Texte intégral
M. Jean-François Rapin, président. - Nous recevons Laurence Boone, pour qu'elle rende compte à notre commission de la dernière réunion du Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023.
Madame la Ministre, nous avions eu l'occasion de débattre, le 13 décembre, dans l'hémicycle, en amont de cette réunion lourde d'enjeux. Je vous avais notamment interpellée sur deux sujets majeurs de son ordre du jour : l'aide à l'Ukraine et l'élargissement. L'abstention du Premier ministre hongrois a finalement permis d'ouvrir les négociations avec l'Ukraine et la Moldavie et de reconnaître à la Géorgie le statut de candidat. C'est une décision très engageante à tous points de vue, puisque, à terme, elle mettra l'Union au contact direct de la Russie et pourrait donc affecter directement sa sécurité ; elle soulève aussi des enjeux économiques majeurs. Notre commission auditionnait avant-hier Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, qui soulignait notamment le défi que représente pour l'Union la puissance agricole de l'Ukraine. Les impératifs géopolitiques du moment laissent de nombreuses questions dans l'ombre et il est de notre responsabilité de les mettre sur la table, surtout au vu de la récente étude du European Council on Foreign Relations (EFCR) qui atteste que seuls 29% des Français sont favorables à l'intégration de l'Ukraine dans l'Union.
Concernant l'aide à l'Ukraine, l'unité se fissure ostensiblement entre États membres : la Hongrie a opposé son veto à l'enveloppe budgétaire envisagée pour pérenniser ce soutien et empêcher une défaite, qui serait aussi la nôtre. Visiblement, la promesse de déblocage de 10 milliards d'euros au titre de la facilité pour la reprise et la résilience n'aura pas suffi à acheter le soutien hongrois. Ces marchandages en coulisses sont paradoxaux : pour assurer la défense de ses valeurs bafouées à ses frontières extérieures, l'Union se retrouve à transiger de manière douteuse sur l'État de droit en son sein... Comment éviter ce piège ?
Comment aussi éviter que le douzième paquet de sanctions adopté par le Conseil européen soit contourné par la Russie, comme Vladimir Poutine l'a aussitôt annoncé de manière provocatrice ? Là aussi, la crédibilité de l'Union est en jeu : sa politique de sanctions doit porter des fruits, sans quoi les peuples européens ne voudront plus en payer le prix.
Enfin, quelles perspectives se dessinent concernant la révision du cadre financier pluriannuel, sur laquelle aucun accord n'a pu être trouvé ? Une issue serait espérée pour tout début février : sur quelles bases ? La France a-t-elle identifié de possibles redéploiements budgétaires que la Commission n'avait pas proposés ? Ou faudra-t-il raboter les lignes budgétaires de certaines politiques européennes ? Si oui, lesquelles sont dans le viseur ?
Enfin, je relève que le Conseil européen a confirmé la forte dynamique impulsée par la Commission européenne en matière de défense. Le rythme des initiatives en la matière est soutenu : la Commission annonce qu'elle présentera sa stratégie industrielle pour l'Europe de la défense (Edis) dès février 2024, ainsi qu'une nouvelle proposition pour un programme d'investissement dans l'Europe de la défense (Edip), alors que les derniers règlements pour renforcer l'industrie européenne de défense par des achats conjoints (Edirpa) et pour soutenir la production de munitions (Asap) viennent d'être adoptés et vont être mis en oeuvre en 2024. Comment se positionne la France devant cette accélération en matière de défense européenne ?
Sur ces sujets, certains larges, d'autres pointus, il est important de disposer d'une vision claire pour aborder les six mois à venir.
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe. - Nous avions en effet déjà discuté de l'importance des sujets à l'ordre du jour de ce Conseil européen : le soutien à l'Ukraine et l'élargissement, la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel (CFP), le conflit au Proche-Orient, les questions de sécurité et de défense, les migrations, la COP28, la lutte contre les discours de haine...
