Texte intégral
M. le président Benjamin Haddad. Nous avons l’honneur d’accueillir M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion.
Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.
Le 10 juillet 2022, plusieurs membres du consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) ont publié ce qu’il est désormais convenu d’appeler les Uber files, en s’appuyant sur 124 000 documents internes à l’entreprise américaine, datés de 2013 à 2017. Cette enquête a dénoncé les méthodes de lobbying de la société Uber pour implanter en France, ainsi que dans de nombreux autres pays, des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) venant concurrencer les taxis dans le transport public particulier de personnes (T3P), secteur qui leur était jusqu’alors réservé.
Notre commission d’enquête a deux objets : d’une part, identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s’établir en France et le rôle des décideurs publics de l’époque. Elle formulera ensuite des recommandations quant à l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales de l’ubérisation dans notre pays et les réponses, apportées ou à apporter, par les décideurs publics.
Dans ce cadre, nous avons beaucoup travaillé sur les nouvelles formes d’emploi nées du développement des plateformes numériques, à l’instar du statut d’indépendant, très souvent dévoyé – il s’agit de salariat déguisé. Ce dévoiement donne lieu à des requalifications par le juge, comme l’ont rappelé les représentants de la Cour de cassation que nous avons entendus. Plusieurs plateformes ont été, par ailleurs, pénalement sanctionnées, grâce à l’action de l’inspection du travail, dont les effectifs ont été récemment renforcés – le directeur général du Travail et son adjointe l’ont signalé à l’occasion de leur audition.
Le dialogue social et le renforcement des droits des travailleurs des plateformes sont des sujets majeurs. Grâce aux nombreuses auditions – plus d’une soixantaine – que nous avons menées, nous avons pu constater qu’à la suite des propositions de Jean-Yves Frouin et du travail de la task force Mettling , le Gouvernement a engagé une réforme inédite, avec la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi – l’Arpe –, le 21 avril 2021. Les premiers accords sur le tarif minimal des courses – pour les VTC et les livreurs – et sur les modalités de rupture du lien commercial entre plateformes et livreurs ont pu être négociés et signés, ainsi que l’agenda social 2023. Nous avons également abordé le management algorithmique – instauré par les plateformes numériques –, la compatibilité des algorithmes avec le règlement général sur la protection des données (RGPD), le manque de transparence de ces algorithmes pour les utilisateurs ainsi que les risques et les conséquences de la collecte massive de données par Uber et les entreprises du même type.
En tant que ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion, ces sujets vous préoccupent autant que notre commission d’enquête. Nous souhaitons connaître votre vision et celle du Gouvernement, notamment quant aux conséquences du développement des plateformes numériques sur le travail en France.
Tout d’abord, pensez-vous que l’État a les moyens de contrôler l’impact de l’ubérisation sur l’organisation du travail et sur les conditions de travail des travailleurs des plateformes numériques ?
Ensuite, l’Arpe, créée le 21 avril 2021, est-elle adaptée aux enjeux dont nous parlons, alors que son champ d’intervention est limité à certaines plateformes de mobilité ?
Enfin, la négociation en cours sur le projet de directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail via une plateforme pourrait-elle être l’opportunité de réguler les relations de travail au sein de ces plateformes, au bénéfice des travailleurs, tout en assurant les conditions d’une concurrence saine et non faussée et la création d’emplois ? Dans l’affirmative, pouvez-vous nous préciser quelle est la position du Gouvernement sur les propositions de la Commission européenne relatives à la présomption de salariat ?
Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle, monsieur le ministre, que cette audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale. De plus, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Olivier Dussopt prête serment.)
M. Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion. Je souhaiterais faire une remarque préalable avant de répondre à vos questions : je n’étais pas membre du Gouvernement lors de l’implantation d’Uber, puisque je n’occupe les fonctions qui sont les miennes que depuis un an, et l’entreprise est désormais bien en place, si je peux me permettre cette appréciation qualitative.
Les administrations de mon ministère et de mon cabinet ont, dans le cadre normal de leur travail, tant sous ma responsabilité que sous celles de mes prédécesseurs, rencontré des représentants des plateformes, d’Uber notamment. En ce qui me concerne, je n’ai jamais eu de contact direct avec eux. J’aurais cependant pu en avoir, dans l’exercice de mes fonctions actuelles ou précédentes, car de tels contacts permettent de mener des politiques publiques plus performantes, en phase avec les réalités économiques et sociales. Je ne porte aucun jugement de valeur sur le principe de telles rencontres. Simplement, les réformes que j’ai menées rue de Grenelle depuis ma nomination n’en justifiaient pas.
Mes réponses s’articuleront autour de trois points : le premier concerne l’encadrement de l’activité des plateformes et la position du ministère du Travail à cet égard ; le deuxième a trait au positionnement de l’inspection du travail par rapport au travail de plateforme et aux entreprises concernées ; le troisième porte sur les relations entretenues entre le ministère – cabinets et services – et les plateformes.
S’agissant du premier point, quatre éléments doivent être soulignés : la loi ; le dialogue social ; la jurisprudence ; le droit de l’Union européenne.
