Texte intégral
M. François-Noël Buffet , président de la commission des lois. - Mes chers collègues, Monsieur le garde des sceaux, la mise en place de cette mission conjointe de contrôle par la commission de la culture et par la commission des lois traduit une volonté : voir si des leçons ont été tirées de l'agression dramatique du professeur Samuel Paty, singulièrement par le ministère de la justice, et dans l'affirmative, lesquelles. Quelle organisation votre ministère et l'éducation nationale ont-ils depuis mise en place ?
Je précise que cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Nous nous intéressons tout particulièrement à l'articulation des différents acteurs - police, justice, éducation nationale - et à la façon dont la chaîne pénale s'enclenche dès lors qu'un enseignant est menacé ou victime d'une agression.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Trois ans après l'assassinat de Samuel Paty, l'attentat contre Dominique Bernard démontre à quel point la menace terroriste continue de peser sur les professionnels de l'éducation nationale. Personnel et élèves des établissements scolaires sont devenus des cibles privilégiées, et ces atteintes portées dans l'espace scolaire sont insupportables - doux euphémisme...
Elles viennent violer le sanctuaire républicain. Nous nous devons de préserver l'école de toute forme de radicalisation, d'obscurantisme et de violence, car elle est le premier espace de transmission des valeurs de notre République. Elle mérite une mobilisation sans faille pour que les enseignants continuent à éveiller l'esprit de nos enfants sans craindre pour leur vie ou pour celle de leurs proches. Tous les acteurs de l'État sont unis pour protéger l'école républicaine ; mon ministère ne fait pas exception.
Nous nous devons d'apporter, à tous niveaux de menace, une réponse coordonnée, immédiate, ferme et dissuasive. Pour cela, il est essentiel que tout acte répréhensible à l'encontre de la sphère scolaire soit porté à la connaissance de l'autorité judiciaire ou administrative. Si la justice n'est pas saisie, elle ne peut intervenir ! Il faut donc fluidifier les circuits d'information pour apporter la meilleure réponse possible.
J'ai été amené à prendre un certain nombre de circulaires pour renforcer les partenariats entre l'éducation nationale et le ministère de la justice. Il a fallu pour cela changer de paradigme. En effet, certaines alertes n'étaient pas toujours portées à la connaissance de la justice. Cette remontée d'informations doit être rapide et l'autorité judiciaire efficiente.
Une première disposition précédait ma nomination comme ministre : la circulaire du 8 avril 2005 relative à la prévention et au traitement des infractions commises au sein et aux abords des établissements scolaires. Avec ce texte et la circulaire du 11 octobre 2019 relative à la lutte contre les violences scolaires, le ministère de la justice a souligné l'impérieux besoin d'établir des conventions départementales entre services de l'éducation nationale, forces de l'ordre et parquets. De telles conventions sont essentielles, notamment dans les situations d'urgence, pour convenir des modalités de transmission des signalements aux procureurs de la République. En effet, il importe que le chef d'établissement, pour faire face à un danger, sache quoi faire et comment contacter le parquet.
Dès le 17 octobre 2020, au lendemain de l'assassinat de Samuel Paty, j'ai diffusé une circulaire relayant le télégramme adressé le même jour par le ministère de l'intérieur. Ce texte appelait à accroître notre vigilance en matière de protection des établissements scolaires et du personnel de l'éducation nationale. Il fallait agir vite et de manière ciblée pour que les magistrats du parquet et les membres de l'éducation nationale soient en mesure d'identifier les signaux, fussent-ils les plus faibles, d'une radicalisation violente. Le message derrière cette circulaire était clair et accessible à tous. Il fallait valoriser ce partenariat solide entre l'éducation nationale, l'intérieur et la justice, afin que ce dialogue constant devienne un rempart pérenne contre le terrorisme.
De même, j'ai rappelé le 17 octobre 2020, aux côtés du ministre de l'intérieur, la nécessité d'analyser l'état de la menace pesant sur les établissements scolaires et sur le personnel qui y exerce, et de partager l'information pour coordonner la réponse administrative et judiciaire.
