivalent. Sur l'aide financière, c'est la même chose ; en fait, si on regarde les choses clairement, il faut à peu près 5 milliards par mois à l'Ukraine pour payer ses fonctionnaires, payer les salaires, payer les retraites, et surtout s'assurer que les services publics - éducation, santé, les infrastructures et qu'on puisse réparer les infrastructures - continuent de fonctionner mais c'est à peu près moitié / moitié États-Unis - Europe. Donc je crois qu'on n'a pas du tout à rougir. Et ensuite, il y a tout un pan d'aide humanitaire, non seulement sur place avec des médecins, avec des équipes de campagne, mais aussi on a accueilli, et ça risque d'arriver à nouveau avec ce que vous montriez sur l'électricité et les infrastructures énergétiques, on a accueilli plus de 2 millions de réfugiés ukrainiens à qui on a donné une protection temporaire, qui peuvent travailler en Europe, c'est un mécanisme nouveau et qui fonctionne extrêmement bien. Je ne crois pas qu'on soit dans une course à l'échalote. Le truc, c'est qu'il faut que ça marche.

Q - Il y a un enjeu aussi important, vital pour l'Europe, qui a été ravivé par la guerre en Ukraine, c'est celui de la souveraineté militaire. Vous parliez de souveraineté il y a quelques instants, on y vient. Résultat : un accord a été trouvé, il y a quelques jours, sur la construction d'un nouvel avion de combat européen, qu'on appelle le SCAF, éléments de présentation avec, encore une fois, nos partenaires de France 2.

[Reportage de France 2]

Q - On va revenir sur les relations franco-allemandes, dans quelques instants, un peu plus tard dans cette émission. L'expert interrogé, vous l'avez entendu parler de souveraineté, est-ce qu'elle existe aujourd'hui, cette souveraineté militaire européenne ?

R - En tous les cas, elle est en train de se renforcer et de se construire. Alors, il y a bien évidemment ce système, le SCAF, dont vous venez de parler, qui est un avion qui a des drones qui est tout un tas de choses et en fait, une défense antiaérienne complète. Et puis, il y a aussi, et ça, à nouveau c'est assez récent, il y a à la fois - alors on en a un tout petit peu parlé pour l'Ukraine - on a cette Facilité Européenne de la Paix qui est assez mal nommée, mais qui sert à financer les achats conjoints de munitions et d'armements pour l'Ukraine. On a deux autres instruments qui ont été mis en place par la Commission européenne, un qui va être un fonds d'investissement pour faire de l'innovation et développer, contribuer à développer l'industrie européenne de défense, et puis également tout un autre fonds qui vise aussi à nous aider à faire des achats, à compléter tout ce qu'on a et en fait à produire ensemble, ou pas ensemble, d'autres équipements.

Q (PJ) - Et justement sur ce fonds, on est en train de discuter entre les 27 à Bruxelles, c'est en ce moment que ça se passe, 24 des 27 pays sont pour ce fonds, mais pour pouvoir acheter aussi américain. Donc on sent que les pays européens sont complètement bloqués par rapport à cette idée de promouvoir une défense européenne.

R - Je ne crois pas. Il y a deux choses. D'abord, on a fait cette boussole stratégique ; on a une stratégie européenne commune et complémentaire à celle de l'OTAN. Ça, je pense que c'est important. La deuxième chose, c'est qu'effectivement, quand partout où on va utiliser l'argent du contribuable européen, on veut d'abord qu'il aille acheter du matériel européen et qu'il contribue à aider à développer l'industrie de défense européenne. Maintenant, il faut être honnête, il n'y a pas tout sur étagère en Europe, donc il y a des choses qui vont s'acheter aux États-Unis.

Q - On ne peut pas se passer des États-Unis pour la défense européenne ?

R - Non, ce n'est pas ce que je veux dire, c'est le principe du commerce, comme vous le savez. Nous, on va être bons à faire certaines choses, eux bons à faire d'autres choses ; et on a intérêt à acheter là où ils sont meilleurs chez eux, et chez nous, là où on est meilleur.