Pour ce qui est de la loi, depuis 2016, les gouvernements successifs ont construit progressivement un socle de droits pour les travailleurs des plateformes. Ainsi, la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi El Khomri », a posé une première pierre en créant une responsabilité sociale des plateformes à l’égard des travailleurs recourant à leurs services. L’idée est la suivante : bien qu’indépendants, ces travailleurs dépendent pour partie des conditions d’activité fixées unilatéralement par les plateformes, qui déterminent notamment les caractéristiques et les prix des prestations ou des biens fournis par ces travailleurs. Les plateformes ont donc une responsabilité sociale vis-à-vis de ces hommes et de ces femmes, laquelle s’exerce par la prise en charge des cotisations d’assurance volontaire en matière d’accidents du travail, de la contribution à la formation professionnelle et des frais d’accompagnement à la validation des acquis de l’expérience. Un travailleur peut aussi bénéficier de cette prise en charge s’il a réalisé sur la plateforme un chiffre d’affaires au moins égal à 13 % du plafond annuel de sécurité sociale, soit, en 2023, 5 718 euros. La « loi El Khomri » a également instauré l’équivalent d’un droit de grève pour les travailleurs indépendants ayant recours à une plateforme ainsi que la liberté de constituer une organisation syndicale et d’y adhérer. Notre majorité a ensuite continué à protéger les travailleurs par le biais de la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (« LOM »), qui oblige, entre autres, les plateformes à communiquer, pour chaque proposition de course, la distance et le prix minimal. Ainsi, les travailleurs indépendants n’ont plus à accepter d’offrir un service dont ils ignorent la nature et la rémunération, ce qui a contribué à améliorer leur protection. Cette obligation est assortie d’une série de protections dans le code des transports, dont le droit de refuser une prestation ou encore la garantie de ne pas subir de représailles. En outre, la « LOM » améliore considérablement le droit à la formation des travailleurs indépendants, en rendant, par exemple, obligatoire l’abondement du compte personnel de formation (CPF) par la plateforme, au-delà d’un certain chiffre d’affaires.
Le deuxième élément du cadre normatif est le dialogue social que la France a choisi pour améliorer les droits des travailleurs des plateformes. Il s’agit d’une spécificité de notre pays, que nous défendons dans le cadre des discussions européennes, sur lesquelles je reviendrai. C’est un choix de confiance dans la concertation entre les représentants des travailleurs et ceux des plateformes: c’est le pari du dialogue et du consensus. L’objectif de la concertation est d’élaborer des droits et d’assurer le développement économique du secteur, sans remettre en cause les statuts existants. Il revient toujours au juge, qui apprécie au cas par cas, de requalifier le statut d’un travail, dont les conditions d’exercice ne s’apparentent pas à celles propres à un indépendant.
En application de la « LOM », plusieurs ordonnances ont été prises pour encadrer ce dialogue social. La première est celle du 21 avril 2021, qui instaure le principe d’un dialogue social entre plateformes de la mobilité et travailleurs qui y recourent. L’article L. 7345-1 du code du travail a créé l’Arpe, qui est chargée d’organiser le dialogue social dans le secteur. Sous la double tutelle de mon ministère et de celui des Transports, l’Arpe permet aux plateformes de disposer d’un tiers de confiance qui facilite l’instauration et la conduite du dialogue. Son financement est assuré par une taxe acquittée par les plateformes. Cette ordonnance a également organisé la représentation des travailleurs de plateformes selon le principe d’une élection nationale ; à l’occasion des élections de mai 2022, sept organisations de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) et quatre organisations de livreurs ont été reconnues comme représentatives. Les taux de participation ont été faibles – 1,83 % pour les livreurs et 3,9 % pour les VTC – mais ils ne remettent pas en cause la légitimité des représentants, puisqu’il s’agissait de premières élections, organisées dans un secteur qui n’est ni habitué ni sensibilisé au dialogue social. Par ailleurs, la faible participation peut être relativisée puisqu’elle n’a pas atteint 5,5 % lors des dernières élections dans les très petites entreprises (TPE). Gageons que les prochaines élections, organisées en 2024, seront l’occasion de mieux faire connaître ce scrutin et ses enjeux. L’ordonnance prévoit aussi plusieurs mesures pour les représentants de travailleurs de plateformes : ils sont protégés de la baisse d’activité liée à l’exercice de leur mandat ; ils bénéficient d’heures de formation et de délégation pour exercer leur mission, qui sont prises en charge et compensées forfaitairement.
Une deuxième ordonnance, prise le 6 avril 2022, fixe les modalités de représentation des plateformes de mobilité pour les VTC et les livreurs. La représentativité, précisée à l’article L. 7343-22 du code du travail, résulte, à la fois, du nombre de travailleurs et du montant total de leurs revenus d’activité. Dans le secteur des VTC sont ainsi reconnues, depuis septembre 2022 : l’association des plateformes d’indépendants (API), représentative à hauteur de 60,53 % et dont sont membres Uber et Caocao ; la fédération française du transport de personnes sur réservation (FFTPR), à hauteur de 39,47 %, qui regroupe notamment Allocab, Bolt, FreeNow, Heetch, LeCab et Marcel. Pour ce qui est des livreurs, seule l’API est représentative ; elle regroupe Deliveroo, Stuart et Uber Eats notamment. L’ordonnance établit également les règles du dialogue social en créant une commission pour la négociation des accords sectoriels ainsi que leurs conditions de validité. Quant à l’article L. 7343-29 du code du travail, il prévoit qu’un accord de secteur signé par des organisations de travailleurs totalisant plus de 30 % des suffrages exprimés, homologué par l’Arpe, sera rendu obligatoire, à condition que l’accord soit accepté par des organisations qui représentent la majorité des travailleurs de plateforme. L’ordonnance prévoit enfin des obligations de négociation pour favoriser la conclusion d’accords annuels sur au moins un des quatre thèmes centraux du secteur, à savoir : la détermination des revenus des travailleurs ; les conditions d’exercice de l’activité professionnelle, notamment en matière de temps de travail ; la prévention des risques professionnels et les dommages causés à des tiers ; les modalités de développement des compétences professionnelles et de sécurisation des parcours professionnels.
Ce choix de faire confiance au dialogue social a permis d’enregistrer une première réussite : du côté des VTC, les organisations représentatives ont signé un accord, le 18 janvier 2023, qui fixe un revenu minimal de 7,65 euros net par course, ce qui représente une hausse de 27 % du tarif le plus bas pratiqué sur le marché. C’est sur l’entreprise Uber que cet accord aura le plus de répercussions, puisque les autres acteurs avaient déjà aligné leurs minima auparavant. Ce premier accord ne met pas un terme à la discussion sur les revenus sur lesquels il prévoit d’ailleurs des négociations sectorielles début 2023. Il démontre cependant la volonté des acteurs de trouver un consensus et la pertinence du choix que nous avons fait en faveur du dialogue social.