Cette coordination devait s'illustrer par le dynamisme des instances de lutte contre la radicalisation : groupes d'évaluation départementaux (GED) et cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF). Non seulement les procureurs de la République sont mobilisés systématiquement au sein de ces instances présidées par le préfet de département, mais encore l'éducation nationale y est représentée au travers des directeurs académiques des services de l'éducation nationale (Dasen). Les services de renseignement y partagent ainsi leurs informations avec les autorités préfectorale et judiciaire ainsi qu'avec l'éducation nationale ; à l'inverse, le procureur de la République et les représentants de l'éducation nationale peuvent transmettre des informations aux services de renseignement. En assurant une telle circulation régulière des connaissances entre les acteurs des départements, nous sommes mieux à même d'anticiper les menaces et violences terroristes.
Mon ministère veille à ce que tout fait significatif visant la sphère scolaire soit porté à la connaissance de l'autorité administrative ou judiciaire. Ainsi, les chefs d'établissement doivent faire systématiquement remonter aux directeurs académiques des services de l'éducation nationale toute menace pesant sur le personnel et sur leur établissement, toute forme de radicalisation et même tout discours portant atteinte à la laïcité. De telles informations sont ensuite transmises au préfet de département, qui évalue chaque situation et décide des mesures les plus adaptées. Le recteur ou le directeur académique des services de l'éducation nationale signale également au procureur de la République les faits susceptibles de constituer une infraction, en application de l'article 40 du code de procédure pénale.
Par l'instruction interministérielle du 27 octobre 2020 relative à la sécurisation de l'espace scolaire et aux mesures d'accompagnement du corps enseignant, nous avons rappelé que, dès la commission des faits, les membres de la communauté éducative doivent signaler à leur hiérarchie toute menace ou atteinte à leur personne. J'insiste : ils " doivent ". Nous avons connu des situations où les enseignants sont victimes et n'osent pas dire les choses. Dès lors, la justice ne peut intervenir.
Dès le signalement des faits, les agents du personnel éducatif font l'objet d'un soutien spécifique. Ils sont informés de leur droit de déposer plainte et peuvent être accompagnés dans cette démarche par la direction des services départementaux de l'éducation nationale. Dans chaque brigade de gendarmerie ou commissariat de police, un référent sécurité scolaire identifié renseigne les agents sur les modalités pratiques d'un tel dépôt de plainte. Une orientation vers l'association locale d'aide aux victimes est également proposée. Lorsque la protection de la victime paraît nécessaire, sa domiciliation peut être celle de son adresse professionnelle ou de l'adresse du service de police ou de la brigade de gendarmerie.
Dans la circulaire du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire, j'ai de nouveau invité les parquets généraux et les parquets à renforcer les partenariats avec l'éducation nationale et les établissements scolaires par la conclusion de protocoles, destinés à formaliser les circuits de signalements à l'autorité judiciaire. De façon générale, j'ai toujours demandé à ce que l'on abandonne la culture du " couloir de nage " : il est dans notre intérêt de travailler ensemble, et non pas de manière séparée.
J'ai rappelé le rôle des magistrats assurant le rôle de référent éducation nationale. Cette fonction, créée récemment, vise à assurer l'efficacité de la transmission des informations. Ces magistrats spécialisés veillent à maintenir, en lien avec le référent justice désigné par le recteur, des contacts réguliers avec leurs correspondants au sein des établissements scolaires pour déceler, en faisant le tour des établissements, d'éventuelles difficultés et pour mieux les anticiper. Ils sont également en contact avec les référents désignés au sein des services de police et de gendarmerie. Tous ensemble, ils communiquent pour déceler les signaux les plus faibles et pour éviter des drames indicibles.
En outre, les procureurs de la République assurent un lien opérationnel entre les magistrats qui assurent le rôle de référents éducation nationale et ceux qui sont identifiés comme référents radicalisation violente et terrorisme afin de coordonner parfaitement les actions. Pour rendre le traitement quotidien des informations encore plus utile et rapide, nous sommes en train d'élaborer avec l'éducation nationale une trame harmonisée de signalements directement exploitables dès lors qu'un comportement dénoncé constitue une infraction pénale.
Au-delà de la lutte contre la radicalisation et le terrorisme, il nous faut protéger nos écoles et nos enfants des dérives séparatistes en combattant à la racine de tels discours, sources de déstabilisation majeure. Je pense à la présentation de ce tableau, voilà quelques jours, à des élèves ; les réactions ont été extraordinairement choquantes ! Minorer ces difficultés est à mon avis une faute morale et politique majeure.