Q - La souveraineté encore, je voudrais qu'on s'y arrête quelques instants, elle n'est pas que militaire, elle concerne bien d'autres domaines, le numérique par exemple. Là encore, ce sont les Américains mais aussi les Chinois qui dominent très largement ce marché. Une très grande partie, voire la quasi-totalité de ce que nous disons, de ce que nous écrivons, de ce que nous montrons, de ce que nous regardons passe par des entreprises américaines ou chinoises. Sur ce point, on a l'impression que l'Union européenne semble battue, qu'est-ce qu'elle peut faire, à part réglementer ? On parlait de quelques actes, de quelques lois européennes, qu'est-ce qu'elle peut faire, à part réglementer ?

R - Mais comme vous avez vu, depuis 2017, le Président de la République pousse pour le développement de ce qu'on a appelé la souveraineté européenne, de ce que certains appellent l'autonomie stratégique européenne ; et c'est aussi vrai dans le domaine du numérique ou Jean-Noël Barrot, le ministre du Numérique, est très actif. Ce qu'on peut faire, et ce qu'on a fait, c'est d'abord tous ces fonds, et c'est d'abord le Chips Act, c'est des fonds pour aider le développement de certaines industries stratégiques, c'est aussi avoir une feuille de route claire. Donc là, on est dans un monde géopolitique qui a changé.

Q - Et on a beaucoup de retard ?

R - On a beaucoup de choses dans lesquelles on doit rattraper et beaucoup de choses dans lesquelles on est très avancé. AIRBUS, c'est un succès, et les Américains nous envient AIRBUS.

Q - Ils ont BOEING aussi les Américains et d'autres grands constructeurs !

R - Oui mais AIRBUS a quand même fait, depuis quelques années, ses preuves, en étant en avance sur BOEING qui, comme vous savez, a connu des problèmes. Donc je crois que l'European bashing, il faut le laisser aux autres et il faut que nous, en revanche, on continue de se renforcer là où on est bon et on promeut là où on a déjà beaucoup de succès.

Q (PJ) - On revient à la question de l'Ukraine, à la guerre en Ukraine, où en est-on de ce fameux paquet, neuvième paquet de sanctions ? Est-ce qu'il faut rajouter des sanctions contre la Russie ? On en discutait un peu plus avant, est-ce qu'il faut en ajouter, et voilà, et où on en est des discussions ?

R - A nouveau mais comme l'a dit le président, je crois que tant, et comme le disent tous les Européens, tant que l'Ukraine n'aura pas gagné sa guerre, il faudra continuer de mettre de la pression sur la Russie, et cette pression passe par des sanctions. Donc il y a effectivement des discussions en cours pour un neuvième paquet.

Q - L'objectif, c'est que l'Ukraine gagne la guerre, pas forcément qu'il y ait une négociation et que chaque partie s'entende sur un arrêt des combats et une forme de paix ?

R - Le président l'a dit, l'Ukraine fera la paix, quand elle le décidera et dans les conditions qu'elle décidera.

Q - Au-delà des sanctions, la Commission européenne s'est dite favorable, cette semaine, à la création d'un tribunal spécial pour juger ce qu'elle appelle les crimes de la Russie, elle travaille à une proposition qui doit être présentée aux 27 États membres de l'Union. Est-ce que la France est également favorable sur le principe à ce tribunal spécial ?

R - D'abord évidemment, la France ne veut laisser aucun crime impuni et il ne peut pas y avoir d'impunité pour ces crimes atroces qui sont en train de se passer. Ça, c'est la première chose. La deuxième chose, il y a effectivement une Cour pénale internationale qui, elle, va poursuivre ou peut poursuivre les criminels et leurs responsables ; il faut qu'on fournisse des preuves. Donc la France a donné une équipe, du matériel, un laboratoire mobile pour recueillir des preuves, recueillir l'ADN, identifier les victimes, ça va contribuer à alimenter le jugement, enfin le procès quand il aura lieu, et ensuite l'Ukraine, elle, souhaite un tribunal spécial. Alors il faut que ce tribunal, il ait le soutien de la communauté internationale, la France et la ministre, comme vous savez, a reçu l'envoyé spécial ukrainien qui s'occupe de ça à Paris. Donc effectivement on est en train de travailler, l'Ukraine, l'Union européenne et puis nous, à regarder quelle est la meilleure solution possible.