Pour ce qui est des livreurs, trois accords ont été proposés par l’API, le 20 avril 2023 : le premier crée de nouveaux droits, plus protecteurs pour les livreurs, en amont et en aval de la rupture du lien commercial à l’initiative de la plateforme ; le deuxième instaure un revenu minimal garanti horaire de 11,75 euros ; le troisième alloue des ressources supplémentaires aux représentants des travailleurs indépendants. Il s’agit, là aussi, d’une réussite du dialogue social et d’une première étape qui illustre une dynamique positive dans ce secteur d’activité.
Troisième volet du cadre normatif : l’état de la jurisprudence, laquelle est plus importante dans ce secteur que dans d’autres, notamment du fait du rôle crucial que joue le juge prud’homal. La définition du lien de subordination et de la relation de salariat lui revient ; elle fait l’objet d’une appréciation au cas par cas, en fonction de l’analyse d’un faisceau d’indices par le juge. Depuis l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation, dit Société générale, du 13 novembre 1996, le lien de subordination est défini comme l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, de contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Ce raisonnement s’applique à tout travailleur qui sollicite la reconnaissance d’un lien de subordination, donc à ceux des plateformes qui souhaitent une requalification de leur statut d’indépendant en statut de salarié. Ces critères se retrouvent dans les arrêts récemment rendus par la Cour de cassation, à l’encontre d’Uber notamment, le 4 mars 2020, ou contre Take Eat Easy, le 28 novembre 2018.
Autre exemple : dans son arrêt du 25 janvier 2023, également à l’encontre d’Uber, la chambre sociale de la Cour de cassation a estimé, conformément à sa jurisprudence constante, que la détermination par la plateforme des conditions d’exécution du travail constituait un indice de subordination. À l’inverse, elle a considéré, dans un arrêt du 13 avril 2022, qu’il n’y avait pas de contrat de travail entre un travailleur et la plateforme Voxtur, au motif qu’elle manquait d’éléments pour caractériser l’exercice au sein d’un service organisé. Le droit protège donc les travailleurs des plateformes comme il le fait pour tous les autres, en tenant compte de la singularité et de la complexité de chaque cas.
Le droit de l’Union européenne est le dernier pilier de l’encadrement des plateformes de mobilité. La proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme est en cours de discussion au sein du Conseil des ministres du travail de l’Union européenne après avoir fait l’objet d’un vote au Parlement européen, en février 2023.
Ce projet de directive s’appuie sur le statut afin d’établir une présomption de salariat – des critères permettraient de caractériser une relation de subordination entre un travailleur et une plateforme.
L’enjeu pour nous est de pouvoir concilier le cadre européen avec le dispositif que nous avons bâti en France. Nous regrettons que le texte présenté le 8 décembre 2022 par la présidence tchèque au Conseil des ministres « Emploi, politique sociale, santé et consommateurs » (Epsco) ne soit pas parvenu à réunir une majorité qualifiée. Nous étions prêts à le voter, même s’il impliquait de très grandes concessions par rapport au modèle français – nous l’avons dit lors de la réunion du Conseil et publiquement. Nous nous sommes engagés sur une voie singulière et équilibrée – celle du dialogue social – qui permet d’encadrer le développement économique des plateformes et d’assurer la création de nouveaux droits, définis par les représentants des travailleurs, tout en protégeant le statut des véritables travailleurs indépendants. Cette voie, que nous défendons devant nos partenaires européens, représente un point d’équilibre au sein du Conseil. Elle exige une définition suffisamment précise des critères de la présomption de salariat, prévue dans le projet de directive, pour préserver les statuts existants et le modèle français de négociation collective. Nous restons mobilisés pour aboutir au meilleur texte possible afin d’améliorer les droits de millions de travailleurs de plateformes en Europe et de lutter contre les faux statuts d’indépendants.
Le prochain conseil Epsco se tiendra le 12 juin ; la présidence suédoise a prévu – je crois que l’ordre du jour n’est pas encore arrêté – de procéder à un vote non pas sur la directive, mais sur une orientation générale. Je ne sais pas si ce point restera à l’ordre du jour, dans la mesure où la réunion du Comité des représentants permanents (Coreper), qui s’est tenue hier pour préparer ce prochain conseil, a mis en lumière des positions très différentes entre les États membres. Il ne s’agit pas de divergences entre ceux qui seraient pour ou contre ce projet de directive, mais de prises de position singulières, qui conduisent à la constitution de trois ou quatre blocs d’États.
Le deuxième sujet est celui du rôle de l’inspection du travail. Les plateformes font l’objet d’un contrôle précis dans le cadre de son plan d’action et du plan national de lutte contre le travail illégal 2020-2022 (PNLTI), lequel avait fait de la lutte contre les faux statuts une priorité pour les services déconcentrés de l’inspection du travail. Le plan national d’action de l’inspection du travail pour 2023-2025 renouvelle cette priorité, tandis que le PNLTI pour
2023-2027 – que j’ai présenté aux partenaires sociaux lundi 22 mai – fait de la lutte contre les fraudes par les plateformes de mise en relation l’un des principaux objectifs de l’inspection du travail. Celle-ci a pour mission de vérifier la réalité du statut de travailleur indépendant. Si le contrôle et les investigations – qui peuvent être assez longues à mener – révèlent une relation de subordination entre le travailleur, déclaré indépendant, et la plateforme, l’inspection du travail en tire les conséquences juridiques. Elle engage les démarches qui lui paraissent appropriées – elles peuvent aller jusqu’à une procédure pénale, notamment pour dissimulation d’emploi salarié. Sur ce dernier point, l’article 17 de la convention fondamentale n° 81 de l’Organisation internationale du travail (OIT) précise que : « Il est laissé à la libre décision des inspecteurs du travail de donner des avertissements ou des conseils au lieu d’intenter ou de recommander des poursuites. » Il n’appartient donc à aucune autorité publique, même juridictionnelle, ni à un quelconque tiers de tenter d’infléchir les suites à donner.
