Déclaration de Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition énergétique, sur le bilan de l'action gouvernementale entre 2018 et 2022 en matière de sécurisation de l'approvisionnement industriel en médicaments du système de santé français, au Sénat le 31 mai 2023.

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Circonstance : Audition au Sénat devant la commission d'enquête Pénurie de médicaments

Texte intégral

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête entend aujourd'hui Mme Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre déléguée chargée de l'industrie et aujourd'hui ministre de la transition énergétique.

Madame la ministre, vous avez occupé pendant près de quatre ans le poste de secrétaire d'État, puis de ministre déléguée chargée de l'industrie. C'est durant votre mandat ministériel que s'est imposée dans le débat public la notion, souvent discutée, de relocalisation, à la faveur d'une revalorisation de l'image de l'industrie, mais surtout de la crise sanitaire de la covid-19. L'industrie pharmaceutique française et ses choix passés ont été mis en pleine lumière et discutés.

Durant la crise de la covid-19, vous avez certainement pu, comme nous, constater les dégâts de près de quarante ans de désindustrialisation : la France n'était initialement pas en mesure de se protéger et de soigner efficacement contre le SARS-CoV-2 - la faute, notamment, à une trop forte dépendance industrielle de notre pays, tout le long de la chaîne de valeur du médicament. Plusieurs appels d'offres que vous nous présenterez ont alors été lancés, visant à relocaliser la production de certains médicaments ou principes actifs, grâce au budget colossal du plan de relance, puis de France 2030.

Mais les gouvernements successifs dont vous avez fait partie ont aussi poursuivi la compression à la baisse des dépenses de santé, que certains nous disent difficilement soutenable pour la production de médicaments matures, alors que la France a subi de nombreux chocs externes et connaît désormais une inflation élevée. Vous pourrez nous parler du rôle que jouent le prix des médicaments et sa réglementation, qui font la spécificité de l'industrie pharmaceutique.

Nous souhaitons vous entendre aujourd'hui pour tirer le bilan de votre action entre 2018 et 2022 en matière de sécurisation de l'approvisionnement industriel en médicaments de notre système de santé, sur toute la chaîne de valeur, depuis la chimie jusqu'au conditionnement.

Nous savons que les causes des pénuries de médicaments sont multiples, conjoncturelles et structurelles, allant des circuits de distribution aux chocs de demande ; mais au fondement de notre travail se trouve la question de la production en France, dernier filet de sécurité pour notre pays en cas de pénuries graves. De fait, les pénuries s'aggravent d'année en année et représentent une urgence de santé publique. À l'été 2018, une mission d'information du Sénat, dont Mme la rapporteure et moi-même étions membres, avait estimé qu'entre 700 et 800 médicaments étaient en situation de pénurie ; aujourd'hui entre 2 000 et 3 000 médicaments seraient concernés chaque semaine, voire plus lors de certains pics.

Cette capacité à produire est justement au cœur de votre ancien portefeuille ministériel. Il nous semble que l'État pourrait, bien souvent, aller plus loin pour piloter l'approvisionnement en médicaments, voire diriger plus directement une production de médicaments pour répondre en cas d'urgence ou de défaut de la production industrielle.

Lors de cette audition d'une durée d'environ une heure et demie, nous vous laisserons tout d'abord la parole pour un propos général de dix minutes, puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera des questions.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : "Je le jure."

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Pannier-Runacher prête serment.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je vous remercie de m'accueillir au titre de mes anciennes fonctions de ministre déléguée à l'industrie au sein de votre commission d'enquête consacrée à la pénurie de médicaments et à la politique de relocalisation des produits de santé, que nous avons engagée sous l'égide du Président de la République.

Ce sujet revêt à mes yeux trois enjeux principaux, que vous avez soulevés.

Le premier est, bien entendu, un enjeu de santé publique : comment garantir aux Français un accès aux traitements appropriés, en quantité, en qualité et en innovation ?

Le second est un enjeu industriel, qui concerne notre capacité à relocaliser, à produire et à sécuriser l'approvisionnement en produits de santé, en temps normal comme en temps de crise, ces deux temps devant être distingués.

Le troisième est un enjeu de régulation, qui a trait à notre capacité à susciter l'innovation, à augmenter nos productions industrielles et à mener une politique du prix du médicament et d'achat public cohérente avec les deux précédents enjeux.

Le contexte est le suivant : les pénuries touchent la France comme les grands pays de l'OCDE. Il s'agit bien d'une évolution structurelle, même s'il existe aussi des éléments d'explication conjoncturels. Les pénuries ont augmenté de 60% dans quatorze pays de l'OCDE entre 2017 et 2019 - donc avant la covid-19. Sur cet échantillon, en nombre de pénuries notifiées, la France est en cinquième position - après l'Islande, le Canada, le Portugal et la Belgique. Je ne vous rappellerai pas les chiffres relatifs à l'augmentation des pénuries, que vous connaissez.

Il faut bien comprendre la situation pour améliorer la réponse gouvernementale et votre commission y contribuera certainement.

Je me concentrerai sur la situation que j'ai connue entre 2018 et 2022, en tant que secrétaire d'État puis ministre en charge de l'industrie.

Avant la crise de la covid-19, la France était très bien placée en matière de production de médicaments : en 2007, elle était première de l'Union européenne, mais elle a ensuite progressivement perdu cette place, parallèlement à sa désindustrialisation. Quinze ans plus tard, elle se situe autour de la cinquième position. La France a donc glissé et perdu sa pole position, un déclassement qui s'explique par la conjonction de plusieurs facteurs.