Sur l'élargissement, le Conseil européen a pris la décision d'ouvrir les négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie. La Hongrie s'est abstenue, ce qui permet de préserver l'unité des Européens, puisque le résultat du Conseil européen l'engage : c'est une abstention constructive. Il s'agit d'un message politique fort adressé à Moscou, et d'un rappel que l'Union européenne dispose désormais d'une vision géostratégique de l'élargissement, telle qu'elle a été défendue par le Président de la République à Bratislava fin mai ; il s'agit également d'un message d'espoir pour les autorités et le peuple ukrainiens, qui luttent au quotidien contre l'agresseur russe. C'est le symbole du soutien sans faille que l'Union européenne apporte à l'Ukraine depuis le début de la guerre. Au-delà de l'ouverture des négociations, l'Union a réaffirmé qu'elle serait aux côtés de l'Ukraine pour répondre à ses besoins militaires, tenir les engagements européens de sécurité, travailler sur les avoirs gelés - en complément de l'aide bilatérale apportée par les États membres.
L'octroi du statut de pays candidat à la Géorgie est conditionné à la mise en oeuvre des nécessaires réformes en matière d'État de droit. On l'a vu, les négociations d'adhésion avec la Macédoine du Nord, ouvertes depuis plus de vingt ans, patinent, car celle-ci ne met pas en oeuvre une des réformes clés qu'est son accord avec la Bulgarie. Les progrès en matière d'État de droit sont déterminants - c'était la condition pour ouvrir les négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie. Le Conseil européen a également envoyé un signal clair à la Bosnie-Herzégovine en rappelant que les négociations d'adhésion seraient ouvertes lorsque les réformes nécessaires auraient été mises en oeuvre.
Vous organisiez, le 30 novembre dernier, une table ronde sur l'élargissement de l'Union et les réformes institutionnelles nécessaires pour éviter les blocages. Nous pourrons y revenir. La France a plaidé auprès de ses partenaires, et les a convaincus, que l'élargissement doit s'accompagner d'une révision de nos politiques communes, du financement, de la gouvernance, et du fonctionnement institutionnel de l'Union. On commence à en chiffrer le coût, en matière de politique agricole ou de cohésion. Cette Union élargie n'aura pas les mêmes priorités, et nous préserverons bien entendu les intérêts français dans les négociations. Pour ce faire, le Conseil européen a demandé à la présidence belge d'élaborer une feuille de route sur la réforme de l'Union européenne d'ici à l'été 2024. Cela peut paraître technocratique, mais il s'agit d'ancrer politiquement la nécessité de revoir les politiques européennes, leur budget et leur gouvernance, plutôt que d'élargir précipitamment.
D'ici à l'été sera également adopté l'agenda stratégique pour la nouvelle Commission européenne, qui amplifiera les orientations prises jusqu'ici : plan de relance européen, mutualisation d'achats de vaccins, financement d'armes pour l'Ukraine et, surtout, affirmation d'une Europe souveraine, dans le prolongement de l'agenda de Versailles, adopté après l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Pour tout cela, nous avons besoin de moyens financiers. Sur la révision du cadre financier pluriannuel (CFP), nous avons abouti à un équilibre qui a été gelé pour discussion jusqu'à la prochaine réunion du Conseil européen, le 1er février 2024. Pour la France, il s'agissait de limiter la facture pour les États membres, tout en assurant la pérennité du financement des priorités essentielles que sont le soutien à l'Ukraine, les politiques migratoires et la souveraineté technologique. Le fonds de souveraineté défendu par la France restera dans le CFP. Les positions se sont rapprochées, nous étions très proches d'un accord : c'est pourquoi le Conseil européen se réunira à nouveau le 1er février, en espérant conclure - quitte à y passer quatre jours, comme en juillet 2020 !
La défense nous tient à coeur. Sous la présidence française, nous avons lancé un effort industriel pour renforcer nos capacités de production et notre maîtrise des technologies de défense sur toute la chaîne d'approvisionnement des armées. Nous disposons donc déjà d'une stratégie industrielle de défense. Le Conseil européen a demandé à la Commission européenne de présenter en février un instrument pour favoriser à la fois les investissements et les acquisitions conjointes. Le Président de la République a insisté : il ne s'agit pas de créer un marché unique de la défense, mais un marché intégré, qui permette aux États de bénéficier d'une meilleure défense à un coût moindre. Cela nous permet aussi de conserver notre souveraineté en matière d'exportations.