L'école, en ce qu'elle incarne la promesse républicaine d'égalité des chances, est au coeur de la stratégie interministérielle de lutte contre les séparatismes. Cette lutte devrait commencer au sein des familles, ce que j'ai résumé par une formule un peu familière : " tenez vos gosses ! ". Il faut rappeler à ses enfants que nous vivons dans un pays laïc, dont les seules valeurs sont républicaines. Après les familles, la lutte passe par l'éducation nationale puis par la justice, dans son volet préventif et répressif. Une synergie doit se mettre en place, mais certains jettent de l'huile sur le feu... Ainsi, j'en veux beaucoup à Jean-Luc Mélenchon et à ses séides. Raconter aux Musulmans de notre pays que nous les détestons est totalement irresponsable !
Les cellules de lutte contre l'islamisme radical et le repli communautaire (Clir) assurent localement le contrôle des structures identifiées comme porteuses de discours et de comportements séparatistes. Dans le même objectif, un nouvel arsenal a été consacré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Il vise à faire face à la prolifération des discours haineux et des contenus illicites sur internet et sur les réseaux sociaux.
Par la circulaire du 22 octobre 2021, j'ai sensibilisé les parquets généraux et les parquets à la nécessité de se saisir des infractions incriminant des comportements susceptibles de viser les enseignants. J'ai également invité les procureurs à renforcer la répression à l'encontre des auteurs et des diffuseurs de contenus haineux sur les réseaux sociaux. La mobilisation de mon ministère se fonde dès lors sur l'arsenal législatif suivant.
Premièrement, nous avons mis en place le délit d'entrave à la fonction d'enseignant. Le fait d'entraver de manière concertée à l'aide de menaces l'exercice de cette fonction est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.
Deuxièmement, par la circulaire du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire, j'ai assuré la large diffusion aux procureurs généraux et aux procureurs de la République de la note du ministre de l'éducation nationale du 31 août 2023. Celle-ci invite les chefs d'établissement à veiller au respect de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ; je pense évidemment aux abayas. Les parquets généraux et les parquets se sont vu rappeler dans cette même circulaire que l'infraction prévue à l'article 433-3-1 du code pénal, qui incrimine les menaces et les violences séparatistes, peut être retenue en cas de comportement menaçant, violent ou intimidant commis dans le but d'obtenir une adaptation des règles. Retirez cette toile que je ne saurais voir !
Troisièmement, il a été rappelé que les pressions sur les croyances des élèves ou les tentatives d'endoctrinement sont constitutives d'une contravention, relevant d'une infraction de cinquième classe lorsque ces agissements sont commis dans les écoles publiques, dans les locaux d'enseignement ou à leurs abords immédiats au cours de toute activité liée à l'enseignement.
Quatrièmement, j'ai invité les parquets généraux et les parquets à apporter une réponse ferme et immédiate à toutes les infractions commises à l'encontre des enseignants et du personnel de l'éducation nationale. Les menaces ou violences dirigées contre les professionnels de ce secteur portent atteinte non seulement à leur autorité, mais aussi au fonctionnement de notre système éducatif.
À ce titre, la loi pénale protège spécifiquement le personnel de l'éducation nationale et le sanctuaire scolaire. Il existe à cet égard de nombreuses infractions pour lesquelles la qualité d'enseignant ou le lieu de commission des faits sont constitutifs de circonstances aggravantes, comme les faits de violences dans leur ensemble. Les lieux éducatifs bénéficient dès lors d'une protection supplémentaire en raison de la sécurité devant être assurée aux usagers dans ces espaces.
Cinquièmement, le délit de mise en danger par diffusion d'information a été créé par la loi du 24 août 2021. Le nouvel article 223-1-1 du code pénal incrimine les comportements individuels visant à nuire gravement à une personne, à sa famille ou à ses biens en dévoilant des informations personnelles la concernant. Ce nouveau délit est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. Ces peines sont portées à cinq ans et à 75 000 euros lorsque les faits sont commis au préjudice de certaines catégories de personnes, dont celles qui sont chargées d'une mission de service public. En 2022, trente-quatre affaires relevant de ce délit ont été orientées par les parquets, contre six en 2021.