Q - Est-ce que Vladimir Poutine, chef d'État en exercice, qui bénéficie d'une forme d'immunité pourrait être, devrait même être traduit en justice devant soit la Cour pénale internationale ou soit ce tribunal spécial, si jamais il voit le jour ?

R - Mais ce qui est clair, c'est qu'il ne peut pas échapper à l'agression et aux crimes d'agression qu'il a déclenchés.

Q - La Russie, Laurence Boone, est devenue une adversaire de l'Europe, on en a déjà parlé. Nouvel exemple, avec ce qu'a dit le ministre italien des Affaires étrangères et là, ça ne concerne pas que l'Ukraine, c'est Antonio Tajani, ancien président d'ailleurs du Parlement européen, il s'est exprimé à Bucarest, mercredi dernier, lors d'une réunion de l'OTAN.

[Antonio Tajani, ministre italien des affaires étrangères - Nous devons arrêter les Russes également dans les Balkans occidentaux, nous avons besoin de plus d'Europe dans les Balkans occidentaux, c'est la nouvelle stratégie italienne, être plus présent dans les Balkans occidentaux.]

Q - Voilà, plus d'Europe dans les Balkans occidentaux, dit Antonio Tajani, à quelques jours, ce sera mardi, je crois, mardi prochain, le 6 décembre, d'une nouvelle réunion entre l'Union européenne et ces pays, ces six pays des Balkans occidentaux, l'Albanie, le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine du Nord. Est-ce que vous êtes d'accord avec lui ? Est-ce qu'il faut plus d'Europe et qu'est-ce que veut dire "plus d'Europe" pour cette région de l'Europe ?

R - Oui, comme vous le savez, pendant la présidence française de l'Union européenne, il y a à la fois eu des modifications du processus d'élargissement, mais il y a surtout un contexte géopolitique, avec le déclenchement de la guerre, de l'agression russe en Ukraine, qui fait qu'il faut qu'on regarde le continent de façon différente. Et c'est pourquoi pendant la présidence française de l'Union européenne - je suis désolée de répéter ça - effectivement, on a donné le statut de candidat à l'adhésion à l'Ukraine et la Moldavie et aussi discuté et avancé sur le statut de candidat à l'adhésion avec l'Albanie et la Macédoine du Nord. C'est vrai que je pense que l'ensemble des pays de l'Union européenne a conscience et a pris conscience et agit pour consolider cette famille européenne et ne pas laisser d'influence russe dans les Balkans.

Q (PJ) - Et justement, je reviens sur cette question de l'élargissement quand même, est-ce qu'on doit donner une perspective d'intégration à la Bosnie qui est aujourd'hui seulement candidate au statut de candidate à l'Union européenne ? Et quid de ce qui se passe entre la Serbie et le Kosovo aujourd'hui ?

R - Alors, il va y avoir une discussion sur la Bosnie, et c'est vrai que beaucoup de pays considèrent que là aussi …vous savez, en Bosnie, il y a des groupes d'influence serbe, groupes d'influence serbe qui sont ne sont pas forcément de la Serbie mais qui sont aussi pilotés par la Russie. Donc c'est vrai qu'on a intérêt à rapprocher ces pays de l'Union européenne plutôt que de les laisser se faire investir par la Russie ; et en ce qui concerne la Serbie et le Kosovo, c'est la même chose, il faut qu'on les amène dans le giron européen et le giron de la démocratie et de l'État de droit, plutôt que de les laisser dériver vers la Russie.

Q - Nous évoquions un peu plus tôt la relation entre la France et l'Allemagne. Comment pourriez-vous la qualifier aujourd'hui ? Comment va-t-elle cette relation franco-allemande qu'on a dit grippée notamment ?

R - J'ai envie de vous dire excellente. Vous avez vu la semaine dernière où on a eu j'allais dire presqu'un défilé de ministres allemands à Paris. Lundi la ministre des Affaires étrangères a visité la ministre Catherine Colonna. Ensuite, c'est le ministre Habeck qui est venu voir Bruno Le Maire, puis Christian Lindner, le ministre des Finances, qui est venu voir Bruno Le Maire ; et ensuite la Première ministre qui est allée à Berlin et avec qui j'étais.