La lutte contre les faux statuts peut conduire, si le faisceau d’indices est suffisant, à établir un procès-verbal pour prêt illicite de main-d’œuvre et travail dissimulé, sans impact immédiat sur la situation individuelle du travailleur qui a fait l’objet d’un contrôle. La requalification de la relation de travail relève du juge du contrat, c’est-à-dire du conseil des prud’hommes, et non pas de l’inspection du travail. Si, à l’issue du contrôle, le statut de travailleur indépendant est avéré, l’inspection du travail n’a pas de compétence matérielle pour intervenir – en dehors des dispositions spécifiques applicables aux travailleurs indépendants –, à l’exception de celles prévues aux deux articles suivants du code du travail : l’article L. 4535-1 relatif à la coordination des interventions sur les chantiers de BTP en matière de santé et de sécurité au travail ; l’article L. 7341-1 et les suivants qui concernent le droit des travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique, dont j’ai tout à l’heure rappelé le contenu. L’intervention de l’inspection du travail se concentre donc sur le contrôle de la réalité du statut invoqué par le travailleur et la plateforme.
Depuis 2016, dix-huit plateformes – dont huit de mobilité – ont fait l’objet de contrôles approfondis en matière de travail illégal et, plus particulièrement, de faux statuts. Depuis la même année, Uber a été contrôlé à trois reprises : deux fois pour Uber Eats, une fois pour Uber VTC. Les inspecteurs du travail étant, en outre, des agents de constat, ils sont amenés à contrôler directement les chauffeurs de VTC au cours de prestations. Ces contrôles sont enregistrés au titre de l’identité du travailleur indépendant ; il n’est pas toujours possible d’affilier celui-ci à une plateforme.
En 2021, vingt-six contrôles – qui concernaient 426 travailleurs – ont été effectués dans plusieurs régions, soit un échantillon représentatif des plateformes de rattachement Uber Eats, Deliveroo ou Just Eat. Ils ont permis, par échantillonnage, d’évaluer à 14,79 % la pratique de sous-location de comptes sur l’ensemble du territoire national. Des procédures pénales ont été engagées à l’encontre des titulaires de comptes qui agissaient en tant qu’employeurs ne déclarant pas leurs salariés, l’emploi illégal de livreurs en sous-location étant considéré comme du travail dissimulé. Je ne peux que rappeler le principe clair et sans nuance d’indépendance de l’inspection du travail dans l’exercice de ses fonctions. Uber, comme toutes les plateformes ou n’importe quelle autre entreprise, ne peut faire l’objet, en France, d’un traitement différencié. L’inspection du travail détermine les contrôles à mener, notamment dans le cadre des orientations nationales données par la Direction Générale du Travail (DGT). Elle ne peut donc pas être mobilisée à loisir et dispose de toute latitude quant aux suites à donner. Cette indépendance est une garantie essentielle à laquelle, j’en suis sûr, est attachée la représentation nationale.
Enfin, pour ce qui concerne les relations entre les représentants des plateformes et le ministère, elles donnent corps à la concertation ; elles permettent, brique par brique, de construire le cadre juridique du secteur. Tous les grands acteurs ont été régulièrement consultés sans qu’aucune relation privilégiée ou exclusive n’ait été entretenue, pas plus avec Uber qu’avec d’autres. Ces relations n’ont rien d’exceptionnel et les échanges – plus fréquents que ne le laissent supposer certaines observations – ont eu lieu, pour l’essentiel, avec les cabinets et les administrations, comme il est d’usage. Des concertations formelles ont, en outre, été organisées lors de la rédaction des ordonnances. Je n’ai quant à moi – comme je l’ai déjà précisé – jamais rencontré de représentant d’Uber. En revanche, je le répète, les administrations du ministère et mon cabinet ont reçu à plusieurs reprises des représentants de plateformes, dont Uber, à propos de réformes diverses. Les principales plateformes de livraison de repas ont été convoquées au ministère à de multiples occasions. Ces réunions ont abouti à la signature d’une charte de lutte contre la fraude, en mars 2022, avant que je prenne mes fonctions. L’objectif de ces échanges est d’éradiquer le travail dissimulé et la sous-traitance en cascade, dont l’un des effets est l’absence totale de protection sociale des travailleurs.
Pour conclure, j’aimerais dire à nouveau combien il est, selon moi, normal et même nécessaire d’entretenir des contacts avec ces acteurs, pour les associer aux politiques publiques et aux réformes engagées, mais aussi pour bien mesurer les effets qu’ils ont sur l’organisation du marché du travail. Se passer de ces échanges avec les entreprises n’est ni possible ni souhaitable ; j’invite donc à une certaine prudence quant à la manière dont le doute est, parfois, jeté sur la nature des relations qu’entretiennent la société civile et les décideurs.
M. le président Benjamin Haddad. Pouvez-vous nous expliquer dans quelle mesure les différentes décisions de requalification qui sont prises par le juge – Cour de cassation, prud’hommes – doivent engager, ou non, l’acteur public à procéder à des requalifications massives de travailleurs indépendants de plateformes en salariés de ces mêmes plateformes ?
S’agissant des plateformes de livraison, pouvez-vous nous préciser le périmètre de la charte de lutte contre la fraude signée avant votre arrivée au ministère ? Vous paraît-il opportun d’aller plus loin en matière de protection sociale des travailleurs et de lutte contre la fraude ?
M. Olivier Dussopt, ministre. En ce qui concerne les requalifications prononcées par la justice – par les prud’hommes ou par d’autres instances –, nous considérons que ce n’est pas à l’acteur public de requalifier. Le choix que nous avons fait – ce que je qualifie, parfois un peu vite, de présomption d’indépendance – consiste à considérer que les travailleurs qui s’inscrivent sur les plateformes, lorsque ces inscriptions se font volontairement, sont des indépendants qui souhaitent travailler en s’appuyant sur des plateformes. Mais il laisse également la possibilité au juge de requalifier, soit parce qu’à l’issue d’un contrôle, un lien de subordination a été avéré – il appartient alors à l’inspection du travail de saisir les juridictions qui, ensuite, font leur travail –, soit parce qu’un travailleur de plateforme considère que ce lien de subordination existe et qu’il demande lui-même une requalification de son contrat. Ce n’est pas à l’État ou à un autre acteur public de procéder aux requalifications.