Répondant à un vide juridique, cette infraction vise les messages véhéments qui diffusent sur les réseaux sociaux des éléments permettant d'identifier une personne, tels que ceux qui avaient été proférés à l'encontre de Samuel Paty. Après ce drame, nous nous sommes rendu compte que nous avions un « trou dans la raquette » - : il n'était pas possible de judiciariser ce comportement.
Il n'existe pas de législation parfaite. Chaque affaire mène à une réflexion, bien au-delà des irresponsables " y'a qu'à, faut qu'on " ! Ceux qui promettent la disparition de ces crimes, comme s'ils pouvaient ne plus exister, sont des menteurs : le risque zéro n'existe pas. À ce titre, je rends hommage aux forces de sécurité intérieure et à nos équipes de renseignement, notamment pénitentiaire.
Les dispositions de la loi de 2021 sont notamment mobilisées par le pôle national de lutte contre la haine en ligne (PNLH). Celui-ci a été créé à droit constant par la circulaire du 24 novembre 2020 relative à la lutte contre la haine en ligne et par le décret du 24 novembre 2020. Le tribunal judiciaire de Paris a été désigné pour centraliser, sous la direction du procureur de Paris, le traitement des affaires de cyberharcèlement et de haine en ligne. Entre janvier 2021, date d'ouverture effective du pôle, et le 13 novembre 2023, le PNLH s'est saisi de 2 009 procédures. Ce chiffre signifie que cet acteur est bien identifié dans le paysage judiciaire et qu'il tourne à plein régime.
Le pôle national de lutte contre la haine en ligne a notamment vocation à traiter les infractions suivantes lorsqu'elles sont commises en ligne : discours de haine réprimés par la loi de juillet 1881 ; provocations directes à un acte de terrorisme et apologie publique d'un acte de terrorisme ; toute forme de menace, harcèlement moral et sexuel, et cyberharcèlement en l'absence de relations interpersonnelles ou professionnelles entre la victime et l'auteur des faits dès lors que les messages comportent des éléments permettant de retenir une circonstance aggravante des articles 132-76 ou 132-77 du code pénal, ou qu'il y a expression ou exposition publique de la victime. Dans ce cadre, le parquet de Paris est l'interlocuteur privilégié de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos).
La création du pôle national de lutte contre la haine en ligne a permis à l'institution judiciaire de nouer un véritable dialogue avec les opérateurs de réseaux sociaux, dialogue indispensable à l'efficience de l'action judiciaire. Grâce à l'identification de personnes " ressources ", le pôle a effectivement pu intervenir directement auprès de ces opérateurs, afin de faciliter l'exécution de réquisitions judiciaires. Le blocage de sites diffusant ces messages de haine a par ailleurs été renforcé.
À ce sujet, les dispositions du règlement européen sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA), seront applicables au 17 février 2024. Ce règlement vise à lutter contre la diffusion de contenus illicites et à instaurer plus de transparence entre les plateformes en ligne et leurs utilisateurs.
Le législateur français a pris des dispositions afin d'adapter le cadre légal national à ce règlement : c'est l'objet du projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, adopté en première lecture à l'Assemblée nationale le 17 octobre 2023. Ce texte prévoit un ensemble de mesures concrètes visant à renforcer l'ordre public dans l'espace numérique, en permettant par exemple un durcissement des sanctions pour cyberharcèlement, phénomène qui se propage sur les réseaux sociaux.
Enfin, la formation des magistrats en matière de lutte contre le séparatisme a été renforcée, et ce pour pouvoir combattre tous les crimes de haine visant à déstabiliser nos institutions et à diviser notre population.
En définitive, je veux vous assurer de l'entière mobilisation du ministère de la justice pour protéger le monde de l'éducation de la menace terroriste islamiste et de tout comportement incompatible avec les valeurs qui sont les nôtres.
Mme Monique de Marco. - Dans le cas d'un enseignant qui, menacé oralement ou physiquement, que ce soit en cours, à l'extérieur de l'établissement ou en ligne, saisit son chef d'établissement, quel sera le déroulé du processus hiérarchique ? Dispose-t-il d'autres possibilités que celle de la voie hiérarchique pour pouvoir donner l'alerte ?