Il s'agit d'abord d'une période historique de chute de brevets : les molécules deviennent moins attractives à produire et plus faciles à génériquer, entraînant le développement de productions en dehors de France et même d'Europe.

Le second élément a trait à la hausse des coûts directs et du poids réglementaire, notamment en matière environnementale, qui a creusé l'écart par rapport au coût des mêmes productions dans d'autres zones géographiques, où l'on assiste aussi à une montée en compétences. Ce double effet conduit à l'augmentation des parts de marché de ces pays.

Ancienne directrice de cabinet du directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) entre 2003 et 2006, je peux affirmer que le volet médicaments du projet de loi de financement de la sécurité sociale est conçu comme une variable d'ajustement. Cette tendance de fond de notre régulation n'est pas nouvelle : je l'ai vécue à l'hôpital et sur le financement des molécules innovantes.

Le dernier élément est constitué par un cadre de régulation désavantageux pour les molécules matures et qui s'est durci au fil des années.

Vous connaissez le résultat : le glissement de la France de la première à la cinquième place au sein de l'Union européenne, qui correspond à une perte de compétitivité. Au plan international, 80 % des principes actifs sont désormais produits en Chine et en Inde. Nous observons des ruptures d'approvisionnement, en particulier sur des molécules matures, peu difficiles et moins intéressantes à produire, le tout sur fond de croissance des besoins en produits de santé : le marché est en croissance, car certains pays se développent et répondent mieux aux besoins de santé de leur population. Les productions se déplacent, et lorsque l'innovation elle-même se déplace, on abandonne progressivement un certain nombre de produits matures.

Dès le premier quinquennat et avant la crise de la covid-19, une prise de conscience a eu lieu sur la nécessité de réagir face à cette dégradation alarmante. Le premier comité stratégique des industries de santé (Csis) du quinquennat s'est tenu en juillet 2018 ; je n'étais pas encore au Gouvernement. Mais dès ma prise de fonctions en octobre 2018, ses conclusions étaient claires et devaient s'appliquer : il s'agissait notamment de se focaliser fortement sur les produits innovants.

Nous avons également travaillé pendant un an sur le pacte productif, qui a permis ensuite de nourrir le plan de relance et France 2030. Nous avons notamment concentré nos travaux sur la bioproduction et les thérapies cellulaires. Il s'agissait de nouvelles orientations en matière de produits de santé, sur lesquelles France pouvait mieux se positionner.

En septembre 2019, la ministre de la santé de l'époque, Agnès Buzyn, a commandé une mission sur les molécules matures à M. Biot pour "limiter le risque de ruptures d'approvisionnement dans un objectif de sécurité sanitaire afin de renouer avec une stratégie européenne d'indépendance et de souveraineté dans le domaine pharmaceutique". Ce rapport a été rendu une quinzaine de jours avant le début de la crise de la covid-19. Il était d'une très grande actualité au regard de ce que nous avons vécu ensuite.

La crise de la covid-19 a été, bien évidemment, un accélérateur de la prise de conscience. Elle a mis en évidence la complexité des chaînes d'approvisionnement. Un vaccin ARN messager nécessite 230 composants : il ne suffit donc pas de sécuriser le principe actif et deux ou trois étapes de la production. Il faut aussi penser à tous les flexibles, les capsules, les flacons, etc.

Elle a également mis en évidence l'éclatement des lignes de production et leur concentration, non pas seulement dans un pays, mais aussi sur un site. Donc, si un tel site connaît un accident, un incendie par exemple, cela peut avoir un impact non négligeable sur la production mondiale. Cette vulnérabilité, fruit de la suroptimisation des chaînes de production, a été mise en évidence.

Il est également apparu que la France n'était pas en capacité de fabriquer certains produits. Je pense aux produits sophistiqués comme un ARN messager et non à des produits simples comme des gants ou des masques. La France n'avait aucune chaîne de production d'ARN : nous avions des laboratoires de recherche, mais étions incapables de produire plusieurs milliers de doses quotidiennes. D'autres pays européens avaient des bouts de chaîne et ont permis de créer la chaîne de production des vaccins contre la covid-19.

Nos réponses se sont étagées, de l'urgence jusqu'à la réponse structurelle.

Le 18 juin 2020, anticipant le plan de relance, nous avons lancé un premier appel à manifestation d'intérêt (AMI), dit capacity building, afin d'exploiter immédiatement la réglementation européenne qui permettait de soutenir toute production de produits de santé en lien avec la covid-19, avec un haut niveau de soutien public. Cet AMI a permis de soutenir des produits innovants ou matures - vaccins, composants, dispositifs médicaux, diagnostics in vitro, consommables. Face à l'ampleur du besoin, un deuxième AMI a été lancé en février 2021. Au total, 42 projets ont été soutenus, pour environ 500 millions d'euros de soutien public et plus 800 millions d'euros d'investissements. Il s'est agi, par exemple, de lignes de production de vaccins injectables en format unidose, de bouchons techniques ou standards stériles pour les vaccins, des lipides nécessaires pour la vaccination ARN ; bref, les composants d'une chaîne d'approvisionnement.

En parallèle, cinq secteurs stratégiques - dont l'automobile, l'aviation et la santé ¬ et un secteur transversal - matériaux critiques - ont été identifiés dans le cadre du plan de relance, afin de soutenir le renforcement de nos capacités industrielles dans ces secteurs. L'appel à projets a visé à diminuer notre dépendance nationale et européenne et à obtenir un impact économique et industriel dans des délais rapides. Les résultats sont les suivants : 128 projets, pour près de 160 millions d'euros d'aides. Il s'agit d'un exercice différent du précédent, de réindustrialisation au-delà de la crise de la covid-19.