Il y a eu une discussion sur la réforme du Pacte sur la migration et l'asile. Le Parlement européen est arrivé à un compromis. Cet accord nous permettra de mieux maîtriser les flux migratoires aux frontières extérieures tout en accueillant les demandeurs d'asile avec humanité. Renforcer les frontières, c'est préserver la liberté de circulation au sein de l'Union. Notre politique d'asile et d'immigration sera plus juste, plus humaine, plus efficace. Les contrôles aux frontières extérieures seront renforcés, avec un système d'enregistrement systématique et sécurisé ; les demandes seront traitées plus rapidement, ce qui est gage d'un accueil digne ; les États membres seront solidaires, puisque chacun accueillera des demandeurs d'asile ; les migrants économiques, qui n'ont pas vocation à bénéficier de l'asile, quitteront le territoire plus rapidement. En parallèle, nous continuons à travailler avec les pays de départ et de transit.
Sur le Proche-Orient, il y a convergence des objectifs, mais pas forcément des positions. La sécurité d'Israël, la paix et la sécurité de la région, la résolution de la crise humanitaire à Gaza, la défense du droit international humanitaire font consensus. La France a rappelé la priorité : la libération inconditionnelle des otages détenus par le Hamas. À ce titre, je présente mes condoléances à la famille d'Elia Toledano. Sur le volet humanitaire, la convergence est plus grande. Le Conseil européen a invité à coordonner les initiatives humanitaires pour qu'elles soient plus efficaces et plus rapides. Sur le volet sécuritaire, le Président a proposé une coordination renforcée en matière de sécurité maritime, alors que nos navires ont détourné des drones qui ciblaient un bateau norvégien. Au-delà des missions Atalante et Agénor, il s'agit de se coordonner pour lutter contre le terrorisme. Enfin, et cela a été répété, tous les États membres plaident pour une solution à deux États.
Deux mots sur la COP. Nous avons enclenché un mouvement global de transition hors des énergies fossiles et fixé un objectif de triplement de la production d'énergies renouvelables d'ici 2030. La position de l'Union européenne vient en soutien des solutions financières pour l'atténuation du réchauffement climatique, l'adaptation et son financement.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous avais fait part, avant la réunion du Conseil européen, de mes inquiétudes sur le budget de l'Union ; celles-ci demeurent, malgré vos explications. Nous manquons d'éléments probants sur les recettes et sur les ressources propres, alors que se profilent des dépenses importantes. Vous avez dit qu'il était hors de question que les États membres augmentent leur contribution ; je suis d'accord. Reste que les dépenses sont devant nous, à commencer par les 50 milliards d'euros pour l'Ukraine, qui ne me semblent pas être assortis de garanties à ce stade. Je reste dubitatif sur la façon dont l'Union relèvera ces défis budgétaires. Quand j'ai pris la présidence de notre commission, on ne se posait pas la question ; aujourd'hui, le manque de ressources est une vraie inquiétude.
Merci d'avoir fait un point sur le Proche-Orient.
Vous avez évoqué la libre circulation au sein de l'Union, ce qui me conduit à vous interroger sur l'avancée des discussions avec la Roumanie, qui demande à intégrer l'espace Schengen. Il faudrait avoir de la visibilité à ce sujet, d'autant que la Moldavie frappe à la porte, et que 80 % des Moldaves détiennent un passeport roumain. C'est un point de vigilance.
M. Dominique de Legge. - Sur la question de la souveraineté européenne en matière de défense, il va falloir sortir des ambiguïtés, car nous n'y comprenons plus rien. On joue sur les mots : entre politique industrielle et coopération en la matière, où se situe la frontière entre compétence nationale et compétence européenne ? En matière d'industrie de défense, pourquoi l'OTAN n'est-elle pas associée au débat ? On voit bien que, dans la pratique, nos partenaires européens sont tentés d'acheter du matériel et des équipements non européens... Il va falloir ouvrir les yeux, et dire clairement qui fait quoi et quelle alliance prime.