S'agissant du pôle national de la lutte contre la haine en ligne, pouvez-vous nous donner le nombre d'enseignants concernés parmi les 2 009 procédures en cours ? Ces derniers peuvent-ils directement alerter le pôle ?
Mme Colombe Brossel. - Vous avez mentionné le renforcement de la coopération interministérielle et je comprends que des protocoles spécifiques ont été conclus dans certains départements, comme la Somme ou le Nord. Quel bilan peut-on en tirer, s'agissant du nombre de plaintes ou de délits traités, mais aussi d'efficacité ? Envisagez-vous la généralisation de ces protocoles ?
Mme Marie Mercier. - Une anecdote pour compléter celle - qui n'en est pas vraiment une - du tableau que vous avez évoqué. Elle remonte à l'époque où j'étais maire d'une petite commune de 6 300 habitants. Dans le cadre d'un atelier chant de la mi-journée, un animateur musical propose de faire chanter aux élèves d'une classe de CE2 la chanson Armstrong de Claude Nougaro. Les enfants rapportent les paroles à la maison pour les apprendre. Un élève revient à l'atelier chant le lendemain et explique que ses parents ne veulent pas qu'il chante cette chanson, à cause des paroles : " Allez Louis, alléluia ". Il y avait confusion totale entre le champ profane et le champ sacré. Consultée par l'animateur, rémunéré sur les fonds communaux, je décide que l'enfant ne participera pas à l'activité musicale et fera l'activité pâte à sel. Mais l'instituteur, de son côté, consulte sa hiérarchie, qui lui répond que l'enfant doit rester dans la classe de chant et n'aura qu'à chanter " lalalala " au lieu de " alléluia ".
J'observe que, depuis cet incident, les choses se sont aggravées ; désormais, on ne propose même plus cette chanson, qui est pourtant une chanson antiraciste, appartenant à notre patrimoine et qui n'a absolument rien de sacré.
Les parents jouent donc un rôle important. Dans l'anecdote que je mentionne, ce sont eux qui ont pris la main sur l'éducation nationale.
M. Stéphane Piednoir. - Merci, monsieur le ministre, d'avoir présenté l'ensemble des dispositifs et expliqué le durcissement de la législation, notamment des peines encourues par les auteurs d'insultes et de menaces.
Les conventions sont très positives. L'audition des responsables de la police et de la gendarmerie montre que les partenariats fonctionnent. Mais je m'interroge sur l'agilité du processus : quand il faut au préalable contacter le référent laïcité, comme ce fut le cas pour Samuel Paty, puis le rectorat, puis le ministère, cela prend du temps - je rappelle d'ailleurs que Samuel Paty se sentait menacé au point d'avoir un marteau dans son sac à dos. Comment permettre aux enseignants de se mettre en retrait immédiatement, sans qu'il y ait la moindre contestation du chef d'établissement ?
M. Martin Lévrier. - Les enseignants du secteur privé sous contrat et hors contrat sont-ils inclus dans les systèmes de protection et d'aide pour les enseignants ? Qu'en est-il dans la filière de l'apprentissage, où les formateurs ne sont pas des enseignants ?
Mme Annick Billon. - L'actualité nous rappelle en permanence que l'école de la République est attaquée. Le 30 novembre 2023, une trentaine d'enseignants ont manifesté devant le collège Kléber à Strasbourg pour soutenir un de leurs collègues menacés de mort par un élève quelques jours plus tôt. Le 13 décembre 2023 - deux mois, jour pour jour, après l'assassinat du professeur Dominique Bernard et quasiment trois ans après l'assassinat du professeur Samuel Paty -, une enseignante a été menacée avec un couteau en classe par une élève à Rennes.
Les syndicats et les professeurs réclament plus de moyens, notamment pour la prévention. Un professeur sur deux dit avoir été victime d'agression physique ou verbale, selon l'Institut français d'opinion publique (Ifop). Le droit de retrait est de plus en plus utilisé par les enseignants et l'école semble devenue un territoire où le terrorisme est très présent.