Q - Donc de nouveau excellentes, ces relations ?

R - Oui. Ça ne veut pas dire qu'on est d'accord sur tout.

Q - Oui, il y a des sujets de désaccord.

R - Bien sûr, mais on va prendre le sujet le plus criant du moment qui est l'énergie. Nous n'avons pas du tout le même mix énergétique, comme vous savez. Nous avons du nucléaire, ils ne veulent pas de nucléaire. Ils utilisent beaucoup de gaz, nous utilisons peu de gaz. Donc forcément, quand on cherche à trouver des solutions en commun sur ces sujets, on ne part pas de la même position initiale. Cela ne nous empêche pas de faire des accords de solidarité où on leur exporte du gaz et ils nous exportent de l'électricité.

Q - Alors il y a la solidarité sur ce point-là, sur l'énergie mais sur d'autres plans ce n'est pas tout à fait le cas, notamment sur le plan d'aide de l'Allemagne. 200 milliards d'euros pour les particuliers et les entreprises pour tenter de les aider dans cette période d'inflation notamment ; ça entraîne des craintes de distorsion de concurrence entre la France et l'Allemagne. Est-ce que là l'Allemagne manque de solidarité en Europe ?

R - C'est un tout petit peu plus compliqué que ça. D'abord, 200 milliards, c'est sur plusieurs années. La France, elle, a fait 100 milliards et on a commencé plus tôt que l'Allemagne. Et puis ensuite, il y a un cadre qu'on appelle d'aide d'État, que vous connaissez bien dans l'Union européenne, qui encadre, en fait, la façon dont on soutien ces entreprises pour justement éviter les distorsions de concurrence. Donc il n'y en aura a priori pas et surtout je pense qu'il faut prendre aussi quelque chose en compte. Pendant le Covid, ce sont les sociétés et les pays qui avaient de fortes activités de services qui ont été le plus touchés, puisqu'on ne pouvait pas se parler. Aujourd'hui c'est l'énergie, ce sont donc les pays avec une forte composante manufacturière qui sont plus touchés et qui ont besoin de plus de soutenir leurs industries et c'est ce qu'on voit avec l'Allemagne.

Q (PJ) - Comme on parle d'énergie, en ce moment à Bruxelles encore on discute beaucoup de ce qu'il faut faire. On attend un nouveau conseil des ministres de l'énergie le 13 décembre sur notamment le plafonnement du prix du gaz. Est-ce que vous êtes satisfaite de la solution qui a été proposée par la Commission ? Deuxièmement, la France portait le fameux mécanisme ibérique pour réduire notamment les prix du gaz qu'on utilisait pour produire de l'électricité. Où en est-on sur ce point ? Est-ce que vous avez le sentiment d'avoir été entendu parce que je n'ai pas le sentiment que la Commission a fait des propositions qui vous intéressent.

R - D'abord, il faut revenir à l'objectif. L'objectif c'est de faire baisser les prix qu'ils soient du gaz ou de l'électricité, et c'est vraiment ça qui doit être pour le coup la boussole stratégique sur ce sujet. Sur le gaz et d'ailleurs pour tout ça, on a déjà fait des choses, on a réduit la consommation qui est le meilleur moyen de faire baisser les prix. Et puis on a rempli les stocks, on devrait pouvoir passer l'hiver tranquillement dans des conditions normales de météo et on a ces mécanismes de solidarité. Maintenant, la ministre Agnès Pannier-Runacher l'a dit : ça ne va pas assez loin, ce mécanisme de plafonnement. Il ne va pas assez loin parce qu'en fait, ce n'est pas un mécanisme qui fait baisser les prix du gaz. Donc nous ce qu'on demande, c'est plus de mesures pour faire baisser les prix du gaz. Il y en a deux qui sont actuellement en cours. La première, c'est une plateforme d'achat conjointe, parce que l'idée c'est de se coordonner. En gros, si tous les pays vont au même moment chercher du gaz sur les marchés, forcément ça pousse les prix très, très haut. C'est la première chose. La deuxième chose, c'est aussi de discuter avec des pays comme la Norvège ou les États-Unis, des pays fiables pour que le gaz qui arrive par gazoducs notamment de Norvège, qu'elle baisse ses prix. Ça peut être avec des contrats de long terme mais qu'en tous les cas on est tous en guerre sur le continent contre la Russie et qu'on est tous solidaires.