S’agissant de la charte signée en mai 2022, elle a notamment pour objectif la lutte contre la sous-traitance irrégulière, en particulier la sous-traitance de compte – situation dans laquelle des travailleurs sont à peine rémunérés et absolument pas protégés – en contrôlant mieux l’authenticité des documents – la validité des titres de transport par exemple. Il s’agit de faire en sorte que l’ensemble des plateformes de livraison assurent le suivi des actions qu’elles mènent.
Nous pouvons toujours aller plus loin. Nous le ferons en mettant en œuvre les priorités et les mesures annoncées lundi 22 mai, dans le cadre du plan national de lutte contre le travail illégal, que mes services tiennent à la disposition de votre commission. Pour ce faire, il faut mobiliser l’Urssaf, le comité opérationnel départemental antifraude (Codaf), qui permet une action coordonnée des services de l’État, et l’ensemble de ceux qui peuvent procéder à des contrôles. Pour aller plus loin, il faut aussi s’appuyer sur le dialogue social et faire confiance aux représentants des livreurs et des plateformes de livraison pour que les trois accords proposés par l’API – qui sont encore en cours de signature – viennent renforcer la charte sociale signée par les différents acteurs.
Pour résumer, il a été utile que l’État prenne l’initiative et suscite le dialogue entre les parties, qui a abouti à une première charte sociale. Le dialogue étant installé, il nous semble plus logique que les acteurs concernés prennent le relais, à charge pour l’État d’encourager de tels accords et de veiller à leur bonne application. Nous faisons confiance au dialogue social qui, en quelques mois seulement, a porté ses premiers fruits.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Monsieur le ministre, si l’on suit votre raisonnement, pourquoi des entreprises continueraient-elles à employer des salariés, avec toutes les obligations que cela implique – cotisations sociales, contribution à notre régime de retraite, respect du code du travail – si elles peuvent maintenir un lien de subordination avec eux en s’affranchissant d’une grande partie de ces obligations – c’est le cas des travailleurs indépendants ? Votre dispositif législatif n’est-il pas un cheval de Troie qui permettra de détricoter le salariat, de défaire le code du travail qui, je le rappelle, a été conquis de haute lutte, en 1910, après nombre de grèves ?
Lors des auditions menées par la commission, nous avons eu l’occasion d’entendre les responsables d’Uber et ceux d’autres plateformes. Tous ont parfaitement conscience que la relation de subordination est une évidence et que, de décision de justice en décision de justice, ils perdent et sont contraints de requalifier les travailleurs indépendants en salariés. Quelle est leur stratégie ? Trouver un tiers statut, à mi-chemin de ceux d’indépendant et de salarié, tout en prétendant défendre le dialogue social. Les responsables d’Uber ont ainsi présenté leur livre blanc A Better Deal, dans lequel notre pays est d’ailleurs cité en exemple. Ils précisent par exemple que la France a achevé « une série de réformes qui ont poussé le secteur à garantir une plus grande transparence et un meilleur contrôle des travailleurs indépendants, tout en leur offrant davantage de protections telles qu’une assurance obligatoire et une formation professionnelle ». C’est exactement ce que vous avez fait valoir dans votre propos liminaire. Les responsables d’Uber ont publié ce document avant la création de l’Arpe mais ils savaient déjà que la France empruntait la voie du dialogue social. Celui-ci apporte certes de nouveaux droits aux travailleurs mais il permet surtout de protéger les plateformes contre la requalification de leur main-d’œuvre indépendante en main-d’œuvre salariée.
Ensuite, la Commission européenne s’est prononcée en faveur d’une directive instituant une présomption de salariat ; le Parlement européen est quant à lui favorable à une présomption de salariat réfragable. Lors de votre audition sur l’avant-projet de loi relatif à France Travail, vous avez, en revanche, assumé votre préférence pour la présomption d’indépendance. Faute de débat, à l’Assemblée nationale, sur la position de la France sur la directive, nous avons auditionné le secrétaire général aux affaires européennes (SGAE). Nous avons bien compris que la France cherche à torpiller la directive sur la présomption de salariat – en ajoutant des critères ainsi qu’une possible exemption pour les pays qui pratiquent le dialogue social. Pour M. Schmit, le commissaire européen en charge du dossier, que nous avons également entendu, la présomption d’indépendance est une véritable ligne rouge. Vous prétendez être les défenseurs de l’Europe mais, lorsque, pour une fois, une véritable avancée sociale est à portée de main – la directive en est une –, vous préférez une stratégie de Frexit.
Enfin, puisque vous défendez le dialogue social, la directive a-t-elle fait l’objet d’une discussion au sein de l’Arpe ? Les confédérations syndicales ont-elles été entendues ? En réponse au courrier que je leur ai adressé, elles m’ont indiqué que non. Elles sont favorables à notre demande – soutenue par tous les groupes parlementaires de la Nupes – d’un débat à l’Assemblée nationale, sur le fondement de l’article 50-1 de la Constitution, assorti d’un vote sur la position de la France vis-à-vis de cette directive.
Le dialogue social semble être la stratégie d’Uber pour empêcher toute requalification, stratégie que le Gouvernement prône également. Qu’avez-vous à répondre à cela ? Quel sera le vote de la France le 12 juin ?
M. Olivier Dussopt, ministre. Je relève deux confusions dans vos propos. Une présomption d’indépendance, comme une présomption de salariat, peut toujours être renversée. Il n’y a pas de présomption irréfragable. C’est le propre de notre droit de renvoyer la requalification aux autorités juridictionnelles. La présomption de salariat ou d’indépendance n’a qu’une portée juridique limitée en France. C’est la raison pour laquelle j’ai précisé, dans mon propos liminaire, qu’il m’arrivait, parfois, de parler un peu rapidement de présomption d’indépendance pour qualifier notre refus d’une présomption de salariat automatique.