M. Jean-François Rapin, président. - Je rappelle que M. Dominique de Legge est rapporteur spécial de la commission des finances pour le budget de la défense.
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Le budget européen a été bouleversé tant par la guerre en Ukraine que par l'inflation, d'où la révision à mi-parcours du CFP. La Commission européenne a demandé une augmentation de ce budget, mais la plupart des États membres ont jugé que la somme demandée était beaucoup trop élevée. Nous avons demandé des redéploiements et une modération des dépenses de fonctionnement, des salaires des fonctionnaires, de leur nombre, à l'heure où les États membres ajustent leurs propres finances publiques.
Aujourd'hui, il y a une révision à la baisse de la demande initiale de la Commission européenne, et une discussion sur le financement de l'aide à l'Ukraine sur la durée. Les positions sont gelées et la négociation reprendra lors du Conseil du 1er février, sur les autres volets, et non seulement celui des 50 milliards d'euros pour l'Ukraine. Nous devrions aboutir. En arrivant au Conseil européen, la Hongrie disait non à tout ; elle a cédé sur l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Ukraine, ce qui était le plus important. Il aurait été difficile d'en obtenir plus d'elle, alors qu'elle s'était déjà partiellement dédite.
M. Jean-François Rapin, président. - Les mauvaises langues disent que cela aura coûté 10 milliards d'euros à l'Union...
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Cela est dû à une maladresse : la Hongrie a remis sa réforme de la justice en avril 2023 ; la Commission avait 90 jours pour l'examiner et libérer l'argent retenu dans l'attente de cette réforme. Il est regrettable qu'elle n'ait pas été plus rapide, car la concomitance avec le Conseil européen fait mauvais effet, c'est certain.
Sur les 50 milliards d'euros sur quatre ans prévus pour l'Ukraine, la négociation sera beaucoup plus difficile - toujours à cause de la Hongrie. Je pense que nous parviendrons à un compromis en nous engageant sur un an, ce qui sera déjà bien. Je rappelle qu'aux États-Unis, le blocage reste entier concernant le financement de l'aide à l'Ukraine.
Deux pays s'opposent à l'ouverture de Schengen à la Roumanie, largement pour des raisons électoralistes - une chose impensable chez nous ! Les Néerlandais sont revenus sur leur véto ; ils vont mettre du temps à former un gouvernement, ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose... L'Autriche a demandé des données statistiques que la Roumanie a fournies : les choses devraient donc se débloquer petit à petit. Nous poussons en ce sens. La Bulgarie argue qu'il vaut mieux placer les agents de contrôle aux frontières extérieures de l'Union plutôt qu'à l'intérieur. Nous avançons doucement.
Sur la défense, tout d'abord, à l'évidence, les vingt-sept États membres de l'Union ne font pas assez en la matière. La guerre en Ukraine l'a cruellement montré : les dividendes de la paix que nous avons touchés se sont traduits, en Europe, par un recul des capacités de production industrielle, que nous devons désormais reconstruire.
Ensuite, en effet, l'idée est non pas de s'affranchir de l'OTAN, mais d'en constituer un pilier et de renforcer nos capacités de production, pour que nous soyons plus forts ensemble. Toutefois, si la prochaine élection présidentielle américaine se soldait par la victoire d'un candidat qui n'a jamais caché son mépris pour l'OTAN, voire son intention de s'en détourner, nous pourrions alors nous sentir un peu seuls.
Cette reconstruction de nos capacités industrielles pose plusieurs questions. La première porte sur la capacité d'investissement des pays européens et sur les moyens mis en commun. Ainsi, la France demande que les munitions soient produites en Europe, ce qui ne met pas en danger notre souveraineté. L'argent des contribuables européens doit servir à la fabrication de matériels européens et à la construction d'une capacité de production européenne. La seconde question a trait aux achats de matériel militaire américain, comme les avions F-35, par nombre de pays européens. En effet, ce matériel est doté d'une carte américaine qui permet de contrôler quand et comment il est utilisé, ce qui pose un véritable problème de souveraineté. C'est pourquoi nous encourageons le développement de solutions de substitution européennes. En outre, dans le cadre de la stratégie de défense définie par la Commission européenne, nous veillerons à la préservation de notre souveraineté et de nos capacités d'action.