Au total, sur la période, 187 projets ont été soutenus, avec 1,8 milliard d'euros d'investissements. Voici quelques exemples complémentaires, parmi d'autres : des projets de production de principes actifs, comme chez Seqens dans l'Isère ; des projets visant à rendre notre outil de production plus vert et plus performant, comme chez Minakem dans les Hauts-de-France ; des projets de production de principes actifs anticancéreux pour le traitement du mélanome, comme aux laboratoires Pierre Fabre à Gaillac.

Enfin, afin d'aller au bout des conclusions du précédent comité stratégique des industries de santé et de préparer le suivant, nous avons élaboré des réponses structurelles en matière de régulation. Un nouvel accord-cadre entre Les entreprises du médicament (Leem) et le Comité économique des produits de santé (CEPS) a ainsi été conclu, avec un chapitre consacré aux mesures d'attractivité pour permettre la relocalisation des productions et plusieurs dispositions destinées à maintenir une offre suffisante de médicaments dans un objectif de santé publique. Le comité stratégique des industries de santé de l'été 2021 a débouché sur des mesures fortes, notamment sur un objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) sur les produits de santé fixé à 2,4%. Je souris, parce que je sais bien comment on peut construire l'Ondam d'un côté et le déconstruire de l'autre...

Je citerai enfin le décret permettant un accès direct au marché pour les produits de santé, ce que l'on appelle le "go to market". L'absence d'un tel dispositif était considérée comme très nuisible à l'attractivité et à la compétitivité de la France, par comparaison avec l'Allemagne par exemple.

Nous commençons à voir les fruits de notre action en 2023, avec France 2030 - et son axe santé très fort, doté de 7,5 milliards d'euros de crédits fléchés -, le décret accès direct et le nouvel accord CEPS.

Nous avons également mené une action à l'échelon européen. En tant que ministre chargée de l'industrie et présidente du conseil compétitivité, j'ai porté un axe santé très fort et notamment un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) en santé pour accompagner un certain nombre de domaines : les principes actifs, les biothérapies et bioproductions - car nos positions y étaient fragiles - et l'appareil de production ARN. En effet, au-delà du traitement de la covid-19, les perspectives offertes par les thérapies de type ARN semblaient importantes. Je ne suis pas médecin, mais c'est ce que disaient les experts et nous n'avions que peu de structures de production. Nous avons donc largement ouvert la porte.

Les discussions se déroulent encore actuellement, mais nous avons pu déposer des projets. J'espère que la Commission européenne reviendra vers nous fin 2023. Entre le moment où nous avons commencé à en parler et l'éventuelle première décision, il s'est écoulé trois ans : cela témoigne de la quantité d'énergie qu'il faut mettre dans ces matières technologiques rapides pour faire avancer les sujets.

Ces actions sont insuffisantes au regard de la situation de pénurie de certaines molécules, mais plusieurs facteurs sont à considérer.

La première raison est structurelle. Historiquement, notre politique de soutien aux produits de santé s'est principalement concentrée sur l'innovation. Or produits matures et innovation correspondent à des modèles économiques distincts au sein du portefeuille d'une entreprise ; les premiers servant à financer la seconde. Par conséquent, toute réduction de tarifs sur ces produits peut ultimement remettre en question le financement de l'innovation.

Deuxièmement, en termes d'industrialisation, les molécules matures sont progressivement supplantées par des molécules innovantes, ce qui réduit leur appareil de production mondial et crée des effets de pénurie. Celles-ci sont alors gérées par le prix, lequel, s'il n'en est pas le seul élément explicatif, détermine en fin de compte la file d'attente.

En ce qui concerne l'accompagnement des molécules matures et la garantie de leur production, il n'est pas obligatoire que cette production se fasse sur le territoire français, pour peu que l'approvisionnement soit sécurisé par ailleurs. Cela signifie disposer de plusieurs sources, de préférence pas trop lointaines, pour éviter des problèmes de chaîne logistique.

Ensuite, il est difficile de maintenir une cohérence totale entre les différentes actions publiques, notamment en ce qui concerne la commande publique. Avec Olivier Véran, nous avons bataillé pendant six mois pour rédiger une circulaire permettant aux hôpitaux, et recommandant aux autres établissements utilisant des équipements de protection individuelle (EPI), de prendre en compte les risques de rupture lors de leurs achats publics, quitte à payer un peu plus cher. Il s'agissait pour nous de sécuriser des productions et de les protéger contre les risques de rupture d'approvisionnement. Malheureusement, ces circulaires n'ont pas été pleinement mises en œuvre. Il existe un risque d'injonction paradoxale entre l'optimisation de la structure de coûts des établissements de santé d'une part, et l'acceptation d'un prix un peu plus élevé pour garantir la sécurité de l'approvisionnement d'autre part. Des systèmes d'allotissement pourraient être envisagés de manière à identifier plusieurs fournisseurs, garantissant à la fois sécurité d'approvisionnement et compétitivité des prix.

La coordination avec Bruxelles est essentielle. La création de l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (HERA) est à ce titre une avancée majeure, avec l'idée de lui conférer des compétences spécifiques en temps de crise comme en anticipation de crise. Le PIIEC est lancé, mais nous devons nous assurer que ces politiques aboutissent. Nous sommes encore loin, toutefois, en termes d'ambition, d'équipes, de stabilité et de moyens financiers, de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) aux États-Unis.

Enfin, abordons la politique des prix. Vous avez entendu le président du CEPS ; il convient d'exploiter tous les outils qui sont à notre disposition, notamment l'intégralité de l'accord-cadre et le décret d'accès direct mis en place avec détermination lors de la législature précédente. Cependant, il est encore trop tôt pour évaluer l'efficacité de ces mesures ; je suis consciente que des résultats sont attendus dans le cadre de la mission interministérielle sur les mécanismes de régulation et de financement des produits de santé lancée par la Première ministre.