La détermination du lien de subordination s’appuie sur un faisceau d’indices, qui inclut notamment les moyens, le travail au sein d’un service organisé sans pouvoir y échapper ou la capacité à déterminer ses horaires. Un travailleur est salarié si l’employeur peut le sanctionner, s’il a un pouvoir de direction et s’il donne des ordres. C’est sur ces éléments que porte l’appréciation du juge. C’est la première confusion à laquelle j’ai fait allusion.
La seconde concerne les positions prises par les différentes parties prenantes dans la discussion européenne. À travers son vote, le Parlement européen ne défend pas la directive de la Commission : il prône une présomption de salariat automatique et sans critère. La version initiale du projet de directive défendue par le commissaire Schmit comprend quant à elle des critères assez précis, que le débat entre les États membres doit permettre de clarifier.
Je rappelle ensuite qu’il n’existe pas de tiers statut dans notre droit. Ni la « loi El Khomri », ni la « LOM », ni les ordonnances qui ont suivi n’ont prévu la création d’un tel statut. Il s’agit d’un débat qui, selon moi, est derrière nous.
Enfin, je ne sais pas comment vous pouvez dire que la France veut torpiller le projet de directive européenne, alors que nous avons dit lors du conseil Epsco du 8 décembre 2022, que nous étions prêts à voter la proposition faite par la présidence tchèque. Cette position est publique, puisqu’elle a donné lieu à un communiqué de presse, publié notamment sur le site du ministère du Travail et sur celui du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Nous étions prêts à voter ce texte mais il n’y a pas eu de majorité. Lors de la réunion du Comité des représentants permanent (Coreper) d’hier, les divisions étaient fortes. En l’état, l’adoption du texte me paraît difficile mais je suis prudent car chaque État est maître de son vote. Je forme le vœu que nous puissions reprendre les travaux sur la base du texte examiné lors du Conseil du 8 décembre. Malgré les fortes concessions qu’elle implique pour nous, nous étions prêts à voter ce texte : c’est une base de travail qui reste d’actualité.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Monsieur le ministre, la présomption de salariat ou d’indépendance aurait, selon vous, une portée juridique très limitée. Mais, non, c’est l’inverse ! Ce sont deux stratégies radicalement différentes.
Le Parlement européen est favorable à une présomption de salariat réfragable. Que signifie cette présomption ? Que tous les travailleurs des plateformes doivent être requalifiés en salariés, sauf si la plateforme démontre qu’ils sont dans un rapport d’indépendance. L’ensemble des décisions de justice reconnaissent que ces travailleurs sont dans un rapport de subordination. Les arrêts de la Cour de cassation qui ont rejeté la requalification l’ont été faute de pouvoir auditionner les travailleurs, et non pour des raisons de fond. Vous défendez une présomption d’indépendance ou l’ajout de critères supplémentaires, ce qui aurait pour effet de ramener à la situation actuelle, qui oblige chaque travailleur à engager une démarche auprès des prud’hommes. Il existe donc une vraie différence.
Vous n’avez toujours pas répondu à ma question : que pensez-vous de l’exigence démocratique qui devrait vous conduire à organiser, en vertu de l’article 50-1 de la Constitution, un débat à l’Assemblée nationale, assorti d’un vote sur la position de la France sur la directive ? Les travailleuses et les travailleurs de ce pays devront-ils s’accommoder de votre choix, au demeurant pire qu’un énième 49.3, puisqu’il n’y aurait même pas de débat.
Lors de l’audition de la DGT, nous avons compris qu’il était très chronophage, pour les inspecteurs de l’Urssaf et pour ceux du travail, de procéder à des contrôles. En dépit de la récente augmentation des effectifs rappelée par M. le président, les syndicats font état, sur les dix dernières années, d’une baisse de 20 % des effectifs de l’inspection du travail.
S’agissant du PNLTI 2023-2027, les plateformes semblent véritablement ciblées depuis lundi 22 mai 2023. Dans le plan antérieur, cette question n’avait pas été abordée. Autrement dit, les gouvernements n’ont donné aucune impulsion, au cours des dix dernières années, pour lutter contre le piétinement du code du travail par les plateformes. Par conséquent, aucun moyen n’a été consacré à l’accompagnement des inspecteurs du travail et de l’Urssaf dans cette tâche, qu’il s’agisse de formation ou de méthodologie. Les contrôles qui ont été menés l’ont d’ailleurs été, à chaque fois, à l’initiative d’inspecteurs du travail et non parce qu’une consigne nationale avait été donnée. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
J’attire votre attention sur un dernier point. Nous avons sollicité Bpifrance pour connaître les moyens octroyés aux plateformes, souvent sous forme de prêts d’amorçage, mais aussi, parfois, de subventions. Nous avons ainsi appris que, par exemple, Mediflash avait reçu 450 000 euros de prêt d’amorçage investissement, qui ne seront pas remboursés ; Brigad avait touché près de 4 millions d’euros. Ces plateformes ne sont pas les seules – il y a aussi Frichti, StaffMe, FreeNow, etc. – mais les sommes sont colossales. Pendant la crise du covid-19, certaines d’entre elles ont mis en relation des aides-soignants, sous statut de travailleurs indépendants, et des établissements médico-sociaux publics, comme des Ehpad. Mme Borne, lorsqu’elle était ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion et M. Véran, alors ministre des Solidarités et de la Santé, avaient très clairement expliqué, dans un courrier, qu’il n’était pas possible, et même illégal, de faire travailler des aides-soignants autoentrepreneurs. En effet, ces professionnels devaient être sous la responsabilité des infirmiers et infirmières donc être salariés. Comment expliquez-vous qu’il soit possible de verser de l’argent public à des plateformes qui tirent profit d’une pratique jugée illégale par deux ministres ?
M. Olivier Dussopt, ministre. Je vous laisse votre appréciation des modèles de présomption d’indépendance et de présomption de salariat. J’ai rappelé la loi et la position de la France par rapport à la directive européenne. J’ai indiqué que nous faisions confiance à la fois au dialogue social pour la création de droits et au juge pour la requalification des statuts. Les positions que j’ai défendues devant vous sont finalement la stricte application des votes intervenus au Parlement, que ce soit sur des plateformes ou en matière de droit du travail en général.