Enfin, nous voulons rester une puissance souveraine. Nous sommes la seule puissance nucléaire de l'Union européenne, dotée d'un siège au Conseil de sécurité de l'ONU, ce qui n'est absolument pas remis en cause. Nous voulons aussi décider souverainement de nos exportations de matériel militaire. Les exportations sont nécessaires à la croissance de l'industrie, aussi ne souhaitons-nous pas qu'elles soient empêchées au motif que d'autres pays s'y opposeraient ; de même, nous refusons de nous voir imposer un mode de production particulier en la matière.
M. Jacques Fernique. - Pour ce qui concerne la situation au Proche-Orient, les États membres soutiennent une solution à deux États, qui est une position de principe historique depuis l'adoption de la résolution de l'ONU. Toutefois, la stratégie pour y parvenir n'est pas très visible. Aussi quelles initiatives l'Union européenne pourrait-elle prendre pour avancer dans ce sens ?
À propos de l'Ukraine et de la Moldavie, l'ouverture des négociations pour leur adhésion est un signal très positif envoyé à ces deux pays, mais également un signal envoyé à la Russie. Il semble qu'Olaf Scholz ait convaincu Victor Orban de quitter la salle afin de permettre aux vingt-six dirigeants européens de voter à l'unanimité l'ouverture des négociations d'adhésion. Je m'interroge toutefois sur le rôle joué par la France en la matière.
Au sujet du soutien financier accordé à l'Ukraine, la France figure en treizième position derrière l'Allemagne, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Pologne. Nous pourrions certainement faire mieux politiquement et économiquement. Vous avez évoqué la large unanimité des Européens s'agissant de l'aide financière accordée à l'Ukraine dans le cadre financier pluriannuel, le veto de la Hongrie restant bloquant. Comment le Conseil européen compte-t-il surmonter cela ?
Enfin, sur la proposition de directive sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, nous sommes décontenancés de voir la France s'associer à la Pologne et à la Hongrie pour exclure le viol de son champ. Les négociations n'ont pas abouti et sont désormais repoussées. La France persistera-t-elle à défendre cette position si contestée ?
Mme Florence Blatrix Contat. - Ma première question a trait au Pacte de stabilité et de croissance. Avec Christine Lavarde, nous avons présenté ce matin une proposition de résolution européenne sur la réforme de ce Pacte soutenant la position française. Nous y insistons sur la nécessité de voir aboutir la réforme avant la tenue des élections européennes.
Nous saluons les avancées contenues dans l'accord conclu hier à ce sujet. Je forme le voeu que celui-ci plaide pour un calendrier en ce sens. Nous apportons tout notre soutien aux principes de différenciation et d'appropriation que nous avait exposés le ministre Bruno Le Maire, même si nous regrettons que les clauses de sauvegarde concédées aux pays dits frugaux amoindrissent la portée de ces deux principes. La clause de sauvegarde du volet correctif a été maintenue à 0,5 point du PIB par an, lorsque le déficit public dépasse les 3% du PIB. Nous regrettons cependant que la proposition exclue les investissements " verts " de ce calcul.
À la suite de cet accord, la France estime qu'elle a été entendue au travers de la prise en compte de l'augmentation de la charge de la dette pour les années 2025, 2026 et 2027. Néanmoins, le terme « prise en compte » nous paraît relativement flou. Pouvez-vous nous en préciser les contours ?
Ma seconde question porte sur la révision du cadre financier pluriannuel, à propos duquel vous nous avez indiqué que nous étions très proches d'un accord. Je souscris aux préoccupations du président Jean-François Rapin. Là encore, nous regrettons la baisse du niveau d'ambition au regard de la proposition de la Commission européenne, qui était de 66 milliards d'euros.
Le montant " beaucoup trop " élevé que vous avez précédemment évoqué n'est-il pas nécessaire, néanmoins, pour répondre aux nouveaux défis auxquels nous devons faire face ? Les réflexions sur les pistes de nouvelles ressources propres avancent-elles réellement ? Plus précisément, cette baisse d'ambition impliquera des redéploiements des crédits de certaines politiques européennes. Pouvez-vous nous indiquer si la France sera concernée, et, le cas échéant, dans quel domaine ?