Pour conclure, je précise que des initiatives telles que "Innovation santé 2030" et le renforcement de notre souveraineté industrielle dans le domaine pharmaceutique ont démontré leur efficacité. Il s'agit maintenant de les adapter afin de les prolonger dans un contexte normalisé, hors pandémie. Je suis confiante quant au fait que Roland Lescure et François Braun, qui ont succédé à Olivier Véran et moi, s'y emploient.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - En effet, la délocalisation de l'industrie pharmaceutique ne s'est pas produite sous un seul mandat présidentiel, elle est mise en œuvre depuis vingt ou trente ans. Les entreprises, dans une logique de rentabilité optimale, ont préféré s'installer dans des pays à moindre coût, ayant moins d'exigences sociales et environnementales, plutôt que de rester en France. Il faut également prendre en compte une certaine difficulté de la société à accepter l'implantation d'industries chimiques, réputées polluantes, sur notre territoire. Tous s'accordent sur la nécessité de relocaliser ces industries, et nous observons une volonté en ce sens, soutenue par des aides publiques et encouragée par le Gouvernement, mais la réponse est souvent : "D'accord, mais pas chez nous."

Ma première question concerne les garanties que nous pouvons obtenir. Ces entreprises ont déjà délocalisé leurs opérations et bénéficient maintenant de nouvelles aides publiques pour relocaliser. Quelles garanties avons-nous qu'elles resteront sur le territoire français pour une durée significative ?

J'aimerais également vous interroger sur votre mandat en tant que ministre. Vous avez mis en place des politiques qui ont favorisé le développement de capacités de production sur notre territoire. Il serait intéressant d'obtenir plus d'informations à ce sujet. Toutefois, pendant cette même période, nous avons observé à la fois les prémices de relocalisations et la poursuite des délocalisations. Pourriez-vous nous fournir un bilan précis des établissements relocalisés au regard de ceux qui ont quitté notre territoire ?

Ma deuxième question porte sur l'attractivité du territoire français pour l'industrie pharmaceutique. Nous avons constaté lors de nos auditions que le crédit d'impôt recherche (CIR) était un atout majeur en ce sens ; la France investit énormément dans ce dispositif, qui profite surtout aux grands laboratoires. Cependant, certaines entreprises adoptent des stratégies d'évitement ou d'optimisation. Ne serait-il pas temps d'ajouter des conditions à ce dispositif ? Par exemple, nous avons appris hier lors de notre audition de la Fundação Oswaldo Cruz (Fiocruz) au Brésil que ses membres sont capables de prendre des décisions sur la production de médicaments une fois que la recherche a abouti. Il en va de même pour la BARDA, aux États-Unis : quand la recherche aboutit, on peut produire. Serait-il envisageable, compte tenu de notre histoire et de notre réseau industriel, de mettre en place de telles conditions ? Pourrions-nous garantir qu'une fois la recherche achevée sur le territoire français, la production ait lieu en France, ou au moins en Europe, et que les médicaments produits soient prioritairement destinés à la France ? Cela vous semble-t-il réalisable ? Si oui, sous quelles conditions ?

Toujours dans la même perspective, une troisième question : en ce qui concerne la transition écologique, il est nécessaire de déterminer des critères pour respecter les normes sociales et environnementales. Les industriels que nous avons entendus en audition affirment que le respect de ces normes doit être pris en compte ; à défaut, ils seraient désavantagés face à d'autres pays qui ne les respectent pas. Comment envisagez-vous de traiter cette situation ? Réfléchissez-vous, entre votre ministère et d'autres ministères concernés, comme celui de la santé, à proposer un label pour les médicaments qui respectent ces normes environnementales ?

Ma quatrième question concerne la clause de sauvegarde, initialement mise en place pour les médicaments innovants puis étendue aux médicaments matures. Au cours des auditions que nous avons menées, on nous a indiqué que cette clause constituait un handicap pour les laboratoires, car ceux-ci ne savent que tardivement s'ils doivent s'en acquitter, ce qui nuit à la prévisibilité de leurs activités. Sans aller jusqu'à la supprimer, car elle apporte une contribution significative aux caisses de la sécurité sociale, que pourrait-on envisager à cet égard ?

En outre, je me demande si l'État dispose des moyens nécessaires pour négocier avec les industriels. Fait-il le poids lorsqu'il s'agit de fixer les prix ? Nous avons vu des bras de fer importants lors des négociations sur les prix, comme avec les vaccins contre la covid-19. La direction de Sanofi, par exemple, avait déclaré qu'elle donnerait la priorité aux plus offrants, c'est-à-dire aux États-Unis. Face à ces attitudes ou aux négociations difficiles, comme nous l'avons vu avec le CEPS, quels sont les moyens de l'État pour maintenir des prix raisonnables, notamment pour les médicaments innovants ?

Enfin, ma dernière question porte sur l'Europe. Vous l'avez souligné, vous avez contribué à lancer le PIIEC santé ; la France a joué un rôle moteur dans cette initiative, c'est positif. Au cours de nos auditions, il est apparu clairement que la politique pharmaceutique ne pouvait être envisagée uniquement dans un cadre national. La réflexion doit se faire au niveau européen, voire mondial, le rôle de l'Europe étant crucial. Toutefois, après quelques années, il semble que les ambitions initiales aient été quelque peu réduites. Êtes-vous toujours confiante dans cette approche ? Qu'est-ce qui pourrait être amélioré pour faire en sorte que les ambitions affichées se concrétisent plutôt que d'être révisées à la baisse ?