Q (PJ) - Mais sur ce sujet par exemple, des discussions ont été entamées et a priori, pour l'instant la Norvège vous regarde gentiment mais n'est pas très intéressée par ce que vous lui dites.

R - On discute. Ce n'est pas dans son intérêt non plus. Mais même moi, quand la ministre des Affaires norvégienne est venue à Paris pendant le Forum sur la paix, on en a parlé.

Q (PJ) - D'accord.

R - Il n'est pas dans l'intérêt de la Norvège que le continent européen plonge en récession puisque son industrie manufacturière ne fonctionne pas, et à nouveau pour cet hiver, ça ne devrait pas être le cas ; mais justement, on prépare déjà l'hiver prochain.

Q - De solidarité il est aussi question dans un autre dossier, Laurence Boone, c'est l'immigration. Les 27 se sont retrouvés à Bruxelles, la semaine dernière, pour tenter de se mettre d'accord après l'affaire de l'Ocean Viking, on va y revenir. Ce n'est pas la première fois qu'un bateau était si ballotté et que les pays européens n'arrivent pas à s'entendre, ça fait même plusieurs années que les 27 discutent d'un accord, d'un mécanisme de solidarité. Où est-ce qu'on en est de ce mécanisme qui permettrait aux Européens de s'entendre sur l'accueil de celles et ceux qui veulent rejoindre légalement ou illégalement le continent européen ?

R - Ce mécanisme de solidarité, il est en place, mais effectivement il ne va pas assez vite, on l'a dit. C'est mis en place cet été et au regard, il ne va pas assez vite. Il y a eu cette affaire de l'Ocean Viking qui est franchement triste parce que c'est quand même des personnes humaines sur un bateau dans une situation difficile. Maintenant ce que ça a déclenché, c'est un conseil spécial des ministres de l'Intérieur à Bruxelles qui a débouché sur une feuille de route. Une feuille de route qui vise justement à renforcer et accélérer ce mécanisme qui n'est pas qu'un mécanisme de solidarité, mais à responsabilités, donc les pays de première entrée prennent, solidarité où effectivement on partage, et puis être humain. Cette feuille de route elle vise quoi ? Elle vise à plus de dialogue avec les pays du sud de la Méditerranée, à la fois pour qu'ils gèrent les départs et puis pour que les bateaux quand ils sont dans les mers du sud de la Méditerranée puissent y aller, puisque c'est ça, le port sûr, le plus proche. Donc renforcer nos frontières extérieures aussi et en troisième, il y a un groupe de contact qui s'est fait pour que quand il y ait un prochain bateau qui arrive, on puisse discuter entre nous et avec les ONG de façon à le gérer mieux que ce qui s'est fait avec l'Ocean Viking.

Q (PJ) - Depuis plusieurs années maintenant, alors depuis 2016 et la grande crise migratoire, depuis 2020 la Commission avait proposé un texte totalement remodelé après avoir longuement parlé avec l'ensemble des 27 États. On en est où de ce pacte - migration et asile - et pourquoi on a tellement de mal à s'entendre sur ce texte-là ? Enfin sur ces textes-là.

R - Oui, alors je ne peux pas vraiment vous laisser dire ça puisque l'année dernière on s'est mis d'accord sur la première partie de ce pacte asile et migration, qui est effectivement que les migrants sont accueillis dans le port sûr le plus proche mais qu'ensuite, comme il y a beaucoup de pays qui du coup… Enfin, peu de pays plutôt qui ont des côtes méditerranéennes sur lesquelles les migrants arrivent, il faut ensuite les répartir et faire de la solidarité sur le continent européen. Maintenant, il y a deux choses. La première, c'est une partie de la route des migrants. En fait on a beaucoup plus de migrants qui arrivent par la route des Balkans et aussi beaucoup qui traversent le continent.