Mme Amel Gacquerre. - Tout d'abord, je salue la décision de l'Union européenne relative à l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Ukraine, qui était attendue de tous et qui rappelle notre soutien sans ambiguïté à l'Ukraine.
Toutefois, je souhaite évoquer les conséquences que l'adhésion de l'Ukraine pourrait emporter, notamment sur notre souveraineté agricole et alimentaire et, précisément sur l'agriculture française et européenne. L'Ukraine deviendrait le plus gros producteur agricole de l'Union ; cela renforcerait nos capacités exportatrices en la matière, ce qui serait une bonne chose. En revanche, les effets sur les aides de la politique agricole commune (PAC) en faveur de nos agriculteurs et sur les politiques agricoles des États membres seraient loin d'être négligeables. La PAC devra donc être repensée pour pallier les distorsions de concurrence entre États membres. Quel est l'état de vos réflexions sur ce sujet ?
Ensuite, je rebondis sur vos propos sur les investissements importants qui nous attendent en matière de transition écologique. Le président Rapin et moi-même sommes sénateurs du Pas-de-Calais. Qu'en est-il du soutien de l'Union européenne aux territoires - en France, dans les Hauts-de-France et le Pas-de-Calais, comme au sein de l'Union européenne - qui font face aux conséquences des catastrophes climatiques qu'ils ont subies ?
Mme Mathilde Ollivier. - Ma question porte sur le Pacte européen sur la migration et l'asile. Un certain nombre de mesures ont été adoptées, notamment le filtrage des personnes à l'arrivée, en fonction de la nationalité et du pays d'arrivée - qui pourrait s'apparenter à un triage -, la privation de liberté des personnes qui demandent l'asile, mais aussi le fichage dès l'enfance, puisqu'il pourra débuter à l'âge de six ans par la prise d'empreintes digitales. Or certaines de ces mesures contreviennent aux principes fondamentaux du droit d'asile, notamment à l'appréciation individuelle des situations des personnes qui déposent une demande d'asile. Quelle a été la position de la France lors de ces négociations ? Quelle est votre analyse sur ce texte européen ?
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Pour ce qui concerne la solution à deux États au Proche-Orient, la France a toujours soutenu que la seule façon d'aboutir à la paix dans la région était d'assurer à Israël son droit à la sécurité et aux Palestiniens leur droit à un État. À mon sens, il convient d'amener Israël à comprendre qu'un État palestinien sera un facteur de sécurité. Tel était le sens de l'entretien de la ministre Catherine Colonna, publié dans La Tribune Dimanche, le 22 octobre dernier. C'est pourquoi nous essayons de déterminer le moment le plus propice à la relance de ce processus.
Sur l'Ukraine et la Moldavie et le rôle d'Olaf Scholz, en cas de blocage lors des Conseils européens, des réunions en cercle restreint se tiennent à la marge, afin de lever les difficultés, notamment entre la présidente de la Commission européenne, le président du Conseil européen, les représentants de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, parfois des Pays-Bas et, en l'occurrence, la Hongrie. Nombre de réunions préparatoires ont également eu lieu avant la tenue du Conseil européen. Il était important que Viktor Orban comprenne qu'il ne pouvait s'opposer seul à cette décision. La France, dès le déclenchement de la guerre, a évoqué la perspective européenne de l'Ukraine, a facilité l'octroi à l'Ukraine du statut de pays candidat lors de sa présidence du Conseil de l'Union européenne et participe désormais à l'ouverture des négociations d'adhésion.
Pour ce qui concerne l'aide financière à l'Ukraine, nous n'avons pas à nourrir de complexe en la matière. En effet, nous sommes le deuxième pays contributeur au budget de la facilité européenne pour la paix, qui fournit des armements à Kiev à hauteur de 1,2 milliard d'euros, soit plus du 18 % du budget total de 6,5 milliards d'euros. Nous formons 5 000 soldats ukrainiens sur les 30 000 soldats formés en Europe. Enfin - nous l'évoquions avec le sénateur de Legge -, la France a lancé la création d'instruments européens pour renforcer les industries de défense et pour aider les Ukrainiens dans la durée.