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Je complète la question sur la clause de sauvegarde. Nous avons récemment entendu le témoignage d'un laboratoire de 135 salariés. Il y a quatre ans, le montant qu'elle a acquitté au titre de la clause de sauvegarde représentait 40 000 euros, il est aujourd'hui de 160 000 euros, sans que cette augmentation ait pu être anticipée. Dans le même temps, le chiffre d'affaires de l'entreprise a baissé de 3 %. Il est évident que ce sujet emporte des conséquences tangibles.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Sur la question des délocalisations, le premier élément à prendre en compte est l'apparition de nouveaux acteurs sur le marché mondial : il ne s'agit pas toujours de délocalisations, il peut s'agir parfois seulement de concurrence, le détenteur initial du brevet expiré étant confronté à l'émergence de producteurs de génériques dans leur pays d'origine, notamment en Inde et en Chine. Il ne s'agit pas nécessairement d'un "Big Pharma" déjà implanté, ce sont souvent des entreprises importantes d'origine locale, qui peuvent construire des usines plus rapidement que nous et dans certaines conditions qui nous sont inaccessibles.

En effet, nous nous soumettons à deux niveaux de normes : les normes environnementales générales et les normes spécifiques liées à la nature dangereuse de certaines installations, comme celles qui sont classées Seveso seuil haut. En règle générale, l'annonce de la construction d'un tel site n'engendre pas un enthousiasme débordant, je vous le confirme. Ensuite interviennent les normes spécifiques à la pharmacie : nous imposons des exigences rigoureuses en termes de qualité et de traçabilité de la production. Ces garanties pour les patients entraînent des coûts supplémentaires pour les entreprises.

Lorsque l'on combine ces coûts additionnels aux économies naturelles que présentent des pays dans lesquels les coûts de base sont inférieurs à ceux de l'Europe, on comprend comment de nouveaux acteurs importants en termes de volume de production ont pu émerger. Ils ont d'ailleurs joué un rôle indispensable lors de la mise en place des chaînes de production mondiales pour les vaccins contre le SARS-CoV-2, fournissant une partie des éléments nécessaires.

Il ne s'agit donc pas nécessairement de délocalisations, c'est parfois simplement une redistribution des parts de marché concernant des acteurs aux coûts de structure plus importants, habitués à produire dans des pays où ces coûts sont plus élevés. Ces entreprises se positionnent donc là où elles ont le plus de chances de se distinguer, c'est-à-dire sur les produits innovants, grâce à leurs capacités de recherche et de développement plus importantes ; elles ont tendance, en parallèle, à fermer les activités qui ne sont pas rentables.

Ensuite, concernant nos actions en matière de sécurisation de nouveaux sites de production, rappelons que la construction d'une installation pharmaceutique - ainsi, d'ailleurs, que sa fermeture - est un processus à la fois long et coûteux, quel que soit le niveau de subvention proposé. Par conséquent, il est difficile de considérer qu'une entreprise puisse faire son marché au niveau mondial et décider de s'installer en France une année puis de changer de pays trois ans plus tard parce que cela pourrait lui être plus avantageux. Le coût de fermeture d'une usine et celui des investissements capitalistiques perdus est trop important.

Par ailleurs, le coût du travail n'est pas nécessairement moindre dans d'autres pays qu'en France, car le fonctionnement d'une usine pharmaceutique repose majoritairement sur du personnel très qualifié. De fait, les niveaux de rémunération tendent à converger dans le temps. Un cadre est aujourd'hui mieux payé en Chine qu'en France, à plus forte raison s'il parle anglais.

Selon moi, la différence tient davantage aux normes, aux brevets et au marché domestique.

Notre marché domestique compte 67 millions de consommateurs potentiels, tandis que l'équivalent de la classe moyenne en Chine constitue un marché de 450 millions de personnes et que le marché des États-Unis s'élève à 350 millions de personnes.

Cela devrait pousser l'Europe à aller vers une convergence des règles pour éviter d'avoir des régulations qui sont parfois contradictoires et qui imposent de redéposer des dossiers d'autorisation de mise sur le marché, alors même qu'il existe une agence unique du médicament. Cela permettrait de renforcer l'accès au marché européen et son attractivité.

J'estime qu'un laboratoire pharmaceutique qui accepte de s'installer dans un pays où il est plus coûteux de produire s'impose de lui-même la condition d'y rester. Au fond, nous "tamponnons" l'écart de coût par rapport à un site construit ailleurs.

Le crédit d'impôt recherche est un outil qui permet de ramener le coût du chercheur français au même niveau que celui du chercheur allemand. Au-delà de 80 000 euros de coût brut par an, une personne rémunérée en Allemagne paie moins de cotisations sociales, tandis qu'au-delà de 2,5 Smic, notre niveau de cotisations sociales est bien supérieur à ceux de nos homologues européens. Le CIR permet de rattraper cet écart. Si j'estime qu'il ne constitue pas un élément d'attractivité en soi, sa suppression serait un élément de perte de compétitivité, car le coût de nos centres de recherche serait de ce fait plus élevé que celui des centres de recherche de nos voisins proches. C'est pourquoi, je recommande la plus grande prudence en la matière.

Il convient en revanche de veiller à ce que les acteurs qui optimisent ce dispositif dans un sens qui, pour être conforme à la lettre de la loi, n'est pas conforme à son esprit, ne puissent plus le faire. Dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêt capacity building, nous avions prévu des retours en termes de réservations de capacités de production, car l'objectif était moins la réindustrialisation que la sécurisation des approvisionnements.