Ensuite, pour ce qui concerne l’article 50-1, je considère, à titre personnel, que le Parlement a déjà beaucoup débattu au sujet des plateformes. Cela peut ne pas vous plaire, madame la rapporteure, et je compte sur vous pour tordre mes propos dans une capsule vidéo, comme vous l’avez fait avec ceux du directeur général du Travail.
S’il devait y avoir un débat suivi d’un vote, cela relèverait d’une décision du Gouvernement, sous l’autorité de la Première ministre. Ce n’est pas à un ministre, dans l’exercice de ses fonctions particulières, qu’il revient de prendre une telle décision.
Pour ce qui est des soutiens apportés par Bpifrance, il ne s’agit pas de ma responsabilité mais il ne me paraît pas anormal ni absurde que certaines start-up soient aidées et boostées – pardon pour l’anglicisme – par cet établissement, dans le cadre de ses compétences. Cependant, il ne me revient pas de porter un jugement ou une évaluation. En revanche, l’une des plateformes que vous avez évoquées – et qui a pu susciter des discussions et des appréciations divergentes –, fait l’objet de contrôles menés par l’Urssaf et par l’inspection du travail. Il s’agit de définir comment les relations avec des travailleurs du secteur
médico-social doivent être qualifiées et comment doit s’opérer leur mise à disposition auprès d’établissements de santé. Le choix des horaires de travail est notamment plus difficile à laisser à la seule appréciation des travailleurs concernés, dans la mesure où l’organisation est très collective au sein de ce type d’établissement.
S’agissant de l’inspection du travail, j’ai en mémoire la question que vous m’aviez posée le 1er mars 2023 sur un cas particulier. Permettez-moi d’y revenir pour répondre à votre interrogation. L’inspection du travail avait été saisie du cas de travailleurs qui recouraient à une plateforme de mobilité pour exercer leur activité professionnelle. Le plaignant sollicitait son intervention pour obtenir des masques de protection contre la covid-19. En ce qui concerne les plateformes, l’inspection du travail vérifie la réalité du statut de travailleur indépendant ; si elle considère qu’il ne s’agit pas d’un travailleur indépendant, elle en tire toutes les conséquences juridiques ; elle décide des suites à donner, de manière indépendante et en application des principes directeurs établis selon les priorités définies par le directeur général du Travail. En l’espèce et au vu des éléments apportés, l’inspectrice du travail a décliné sa compétence ; elle a informé le plaignant de l’état du droit applicable et l’a invité à se rapprocher du conseil des prud’hommes. Le requérant a contesté cette décision devant le tribunal administratif de Paris qui a partiellement fait droit à sa demande. Les services de la Direction Générale du Travail ont fait appel, en considérant que l’inspectrice n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation et en rappelant que la protection des prérogatives de l’inspection du travail était essentielle à leur exercice. En effet, si cette jurisprudence venait à prospérer, cela signifiait qu’une autorité juridictionnelle pourrait ordonner de diligenter des contrôles de l’inspection du travail, ce qui est contraire à la convention internationale de l’OIT. C’est d’abord parce que nous considérons que l’inspectrice a bien fait son travail et que sa décision n’est pas susceptible de recours que nous la défendons. C’est ensuite parce que nous voulons préserver le cadre international et l’indépendance de fonctionnement de l’inspection du travail.
Dans le cadre du PNLTI 2020-2022, des formations annuelles sur les questions relatives aux plateformes ont été instaurées au sein de l’Institut national de formation des inspecteurs du travail (INTEFP). Vous ne pouvez donc pas dire qu’il n’y a pas eu d’accompagnement. L’inspection du travail rencontre, il est vrai, certaines difficultés – tout le monde les connaît et j’ai eu l’occasion de m’exprimer sur le sujet lors de l’examen de la mission budgétaire Travail et emploi.
Le nombre d’agents de contrôle est passé de 1 950 équivalents temps plein (ETP) à 1 674 et le taux de vacance est de 15 à 16 %. Nous avons lancé des recrutements plus importants et j’ai prolongé certaines décisions prises par ma prédécesseure pour autoriser le recrutement par détachement et celui de contractuels, évidemment sur des missions qui ne relèvent ni du statut ni, strictement, des prérogatives du corps des inspecteurs du travail. Ainsi, 300 recrutements sont prévus dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2023, ce qui est inédit. Le nombre d’inscrits et d’admissibles au concours est en progression, ce qui nous donne bon espoir. Grâce aux recrutements de 2021 et de 2022, ce sont au total 441 agents qui arriveront dans les services d’ici à 2024 ; les 300 recrutements prévus cette année permettront quant à eux de compléter les effectifs et de faire face aux départs. L’objectif est aussi de mettre fin à la vacance des postes. Il nous faut aussi accroître l’attractivité de l’inspection du travail. J’ai ainsi procédé à une première revalorisation indemnitaire du corps des inspecteurs du travail, en privilégiant en particulier les responsables d’unités de contrôle. Dans le PLF pour 2024, je défends aussi de nouvelles mesures, que l’on qualifie parfois de catégorielles, pour améliorer les conditions d’exercice du métier d’inspecteur du travail.
Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Non, monsieur le ministre, je ne tords pas la réalité et je ne vous décevrai pas car je continuerai à faire des vidéos ! Mais le code du travail et la défense du salariat sont des questions centrales. Trois remarques : premièrement, les députés du groupe Renew Europe ont voté en faveur de la proposition de directive qui instaure une présomption de salariat, laquelle, contrairement à ce que vous dites, n’a rien d’automatique. C’est une présomption réfragable. Deuxièmement, vous le savez très bien, s’il revient aux travailleurs de faire les démarches pour démontrer leur subordination, ce sera long et coûteux, surtout pour des travailleurs précaires.
Monsieur le ministre, transmettez à la commission le PNLTI dans lequel les plateformes sont ciblées, dites-vous, ce qui n’était pas le cas dans les précédents plans.
M. Olivier Dussopt, ministre. Vous aurez le document, comme je l’ai dit. Je ne partage pas votre appréciation sur le caractère automatique du projet de directive européenne. Quant aux positions exprimées par les députés du groupe Renew Europe, je vous renvoie à la séparation des pouvoirs.