Au sujet de l'exclusion du viol de la proposition de directive européenne, le périmètre de ce texte est bien plus large, puisqu'il a trait aux violences faites aux femmes, et nous souhaitons en préserver des dispositions, notamment celles qui visent à lutter contre la mutilation des organes génitaux féminins. Toutefois, en l'espèce, le blocage n'est pas lié à la France, mais à la Bulgarie, à la Hongrie, à la Lituanie, à la République tchèque et à la Slovaquie, des pays qui n'ont pas signé la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, dite convention d'Istanbul, contrairement à la France et à l'Union européenne. Cette convention renvoie à la notion de consentement. Par conséquent, nous encourageons ces cinq pays à se rapprocher de ces dispositions ; je rappelle que l'Allemagne a adopté notre position.
S'agissant du Pacte de stabilité et de croissance (PSC), l'accord est de mon point de vue tout à fait honorable, d'abord parce qu'il concilie des positions éloignées les unes des autres, mais surtout parce qu'il reprend les piliers sur lesquels nous entendions insister. Il reprend, d'abord, le principe d'appropriation, qui est très important pour nous, car il permet de tenir compte de la situation spécifique de chaque État. Il reconnaît, ensuite, l'importance d'un véritable soutien aux investissements, lesquels seront facilités à la fois dans les domaines de l'environnement, du numérique et de la défense. Nous avons également négocié la possibilité d'un ajustement de l'effort de réduction du déficit des États à 0,2 ou 0,3 point de PIB par an, pour faire en sorte que ces États ne soient pas soumis à des règles et à des conditions d'emprunt excessivement restrictives. Ce point était crucial, même si, aujourd'hui, la plupart des économistes misent sur une baisse plutôt que sur une hausse des taux d'intérêt. Vous avez observé à juste titre qu'un certain nombre de lignes de crédit, notamment celles qui n'ont pas été consommées ou qui ont été sous-employées, sont redéployées. La France a réussi à préserver ses priorités : les migrations, l'Ukraine et la création d'un fonds de souveraineté européen, laquelle nous paraît essentielle si nous entendons continuer à recréer des emplois dans tous les territoires.
J'entends vos interrogations sur les conséquences d'un élargissement de l'Union européenne. Nous devons travailler ensemble à expliquer ce qui se passe en pratique. La durée moyenne pour qu'un nouvel État accède à l'Union européenne est de huit à quinze ans - cette durée a pu même aller jusqu'à vingt-quatre ans, dans le cas de la Macédoine. Il s'agit donc d'un processus qui se déploie dans un temps long. Il est dans notre intérêt de garder ces pays candidats dans notre giron et d'éviter qu'ils dérivent vers la sphère d'influence de la Russie, de la Chine ou d'autres pays peu amènes. J'y insiste d'autant plus que l'on assiste à de nombreuses tentatives de déstabilisation, notamment dans les Balkans occidentaux. En outre, ces pays sont appelés à se réformer pour atteindre nos standards en matière d'État de droit, comme dans les domaines économique, social ou environnemental, ce qui prendra naturellement du temps. Nous n'en sommes donc qu'à la première phase ; la prochaine étape sera celle de l'établissement du cadre des négociations, qui devrait finalement se dérouler à la fin du premier semestre 2024. C'est à ce moment-là que nous définirons nos exigences à l'égard des candidats à l'adhésion en matière agricole, économique, sociale ou environnementale. Ensuite seulement débutera le processus d'ouverture des négociations sous la forme d'une conférence intergouvernementale, un processus qui, je le répète, peut durer cinq, dix, voire vingt ans.
Dans le même temps, nous devons réformer nos politiques. Nous venons de parler de défense européenne comme nous n'en avons jamais parlé depuis trois ans. Nous devons faire en sorte que cette réforme respecte nos souverainetés respectives, qu'elle bénéficie de financements suffisants et d'une gouvernance adéquate, ce qui prendra également beaucoup de temps - les négociations ne devraient démarrer qu'en 2025.