Les acheteurs publics doivent pouvoir s'appuyer sur des critères objectifs de respect des normes sociales et environnementales. Un label, par exemple, rapporte des points en plus dans le cadre d'un marché public. Il convient toutefois d'être attentif à ce que les PME aient les moyens de se faire labelliser.

Dans le cadre du projet de loi relatif à l'industrie verte, un travail est mené en vue de la création d'un label d'excellence environnementale qui, au-delà de la santé, pourra servir de référentiel pour l'achat.

La clause de sauvegarde a été créée afin d'être activée de temps en temps. Or elle est activée systématiquement et pour des montants de plus en plus importants. La mission régulation devra faire des propositions sur le fonctionnement de ce dispositif, car son mode de fonctionnement ne correspond plus à l'esprit qui a présidé à sa création. Il est par ailleurs difficile, pour les entreprises concernées comme pour les hôpitaux, de connaître leur norme de dépenses au milieu ou en fin d'année, mais cela est lié à l'Ondam.

L'État fait le poids dans la négociation, puisque les experts s'accordent à dire que le prix du médicament sur le marché français est parmi les plus compétitifs.

Nous pourrions, sur le modèle de la BARDA, financer la recherche en contrepartie d'une production future. Cela suppose toutefois d'être prêt à investir des montants très importants. Il faut donc choisir nos combats, c'est-à-dire les classes thérapeutiques qui seraient concernées.

Dans le cadre du plan national de relance et de résilience, nous avions lancé des appels à projets relatifs à des molécules d'intérêt thérapeutique majeur. La liste de ces molécules étant très longue, j'avais lancé la "mission Giorgi", menée par l'inspection générale des affaires sociales (Igas) et le Conseil général de l'économie, avec pour mandat de préciser et de resserrer cette liste.

L'Europe a été très ambitieuse en matière de santé, car, s'agissant d'une compétence qui relève des États, elle est allée bien au-delà de ce que prévoient les traités, et il faut reconnaître que son action a été plutôt efficace.

Il convient de favoriser non seulement l'innovation, mais aussi l'industrialisation - les PIIEC sont un bon moyen de le faire - et il faut s'efforcer de lever tous les obstacles à la diffusion d'un médicament, en particulier pour les petites entreprises et les start-up. Il est en effet plus difficile, pour un même produit, d'obtenir 27 autorisations de mise sur le marché qu'une seule. Il faut donc favoriser les reconnaissances réciproques et les pratiques homogènes, d'autant que ce n'est pas coûteux et que cela permettra aux entreprises d'avoir accès à un marché de 450 millions de personnes disposant d'un pouvoir d'achat important.

En écho aux propos tenus par mon collègue Olivier Véran lors de son audition devant votre commission d'enquête, j'estime qu'une meilleure régulation de la prescription - qui expose du reste les patients à des risques d'iatrogénie - permettrait de récupérer des marges de manœuvre. C'est peut-être un vœu pieux, mais ce serait une bonne chose.

Mme Pascale Gruny. - Faut-il mettre en place une politique de stock ? Si oui, qui doit en supporter le coût ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Le décret du 30 mars 2021 relatif au stock de sécurité destiné au marché national prévoit des stocks de deux mois, voire de quatre mois pour certains types de préparation.

Plusieurs éléments sont à prendre en considération. Il est tout d'abord contre-intuitif de songer à constituer des stocks en période de pénurie.

Par ailleurs, les coûts de constitution de stocks sont considérables. Il s'agit d'une décision de nature, non pas technique, mais politique, qui emporte un effort financier devant être apprécié à l'aune de son impact sur l'attractivité de notre pays.

Lors des échanges que j'ai eus avec les industriels dans le cadre de mes fonctions passées, ces derniers ont exprimé leurs préoccupations au regard des coûts de constitution des stocks, mais aussi du stockage, car non seulement cela occupe de la place, mais il faut de plus s'assurer que les conditions de stockage soient sécurisées. De fait, cette question était vécue comme assez contraignante par les industriels.

Je sais que mon collègue François Braun mène actuellement des travaux sur ce sujet afin de formuler un certain nombre de propositions.

Je n'ai pas répondu à une précédente question sur le bilan des fermetures et des ouvertures de sites. Je ne dispose pas de données relatives au seul secteur de la santé. En revanche, nous savons que le secteur industriel a contribué à créer 90 000 emplois net au cours des dernières années, alors qu'entre 2000 et 2016 le bilan net était de - 1 million d'emplois. Cela peut paraître peu, mais c'est énorme car le nombre d'employés nécessaires au fonctionnement d'une usine diminue de manière structurelle.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Il serait intéressant de disposer de données par secteur.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Je vous renvoie vers mon collègue chargé de l'industrie.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - Dès que nous posons cette question, nos interlocuteurs semblent dans l'incapacité de nous répondre...

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Il faut de plus distinguer entre les différents niveaux de fonction, car dans le secteur de la santé, si les pôles chargés de la commercialisation ont fait l'objet de restructurations ces dernières années, ce n'est pas forcément le cas des pôles industriels.

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - C'est notamment le cas du secteur chimique, qui est le maillon très faible de la chaîne de production du médicament.

Mme Émilienne Poumirol. - De quels moyens la puissance publique dispose-t-elle pour réguler le marché du médicament et partant, éviter les pénuries que l'on déplore aujourd'hui ?

Vous avez bien remis en perspective la question du prix des médicaments matures, ainsi que celle de la clause de sauvegarde.

Vous avez également évoqué les injonctions contradictoires faites aux hôpitaux : ces derniers passent des commandes publiques pour obtenir les prix les plus bas mais ils ne peuvent pas inclure de clause de priorité dans ces commandes en raison de l'Ondam, qui est construit, non pas en fonction des besoins réels du pays, mais en fonction des dépenses de l'année passée, ce qui est tout à fait anormal.