Q - 130.000. 130.000 ont pris le chemin des Balkans, ces derniers mois.

R - Exactement. Et je dis ça parce qu'en fait, c'est un sujet qui concerne tout le monde. Et c'est pour ça qu'il faut ce pacte asile et migration, parce que si on veut préserver notre liberté de circulation dans l'espace européen, que vous puissiez ou que nous puissions tous aller dans un autre pays sans avoir des tracas bureaucratiques, il faut qu'on puisse gérer ça. Et gérer ça, c'est mieux protéger nos frontières extérieures. Donc on renforce Frontex, on renforce les interactions avec les pays de départ. Vous savez qu'on dépense 9 milliards pour les aider à mieux maîtriser aussi les flux qui viennent de chez eux ; et ensuite qu'on agisse de façon conjointe pour que, par exemple, un demandeur d'asile ne puisse demander l'asile que dans un seul pays, pas deux ou trois. Puis après, il va y avoir d'autres étapes dans ce pacte.

Q - Je reviens à l'Ocean Viking. Cette affaire avait provoqué des tensions entre Paris et Rome, entre la France et l'Italie. Giorgia Meloni notamment, la cheffe du gouvernement italien, ne comprenait pas l'attitude de la France. Avant qu'elle n'entre officiellement en fonction fin octobre, vous aviez dit, Laurence Boone, que la France serait très vigilante sur le respect de l'État de droit en Italie. Est-ce que vous êtes encore vigilante, est-ce que la France est vigilante aujourd'hui sur ce qui se passe en Italie ?

R - J'ai dit que la France serait vigilante sur l'État de droit, comme elle l'est dans les 27 de l'Union européenne. Nous avons un rapport annuel sur les 27 pays sur l'État de droit. Nous sommes vigilants sur l'État de droit dans tous les pays, vous l'avez vu avec la Pologne, vous le voyez avec la Hongrie. Il y a des mécanismes qui sont en cours. Pourquoi en pratique, parce qu'en général l'État de droit apparaissait assez peu. L'État de droit, ça concerne l'indépendance et l'impartialité de la justice ; ça concerne l'indépendance et la pluralité des médias exactement ; les processus anti-corruption et démocratiques. Donc en clair, vous prenez la Hongrie. On demande quoi à la Hongrie ? On lui demande de réformer sa justice pour être sûr que les juges sont indépendants, ne subissent pas de pression. On lui demande de réformer ses processus d'attribution d'argent public, notamment quand ils viennent des fonds européens, pour être sûr qu'ils vont au bon endroit et pas chez des amis.

Q - Pour vous l'Italie pourrait prendre le chemin de la Hongrie et de la Pologne ? C'est un risque ?

R - Je n'ai pas dit ça, pas du tout. L'Italie d'abord, ce gouvernement a été élu démocratiquement.

Q - Comme en Hongrie et comme en Pologne.

R - Après, il y a des sujets sur lesquels on n'est pas d'accord avec lui.

Q - La Hongrie justement avec qui la Commission européenne est restée ferme cette semaine. La Commission a recommandé le gel d'un peu plus de 13 milliards d'euros de fonds européens, en raison notamment, vous l'évoquiez, de problèmes de corruption, auxquels le gouvernement hongrois n'a pas apporté les réponses adéquates selon Bruxelles. Qu'est-ce que vous pensez de cette décision de la Commission et qu'est-ce qui est en jeu ici, dans cette sorte de bras-de-fer entre Bruxelles et Budapest ?

R - Alors, il y a deux choses. Il y a d'abord leur plan de relance comme nous nous on a eu, et il y a autre chose qui est les fonds de cohésion dont vous parlez, les fonds européens. Il y a tout un tas de progrès dans la législation pour encadrer justement cette indépendance de la justice et d'autres aspects de l'État de droit qui ont été demandés à la Hongrie. La Commission a fait un rapport, dont on est en train de prendre compte, qui en gros dit qu'il y a eu des progrès, mais qu'il en reste peut-être à faire. Donc nous, il faut qu'on voie et qu'à 26 on évalue à quel point il y a eu des progrès et, éventuellement, ce qui reste à faire. Et s'il y a eu des progrès suffisants et qu'on dégèle les fonds, ça voudra dire que ce mécanisme aura fonctionné, ce dont je crois nous ne pouvons que nous réjouir.