Vous avez évoqué deux dispositifs : le délit d'entrave à la fonction d'enseignant, adopté dans la loi confortant le respect des principes de la République, auquel le Gouvernement, me semble-t-il, n'était initialement pas très favorable, d'une part, et le délit d'intrusion dans les établissements scolaires, de l'autre. Quel bilan faites-vous de ces mesures ? Quels moyens supplémentaires sont envisagés pour renforcer la prévention et répondre aux demandes des enseignants ?
Mme Laure Darcos. - Ma question porte sur les parents - on parle beaucoup des élèves, mais assez peu d'eux - qui viendraient agresser ou menacer des professeurs. Aucun règlement intérieur ne s'applique à eux et, si le secteur privé a pu mettre en place une forme de contractualisation entre les familles et les établissements, ce n'est pas le cas dans l'école de la République. Comment peut-on sanctionner ces parents ?
À cet égard, je réitère ma demande auprès de nos deux présidents de commission : j'aimerais bien que nous puissions entendre les associations de parents d'élèves, notamment la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), qui s'est illustrée à plusieurs reprises par des campagnes assez anti laïques.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - S'agissant de la prise en charge des victimes, voici ce que prévoit l'instruction interministérielle du mois d'octobre 2020 : l'enseignant victime doit signaler les faits à sa hiérarchie ; celle-ci l'informe alors de son droit de déposer plainte et d'être accompagné dans sa démarche par la direction du service départemental de l'éducation nationale. La plainte doit être enregistrée par un policier ou un gendarme référent, ce qui permettra de porter une attention particulière à la situation. L'enseignant est ensuite orienté vers l'association locale d'aide aux victimes. Lorsque sa protection apparaît nécessaire, on le domicilie à l'école, au commissariat ou à la gendarmerie.
Les agents de l'éducation nationale disposent par ailleurs de la protection fonctionnelle mise en oeuvre par leur administration, à laquelle s'ajoute la prise en charge offerte à toutes les victimes d'une infraction : la possibilité d'être accompagné tout au long de la procédure pénale par une association d'aide aux victimes susceptible d'apporter un concours juridique, une assistance sociale ou psychologique, le premier contact pouvant se faire via les bureaux d'aides aux victimes situés dans les tribunaux judiciaires.
Enfin, la protection fonctionnelle relève de la compétence du ministère de l'éducation nationale, mais les recteurs doivent mettre en oeuvre, chaque fois que cela est nécessaire, la protection juridique prévue par la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, qui précise que la collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences, injures, diffamations, outrages dont ils pourraient être les victimes dans le cadre de leurs fonctions et de réparer le cas échéant, le préjudice qui en résulte.
Madame Mercier, je suis bien triste qu'on ne puisse plus entendre cette très belle chanson de Nougaro, qui porte en plus un message antiraciste. La réponse dans ces situations, c'est la CPRAF. Il faut découvrir ce que peut dissimuler ce refus obstiné d'entendre une chanson. La CPRAF, comme je l'ai expliqué, a vocation à déceler des signaux qui pourraient nécessiter une intervention. Si l'on en venait, par ailleurs, à considérer que l'enfant est en danger, on pourrait évidemment saisir la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et, si nécessaire, le placer en foyer.
Par ailleurs, des expériences ont été conduites à Amiens, par l'intermédiaire du Dasen de la Somme en 2020, ainsi qu'à Colmar et Mulhouse au travers de conventions avec les services de l'éducation nationale pour lutter contre les violences scolaires en 2022. Je dispose d'excellents échos sur ces expériences, que je ne peux malheureusement pas encore objectiver par des données chiffrées.
Notre action est guidée par l'idée que l'éducation nationale ne peut pas gérer seule des menaces, des invectives, des violences ou malheureusement des actes beaucoup plus graves. Évidemment, le parquet sera nécessairement saisi en cas d'actes de nature criminelle, mais face à toutes ces petites entorses, qui parfois constituent des infractions, et qui nous choquent, tous les partenariats doivent être encouragés.
Comme je l'ai déjà dit, on ne peut plus accepter la culture du silo. Dans les affaires de violences intrafamiliales, pour prendre cet exemple, ce fonctionnement a pu conduire à des catastrophes. Tout le monde a à l'esprit le drame de Mérignac... L'expertise très approfondie de l'inspection générale de la justice a mis en évidence l'absence de faute individuelle, mais il subsiste malheureusement une culture professionnelle où manque la transmission d'informations. Par conséquent, ces protocoles et ces conventions ont pour objectif de favoriser l'échange à la moindre alerte, voire même s'il n'y en a pas, par un dialogue étroit entre les différents acteurs.