Pourriez-vous revenir sur la transparence des prix ? Les "Big Pharma" ont abandonné la chimie au profit des thérapies géniques. Que peut faire l'État pour encadrer les demandes de prix exorbitants sur ces produits innovants ?

Mme Sonia de la Provôté, présidente. - De nombreuses personnes que nous avons auditionnées ont déploré la multiplicité des acteurs de l'écosystème du médicament et son fonctionnement en silo, les objectifs économiques et budgétaires et les objectifs de santé publique étant souvent disjoints - nous en avons pris conscience brutalement pendant la pandémie de la covid-19.

La question du pilotage, notamment sanitaire, est très prégnante pour l'ensemble des acteurs. Avez-vous envisagé de mener une réflexion sur ce sujet lorsque vous étiez chargée de l'industrie ? Nous constatons que, pour remédier aux pénuries, si différentes structures, comités et task force sont constitués, le travail se focalise sur l'emploi et la politique industrielle, au détriment de l'objectif sanitaire, qui devrait être l'objectif principal.

En particulier, le financement public, parfois substantiel, n'est assorti d'aucune conditionnalité de production en France. Le CIR permet de financer des recherches, mais les demandes de brevet sont ensuite déposées dans d'autres pays, plus accueillants et plus propices au développement industriel.

La solution à ces difficultés ne passe-t-elle pas par un pilotage visant l'atteinte d'un objectif sanitaire conçu comme véritablement prépondérant ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - Sur la question des prix des molécules innovantes et de la nature de la négociation, je vous rappelle que le gendarme budgétaire de la santé est la direction de la sécurité sociale (DSS). De notre côté, à Bercy, même si ce rôle ne relevait pas de la direction du budget, nous n'étions pas opposés à l'augmentation de la dépense, dans une logique de retour sur investissement : notre préconisation était d'anticiper les retombées attendues de certaines décisions en nombre d'emplois directs ou induits - un emploi industriel représente trois ou quatre emplois induits sur le territoire -, ou en matière de sécurisation de l'approvisionnement, qui permet d'éviter la volatilité des prix et les coûts liés à la rupture.

Nous essayions d'anticiper tout cela, en ayant une vision de la sécurisation des chaînes de valeur, sans d'ailleurs forcément impliquer une production en France. Je me rappelle ainsi avoir aidé ma collègue autrichienne pour sécuriser un des derniers sites européens de production d'antibiotiques.

En premier lieu, la sécurisation de la chaîne de valeur implique de savoir où on produit et à quelles conditions cette production peut disparaître, et de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. La production peut être située en France, auquel cas, en situation normale ou en situation de crise, on a accès a priori à la production ; on peut même recourir, au besoin, à des outils "descendants" pour sécuriser la production réalisée sur son sol, comme la réquisition. La production peut également être située dans un autre pays de l'Union européenne, auquel cas des règles du jeu se mettent vite en place pour permettre des approvisionnements.

Ensuite, plus on s'éloigne, plus se pose la question de pose d'un double, triple ou quadruple approvisionnement, afin de faire face à des risques génériques - une usine qui brûle, une guerre, une fermeture de frontière - ou à une situation de pandémie et de tensions, qui entraîne un usage prioritairement domestique de la production. En effet, quand les quantités consommées explosent comme on l'a constaté pendant la pandémie de la covid-19 - on a alors multiplié par dix, je crois, la consommation de certains produits, et nous ne disposions pas de l'appareil de production permettant d'y faire face -, ce sont les pays où s'effectue la production qui sont servis en priorité.

Par conséquent, il faut sécuriser les chaînes de valeur, en examinant qui produit quoi et où, et en ayant au minimum deux sources d'approvisionnement pour les médicaments transversaux à un grand nombre de maladies.

En deuxième lieu, il faut avoir des capacités de production "appelables" : que met-on sous cocon, que sait-on déplacer dans une usine ? C'est une réflexion que nous avons eue avec Sanofi à propos d'un site de production de vaccins fonctionnant en mode normal, pour lequel nous avons défini un mode de fonctionnement en situation de crise, permettant de pousser la production de vaccins classiques et de produire autre chose : des vaccins contre des adénovirus, des vaccins à ARN messager, de la protéine désactivée, etc. Dans la production de médicaments, le point critique, ce sont les matériaux, mais aussi les ressources et les compétences, car il faut être capable de produire dans l'usine.

Il faut donc s'assurer de notre capacité à mettre en place des modes de fonctionnement en situation de crise ; je pense que c'est une réflexion intéressante.

En troisième lieu, du point de vue du pilotage, l'organisation en task force, en force opérationnelle, fonctionne bien. La task force vaccins a eu une véritable valeur ajoutée à l'échelon national et européen - elle a inspiré la task force européenne -, puisqu'elle a permis de surmonter bien des difficultés, en allant jusqu'à un niveau de détail très élevé.

Sans doute, si l'on met en place des task forces et que cela fonctionne mieux, cela signifie que l'organisation classique fonctionne trop en silos. C'est cette idée sous-jacente qui nous avait inspiré la création d'une agence de l'innovation en santé, afin de permettre la cohérence des décisions prises dans les différentes composantes de l'État au service d'une vision. Ainsi, si l'on décide d'avoir demain une bioproduction au service de telle ou telle thérapie, on est certain qu'il y a quelqu'un, dans le système étatique, qui en est spécifiquement chargé et qui peut discuter avec la direction générale des entreprises, avec les hôpitaux, avec la sécurité sociale, etc. Quelle que soit la forme retenue, agence ou non, la vision transversale est de nature à accélérer les choses et à donner une unité d'objectifs, à condition de ne pas vouloir produire toutes les molécules sur tout le territoire.