Q - Il nous reste quelques minutes seulement, Laurence Boone. Autre dossier d'actualité, la baisse du chômage dans la zone euro, moins 0,1 point sur un mois à 6,5 % en octobre. Il n'a jamais été aussi bas. Niveau record aussi dans l'Union européenne, 6 % en octobre, là encore, en baisse. Comment l'expliquer alors que certains pays européens vont entrer ou sont entrés en récession ?

R - A ma connaissance, je ne crois pas que nous sommes entrés en récession. Pour l'instant, nous continuons d'avoir une croissance positive.

Q - Certains pays craignent d'être entrés en récession en Europe.

R - Craindre, c'est différent d'y être.

Q (PJ) - La Commission a effectivement estimé qu'on rentrera en récession technique, en tout cas, début 2023.

R - Alors technique, au cas où quelqu'un ne saurait pas, c'est deux trimestres négatifs, effectivement, de croissance négative.

Q - Mais dans ces conditions pour le chômage, comment expliquer que le chômage recule ?

R - On n'y est pas pour l'instant. On est sorti à nouveau d'une crise de Covid qui, je crois, était admirablement gérée par l'Union européenne comme par les pays de façon indépendante, qui fait qu'on a rebondi très fort, que les emplois ont été préservés, qu'après avec ce rebondissement, effectivement, le chômage a baissé, et on continue de croître. Je crois qu'il faut s'en réjouir. Ce qu'il faut faire maintenant, c'est si on se projette et qu'on se dit qu'éventuellement, ça pourrait arriver, qu'on rentre en récession, que des entreprises doivent temporairement par exemple fermer parce qu'elles n'ont pas d'énergie, on connaît les mécanismes à mettre en place pour protéger les personnes qui risqueraient de ne pas travailler. Et ça, on saura les dégainer tout de suite, puisqu'on les a utilisés avant. Donc je crois qu'on est sorti plus fort du Covid et plus fort pour faire face éventuellement à une situation qui se détériorerait.

Q - Autre chiffre étonnant, c'est la légère baisse de l'inflation cette fois dans la zone euro, moins 0,6 point sur un mois. Le taux d'inflation était de 10 % en novembre, ça reste très important 10 %. Là encore, comment l'expliquez-vous, Laurence Boone ?

R - Je ne suis pas Banque centrale européenne, donc je ne fais pas les prévisions d'inflation pour la zone euro.

Q - Là, il s'agit de chiffres, pas de prévisions.

R - Oui. Ce qui se passe, c'est qu'à peu près la moitié de l'inflation, c'est les prix de l'énergie et à peu près un quart, c'est les prix alimentaires. Et donc si c'est ceux-là qui sont en train de ralentir, et qui fait donc que ça arrête d'augmenter donc l'inflation effectivement arrête d'augmenter, je crois qu'il faut absolument s'en réjouir. C'est qu'on est peut être effectivement rentré dans une zone où on arrête d'avoir cette spirale à la hausse de prix de l'énergie et de la nourriture. Il faudra faire attention à avoir un bon partage, j'allais dire, entre hausse des salaires, après, et peut-être réduction des marges de profit pour absorber une nouvelle hausse des prix.

Q (PJ) - La question de l'inflation pose la question aussi de grands plans que l'Union européenne a lancés. On a un plan de transition, un plan vert européen. On a un plan de relance aussi. Est-ce que l'inflation peut mettre en danger ces plans qui devaient nous relancer économiquement ?

R - Je crois qu'il faut être assez réaliste. Si par exemple vous deviez construire des infrastructures à partir de matériaux dont le prix a augmenté parce qu'on est sous tension, ça peut modifier la façon dont on les fait, mais je crois que ça tout le monde peut le comprendre bien évidemment. Ce qui était très cadran dans le plan de relance européen, c'est d'investir dans la transition énergétique et dans la transition numérique, donc on peut investir un peu. Ça peut coûter un peu plus cher de faire une transformation énergétique, ça tout le monde peut le comprendre.