Pour répondre à Martin Lévrier, tous les établissements de formation sont concernés par les mesures de protection des enseignants.
En revanche, monsieur Piednoir, je vous invite à interroger Gabriel Attal sur la question du droit de retrait.
Je précise que les partenariats entre les forces de sécurité intérieure, les magistrats et les parquets sont déclinés également pour les affaires de harcèlement scolaire. D'ailleurs, avec Gabriel Attal et Gérald Darmanin, nous avons réuni les procureurs sur ce sujet - cela ne s'était jamais vu au sein de la Chancellerie -, qui ont été particulièrement réceptifs à l'implication d'autres ministères que ceux sous leur tutelle. Nous avons mis en place des référents ainsi qu'un dispositif de lutte contre ces attaques, afin d'aider aussi les chefs d'établissement à distinguer une chamaillerie d'un harcèlement et les conseiller sur la manière d'agir rapidement pour éviter des suicides de jeunes, qui sont des drames insupportables.
Je suis convaincu que le partage d'informations à tous les niveaux permet une action plus efficace.
Mme Monique de Marco. - Pour un enseignant, il n'est pas toujours facile de solliciter sa hiérarchie et de relayer ses problèmes d'agression. Je me permets donc de reposer mes questions en les précisant : un enseignant peut-il avoir un policier référent ou un référent dans le secteur de la justice qu'il puisse solliciter directement ? Peut-il saisir directement le pôle national de lutte contre la haine en ligne ? Enfin, combien d'enseignants parmi les 2 009 procédures enregistrées ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Vous avez raison de me reposer la question car j'ai oublié de mentionner le site masecurité.fr, sur lequel un enseignant peut signaler un problème directement.
Mme Monique de Marco. - Que se passe-t-il alors ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Une fois que les faits ont été portés à la connaissance des gendarmes ou des policiers, on essaie bien évidemment d'identifier l'auteur, si ce n'est pas déjà fait, puis le parquet est saisi pour apporter une réponse, qui peut être un classement sans suite, par exemple en cas de faits insuffisamment caractérisés.
Voici un exemple très précis : des enseignants se plaignent et dénoncent des faits ; le parquet estime que ceux-ci ne sont pas constitutifs d'une infraction pénale, mais il tarde trop à expliquer les raisons du classement sans suite ; cela suscite évidemment une frustration chez les enseignants. Ceux-ci n'attendent pas forcément qu'on reconnaisse les faits comme avérés ou sont prêts à accepter un classement sans suite. En revanche, il faut leur donner toutes les informations, d'où l'importance des référents.
Par ailleurs, c'est Pharos qui saisit le pôle national de lutte contre la haine en ligne.
Enfin, je ne peux pas répondre à la question de la part des enseignants dans les procédures en cours. Les faits sont répertoriés comme constitutifs de haine en ligne, mais nous ne pouvons pas différencier les cas en fonction des victimes. Le ministère de l'intérieur doit avoir ce chiffre.
Madame Darcos, votre question concernait les enseignants du privé...
Mme Laure Darcos. - Dans l'éducation privée, les familles contractualisent avec l'école en signant le règlement intérieur. Ce n'est pas le cas pour l'école laïque : les parents restent " extérieurs " à elle. Cependant, nous constatons un nombre grandissant d'agressions verbales et physiques commises par des parents sur des professeurs. Dans un cas comme dans l'autre, est-on dans la même configuration ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui.
Quelques mots, également, sur les comportements d'enfants qui nous inquiètent, comme le non-respect des minutes de silence. Nous avons mis en place des mesures avec Gabriel Attal. La première réaction est, bien sûr, d'ordre disciplinaire. Mais, ensuite, il faut à nouveau avoir le réflexe de la CPRAF pour comprendre ce qui se passe : si cet enfant est soumis à des pressions islamistes dans le cercle familial, alors il est en danger et il faut l'extraire du milieu dans lequel il se trouve, ce qui justifie l'intervention de la protection judiciaire de la jeunesse.