M. Frédéric Zgainski (Dem). Le régime de la microentreprise peut entraîner une certaine précarité pour ceux qui y recourent, mais aussi une concurrence déloyale, notamment dans l’artisanat. Des réflexions sont-elles en cours pour améliorer ce régime ? Ne faudrait-il pas promouvoir – ou mieux faire connaître – d’autres modèles, comme le statut d’entrepreneur salarié ou le portage salarial ?
M. Olivier Dussopt, ministre. Ces questions relèvent plutôt de la compétence du ministère de l’Économie et des Finances. Il s’agit de sujets de débat pour les partenaires sociaux, notamment pour l’Union des entreprises de proximité (U2P), dont on connaît les positions.
Mes services travaillent sur les statuts d’autoentrepreneur et d’entrepreneur salarié ainsi que sur le portage salarial, plus particulièrement dans le cadre des emplois qualifiés. Ce sont des sujets qui, bien évidemment, nous intéressent, y compris sous l’angle de la lutte contre la fraude et le travail illégal ou dissimulé.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Monsieur le ministre, vous avez évoqué la fraude existant sur les plateformes et la nécessité d’améliorer la loi qui les régit grâce au dialogue social.
Pouvez-vous nous donner le nombre ou le pourcentage de faux comptes, dont certains serviraient à faire travailler des personnes en situation irrégulière ? Pouvez-vous préciser les mesures que vous envisagez pour lutter contre cette fraude ?
M. Olivier Dussopt, ministre. Si nous connaissions le nombre exact de faux compte, nous les aurions déjà déconnectés ; il doit en exister plusieurs milliers. Un audit est actuellement mené par chacune des plateformes dans le cadre de la charte sociale, dont le ministère a accompagné la mise en œuvre, en mars 2022.
Je l’ai dit, à l’occasion d’une opération spécifique en 2021, on avait estimé que 14 % environ des comptes de livraison faisaient l’objet de sous-location, mais il ne s’agissait pas de faux comptes. Des améliorations, essentiellement techniques et logistiques, doivent être mises en œuvre. Les services de Bercy – mais je sors de mon champ de compétence – travaillent sur les modalités et sur l’acuité des vérifications opérées lors de la création des comptes, pour éviter notamment que plusieurs comptes soient ouverts avec le même titre d’identité ou la même photo. Ces pratiques peuvent parfois – pour ne pas dire souvent – cacher des situations impliquant parfois des personnes en situation irrégulière. Ainsi, des titres d’identité peuvent être authentiques mais arrivés à échéance. Dans ce cas de figure, des personnes en situation irrégulière peuvent exercer une activité professionnelle légale du fait de leur enregistrement antérieur comme micro ou autoentrepreneur. Les services du gouvernement, au sens large, travaillent donc à améliorer les dispositifs de vérification de la validité des identités et des titres.
Mme Émilie Chandler (RE). Les premiers accords ayant été signés, quelles sont les prochaines étapes en matière de dialogue social ?
M. Olivier Dussopt, ministre. Mon collègue chargé des Transports et moi-même avons assisté à la signature des premiers accords, qui concernaient les chauffeurs de VTC. Nous avons eu la satisfaction d’apprendre, en avril, que trois nouveaux accords pourraient également être signés. La priorité des différentes organisations représentatives de travailleurs de plateformes concerne les revenus – horaires notamment – et les conditions de travail.
Quatre thèmes doivent faire l’objet de négociations annuelles. Les représentants des plateformes et des travailleurs doivent, chaque année, ouvrir des discussions sur au moins l’un d’entre eux. L’Arpe est, en outre, attentive aux conditions d’exercice des fonctions de représentants de plateforme, ce qui est très important dans un secteur où le dialogue social est naissant. Cet aspect a fait l’objet d’accords pour les livreurs et pour les chauffeurs de VTC mais les discussions continuent. Certains représentants des travailleurs nous ont dit vouloir aller plus loin, notamment s’agissant du montant forfaitaire de l’indemnisation perçue lorsqu’ils doivent interrompre leur activité, lors des réunions organisées par l’Arpe, par exemple. C’est donc dans ce cadre-là que le dialogue social va se poursuivre.
Mme Sophie Taillé-Polian (Écolo-NUPES). Vous avez évoqué votre préférence pour la présomption d’indépendance plutôt que pour la présomption de salariat. Vous estimez qu’il s’agit de concepts juridiquement assez proches, ce que, comme Mme la rapporteure, je ne crois pas. En tout état de cause, politiquement, ça ne l’est pas du tout.
Puisque vous défendez le dialogue social, ne croyez-vous pas que le rôle du ministre chargé du Travail est de défendre et d’adopter des positions favorables au salariat quand il y a subordination, quand de petits autoentrepreneurs font face à de grandes, très grandes plateformes qui, elles, ont beaucoup de pouvoir ?
La disproportion de moyens n’est-elle pas telle qu’il serait quand même logique, lorsque l’on se réfère à la social-démocratie, que l’État vienne en soutien des petits ?
M. Olivier Dussopt, ministre. Madame la députée, ce ne sont pas des concepts tout à fait identiques mais ce qui compte, dans un système où le juge peut procéder à des requalifications, c’est la réalité des conditions d’exercice. Ce sont elles qui déterminent l’indépendance ou la non-indépendance – donc la requalification en salariat.
Quant à ma responsabilité, elle est avant tout de permettre aux hommes et aux femmes de ce pays de travailler sous le statut qu’ils choisissent, à condition que celui-ci corresponde à la réalité de leurs conditions d’exercice. Le choix historique qu’a fait la France – et non pas celui que j’ai fait – est de confier au juge le soin de requalifier, s’il considère que les conditions réelles d’exercice d’une activité ne correspondent pas au statut qui est affiché, par l’une ou l’autre des parties.
M. le président Benjamin Haddad. Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre disponibilité et pour vos réponses précises aux questions de notre commission d’enquête.
Source https://www.assemblee-nationale.fr, le 7 juin 2023