Q - Et la transition écologique, alors ? La transition énergétique en fait partie.

R - Oui.

Q - On a l'impression qu'on n'en parle plus beaucoup et qu'elle fait les frais de cette situation géopolitique et économique.

R - Je ne crois pas du tout. Je crois que l'objectif de réduire de 55 % d'ici à 2030 nos émissions et puis d'avoir une économie décarbonée en 2050, il est renforcé par la situation. Parce qu'en fait ce qui nous met dans cette situation de tension, c'est bien que nous sommes dépendants d'hydrocarbures étrangers. Donc si on veut assurer notre sécurité énergétique, il faut réduire voire éliminer cette dépendance d'hydrocarbures étrangers, et ça veut dire donc faire du nucléaire et des énergies renouvelables et donc assurer à la fois notre sécurité énergétique et décarboner notre économie.

Q - L'année 2022 est presque terminée, Laurence Boone. Quel bilan tirez-vous pour l'Europe de cette année ?

R - Une année de transformation impressionnante, à une vitesse accélérée et qu'on souhaite accélérer encore. C'est l'année de la reconnaissance de la nécessité pour l'Europe, je crois, d'être autonome stratégiquement et de prendre son propre destin en main. Donc ça veut dire sa défense, ça veut dire l'espace, ça veut dire son industrie quand elle est stratégique, et ça veut dire l'unité du continent au sens large aussi.

Q - À quelle échéance ? Parce que tout ça, ce sont… Chacun appréciera mais, voilà, des lignes tracées. Mais encore une fois, tout ça prend du temps et le monde avance vite et les autres grands blocs avancent vite également. Donc quelles sont les échéances ? À quelle échéance cette souveraineté pourrait arriver ?

R - Je crois qu'on n'a pas à rougir de la façon dont on est dans la course, du tout, aujourd'hui, loin de là. On est, par exemple, le premier bloc régional en matière de transition énergétique, le premier, sans aucun conteste. On a un pouvoir dit normatif donc on fait des règles qui, quand on se les impose à nous-mêmes, elles s'imposent aux entreprises des d'autres pays quand ils veulent venir chez nous. Donc on a une influence énorme sur ce qu'on fait à travers le commerce avec l'Union européenne. Sur la défense, on ne part pas du tout de rien. On parle d'une défense française, italienne fortes, mais même l'Allemagne est le quatrième exportateur mondial militaire. Il faut quand même le rappeler.

Q - Mais avec une armée un peu en déshérence quand même.

R - Dans laquelle ils investissent 100 milliards.

Q - Il y a une question aussi d'interopérabilité si on revient sur ce sujet. L'intérêt, certes les armées françaises, italiennes, allemandes sont importantes, ce sont de grands producteurs d'armes. Encore faut-il que ces armes puissent fonctionner ensemble et que ces armées puissent travailler ensemble.

R - Absolument. C'est à la fois l'objectif de cette stratégie qu'on appelle boussole stratégique, c'est l'objectif du SCAF, l'interopérabilité entre les différents éléments, et puis on a des troupes européennes maintenant. Vous allez en Roumanie, il y a beaucoup de troupes françaises. Vous allez en Estonie, il y a beaucoup de troupes françaises, mais avec d'autres. Je crois que c'est, je ne veux pas dire de bêtise, mais des danoises. Vous allez dans tout le flanc oriental et vous allez avoir des soldats de plusieurs pays de l'Union européenne qui viennent renforcer nos frontières.

Q - En quelques mots qu'attendez-vous - vous avez déjà commencé à répondre à cette question d'ailleurs - mais qu'attendez-vous de l'année qui va bientôt commencer pour l'Europe ?

R - Une accélération sur tous ces sujets. La transition énergétique, le développement de notre souveraineté numérique, de la défense et puis les 60 ans du traité de l'Élysée qui célèbre l'amitié franco-allemande.

Q - On suivra évidemment tout cela sur TV5 Monde. Merci beaucoup Laurence Boone, merci d'avoir répondu à nos questions, secrétaire d'État français chargée de l'Europe.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 décembre 2022