Sur la question des brevets, je répondrai de manière quelque peu provocatrice : pour avoir les brevets, il faut donner envie aux gens de produire en France. Il faut être conséquent dans notre politique. Si l'on obtient dans un autre pays une discussion plus rapide avec l'autorité de régulation, une autorisation de mise sur le marché trois fois plus courte, des financements plus importants pour le prototype et l'industrialisation et si les investisseurs privés sont aptes à conseiller et à prendre des risques, oui, il est plus facile d'investir dans ce pays que de rester dans un marché dans lequel, à chaque étape, on doit être champion du monde de la course de haies... C'est la réalité que nous renvoient certains chercheurs et c'est d'autant plus frustrant que nous avons une véritable capacité à produire de la recherche de qualité et à former des gens de très haut niveau. On le voit dans le domaine de l'intelligence artificielle, par exemple, qui compte de nombreuses personnes formées en France.

Par ailleurs, il faut que l'État tienne ses engagements. Nous sommes constamment dans une tension entre court terme et moyen terme. Le court terme, c'est la trajectoire budgétaire de l'année ; le moyen terme, ce sont les engagements sur des projets à cinq ou dix ans, par lesquels on accepte de prendre des risques. Nous l'avons fait lors de la pandémie de la covid-19, en achetant des vaccins sans savoir exactement de quelles quantités nous aurions besoin. Nous étions dans une situation de crise, dans laquelle les choix étaient réduits. Être capable de prendre des décisions qui engagent pour l'avenir, qui "crantent", et de tenir ces engagements me paraît essentiel.

Cela boucle avec le sujet de la clause de sauvegarde. Si l'on précise d'emblée les règles du jeu, ceux qui veulent jouer connaîtront les règles. Les Français ont tendance à changer rapidement les règles du jeu, c'est le reproche le plus récurrent que l'on nous adressait à l'international : "nous sommes prêts à jouer, mais arrêtez, vous, Français, de changer sans cesse les règles du jeu."

De manière générale, sur les dépenses de santé, il y a, avec la prévention et la juste prescription, des moyens d'avoir des retours sur investissement sur des sujets qui font la différence. Nous avons un prisme : nous sommes concentrés sur la prise en charge de la pathologie et non sur le maintien en bonne santé de la population.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez indiqué avoir utilisé le levier de la réquisition ; pourriez-vous nous fournir la liste des réquisitions auxquelles vous avez procédé ?

Vous affirmez qu'il ne faut pas changer les règles du jeu en cours de match et qu'il faut accélérer certains processus, mais il ne faut pas désarmer l'État : les autorisations temporaires d'utilisation ont permis à de grands laboratoires d'imposer un prix exorbitant pour des médicaments innovants. Une fois ce prix imposé, cela ancrait la négociation à un niveau très élevé et le prix final restait inabordable pour la sécurité sociale. J'insiste donc sur les armes que se donne l'État pour que chacun assume ses responsabilités. L'industrie pharmaceutique a aussi des devoirs et l'État doit se donner les moyens de faire respecter les règles. On trouve des exemples : vous dites que ce que nous appelons délocalisations n'en sont pas véritablement, mais, pour citer un exemple dans le Val-de-Marne, TotalEnergies ferme des usines performantes. Les entreprises ne se focalisent plus sur la recherche de long terme, elles achètent des start-up.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. - S'agissant des prix exorbitants, je veux préciser que le modèle pharmaceutique n'est pas une industrie classique. D'abord, les coûts de développement sont eux-mêmes exorbitants. Ensuite, le marché peut être très restreint, c'est le problème des maladies orphelines : quand la recherche coûte 500 millions d'euros et concerne 100 personnes porteuses de la maladie, le coût du traitement est forcément très élevé, ce qui soulève d'ailleurs des réflexions éthiques complexes.

Si l'on veut faire baisser le prix du médicament, quelle part est-on prêt à prendre dans le financement de la recherche et dans le risque de ne rien trouver ? C'est peut-être une façon de découpler le coût de revient d'une production, qui peut être modeste, de tous les échecs et du coût de la recherche ayant abouti.

On peut en outre améliorer les choses sur les essais cliniques, et cela ne coûte d'ailleurs rien. À cet égard, je vous invite à étudier le cas de l'hôpital du Texas, l'un des plus grands du monde, qui permet, avec l'intelligence artificielle, de générer en quelques jours une base de patients pouvant participer à un essai clinique, alors que, à la main, il faut étudier chaque dossier individuellement, ce qui prend des mois. On gagnerait à examiner ce genre de projets pour abaisser les coûts : on ne perd pas de temps et on ne fait pas de cadeau à l'industrie pharmaceutique, mais on se met au niveau de l'état de l'art en matière de santé et de recherche clinique. Nous avons des gains à faire de ce côté.

En matière de prix, le président du CEPS peut prendre une décision unilatérale, vous le savez. C'est une arme ultime, qui peut fonctionner, même si l'on privilégie toujours la négociation. Lors d'une négociation, on joue en permanence de la carotte et du bâton. Il est plutôt reconnu à l'international que les négociateurs français sont qualifiés et arrivent à des résultats satisfaisants du point de vue de l'utilisation des deniers publics.

La complexité réside dans le prix que l'on accorde à l'empreinte industrielle, à la politique de moyen terme, à la création d'un partenariat avec tel ou tel industriel. C'est compliqué...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie de vos réponses, madame la ministre.


Source https://www.senat.fr, le 14 juin 2023