Nous souhaitons donc aller assez loin pour lutter contre ces comportements. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une petite sanction à l'école ou d'un changement d'établissement scolaire. En même temps, nous devons exercer un regard attentif sur le volet préventif.
Mme Annick Billon. - Quel bilan dressez-vous du délit d'entrave à la fonction d'enseignant et du délit d'intrusion dans un établissement scolaire ? Quels moyens supplémentaires pourraient-être consacrés à la prévention dans les établissements ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je n'ai pas les chiffres, mais je vous les communiquerai. Si des condamnations sont intervenues, elles sont effectivement répertoriées au casier judiciaire national. En tout cas, je sais que ces textes ont été appliqués.
J'en viens à votre question sur ma circonspection. Je ne me souviens plus précisément du débat parlementaire, mais j'avoue avoir été convaincu par les arguments de la députée Annie Genevard. Dans mon souvenir, nous avions d'abord envisagé la protection des forces de sécurité intérieure (FSI). Ensuite, la question d'autres protections s'était posée. Mais si tout le monde fait l'objet d'une protection, alors il n'y a plus d'exception. Très vite, nous avons compris l'intérêt d'inclure les enseignants dans la protection qui s'adressait aux FSI.
Mme Pauline Martin. - Nous avons beaucoup parlé des partenariats entre les ministères de la justice, de l'intérieur et de l'éducation nationale. Mais quel rôle les élus locaux peuvent-ils jouer ? Comment l'articuler sur le terrain avec l'action des ministères concernés ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - J'ai justement rédigé une plaquette à l'attention des maires pour essayer de les aider dans les difficultés qu'ils rencontrent, notamment quand ils sont victimes de comportements antirépublicains. Le livret revient aussi sur la fonction d'officier de police judiciaire. Il permet donc d'aborder de manière très complète certaines questions.
En matière de rôle des élus locaux, je pourrai citer la médiation avec les familles, qui peut parfois s'avérer extraordinairement utile. Avec la Première ministre, nous avons annoncé certaines mesures post-émeutes, comprenant un volet lié à la parentalité - il s'agit bien de sanctionner les parents défaillants, non les parents dépassés. Il faut aller sur ce terrain de la parentalité et les élus locaux peuvent nous y aider. C'est en lien direct avec notre sujet car ce que font les parents défaillants et désinvoltes, qui mettent en danger la moralité de leurs gamins, on le retrouve bien sûr à l'école.
Pour ne rien vous cacher, l'idée de la médiation est née d'une réunion conduite sous l'égide de la Première ministre, au cours de laquelle des maires ont expliqué comment il leur arrivait d'intervenir comme médiateurs entre les familles. Cette action est tout à fait utile pour l'atteinte de l'objectif commun.
M. Jean-Gérard Paumier. - Je voudrais revenir sur l'anecdote concernant la chanson de Nougaro. Vous avez expliqué qu'il fallait creuser derrière la réaction des parents. Mais celle de l'inspecteur me pose aussi problème. Sur le papier, les dispositifs semblent fonctionner ; dans la réalité, les choses sont différentes. En tant que président de département, j'ai été confronté maintes fois à l'injonction de ne pas faire de vague. Je crains que l'éducation nationale ne soit tentée de gérer les problèmes en silo et d'enjoindre au " pas de vague ", considérant que les faits ne sont pas si graves, qu'il s'agit d'un premier signe et qu'on verra bien la prochaine fois.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il est effectivement sidérant que l'éducation nationale cède devant un enfant qui ne veut pas entendre une chanson appartenant à notre patrimoine. Avec Gérald Darmanin et Gabriel Attal, nous agissons pour que le " pas de vague " n'ait plus de raison de perdurer. Nous faisons tout pour qu'il y ait des vagues et qu'elles soient portées à la connaissance de tout le monde.
M. François-Noël Buffet, président. - À cet égard, l'enjeu est de ne jamais reculer. Nous avons l'impérieuse nécessité de réarmer moralement, intellectuellement et politiquement l'ensemble de nos concitoyens et de nos services pour ne pas reculer ; un pas en arrière représente déjà une défaite.
Source https://www.senat.fr, le 19 janvier 2024