À ce titre, vos suggestions, comme tous les travaux que vous serez amenés à réaliser, seront évidemment très utiles. À mon sens, il y a un changement de logiciel à opérer : nous nous orientons vers une structuration de la défense européenne autour de cercles concentriques - ce n'est pas un tabou : nous le faisons avec l'euro.
À propos de la politique agricole, je prendrais l'exemple de l'Espagne à qui l'on a demandé, il y a quelques années, après son adhésion à l'Union, une période de transition de dix ans pour l'intégration de ses produits agricoles dans le marché européen, afin de protéger notre agriculture. Aujourd'hui, les points de vue divergent sur les risques que ferait peser l'adhésion de l'Ukraine sur nos agricultures. Certains pays la craignent, quand d'autres sont persuadés que, compte tenu de la grande taille des exploitations agricoles ukrainiennes, elles n'auront droit à aucune aide dans le système futur. Prenons le temps d'y réfléchir.
S'agissant du Fonds de solidarité de l'Union européenne (FSUE), sachez que nous avons prévenu la Commission européenne que la France souhaitait y avoir recours à la suite des inondations dans les Hauts-de-France. Nous disposons de dix semaines pour déposer notre dossier, et sommes en train de faire le nécessaire auprès des services déconcentrés pour être en mesure de respecter ce délai - toute aide de votre part à cet égard sera évidemment la bienvenue. Sur le plus long terme, la question de l'évolution et de l'adaptation du FSUE pour une meilleure prise en charge des catastrophes naturelles est en cours de réflexion.
M. Jean-François Rapin, président. - Madame la ministre, les aides du FSUE ne peuvent être débloquées qu'une fois le montant des dégâts définitivement arrêté. C'est un vrai problème ! Prenons l'exemple spécifique des inondations en France : certains territoires sont encore sous l'eau, si bien que le montant des travaux à réaliser ne peut toujours pas être estimé et que le délai de dix semaines, que vous venez d'évoquer, ne suffira pas. Que faire face à la réalité du terrain, en particulier dans le Pas-de-Calais, un territoire que je connais bien ? Ce mécanisme de solidarité est certes intéressant, mais sa mise en oeuvre pratique est beaucoup trop complexe.
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - D'autres États membres rencontrent le même type de problèmes. C'est, du reste, la raison pour laquelle nous avons engagé cette réflexion sur le FSUE. Si vous souhaitez aborder les difficultés propres aux Hauts-de-France, monsieur le président, je me tiens évidemment à votre disposition pour que l'on tente de trouver une solution.
J'en reviens aux questions que l'on m'a posées concernant le Pacte sur la migration et l'asile.
Il me semble que, au vu des divergences entre États membres, nous avons trouvé un compromis acceptable, dont chacun devrait se réjouir. Cela fait dix ans que l'on patauge dans ce domaine, car nous faisons face à un petit groupe de pays très hostiles à tout flux migratoire - je me souviens de cinq ou six pays, que je ne citerai pas, qui souhaitaient construire des murs, mettre en place des barbelés, etc. Nous avions, à l'époque, résumé notre position par le slogan : " pas de briques, pas de mortier et, donc, pas de mur ".
Madame Ollivier, vous avez parlé d'un " filtrage " des migrants. En réalité, au moins deux catégories de personnes demandent à entrer sur le territoire de l'Union : d'un côté, il y a les demandeurs d'asile qui viennent de pays où ils sont menacés pour des motifs divers - persécution religieuse, guerre, etc. - ; de l'autre, il y a des individus qui se présentent aux frontières de l'Union, simplement parce qu'il s'agit pour eux d'une voie de passage, en vue d'une migration économique. Ces derniers, contrairement aux demandeurs d'asile, se font immanquablement refouler et doivent alors retourner dans leur pays : il ne s'agit donc pas d'un filtrage selon la nationalité des migrants, mais de procédures de retour normales pour faire face à la hausse de cette migration de nature économique. Celles-ci sont, certes, souvent accélérées, mais c'est parce que notre priorité est de désengorger les services qui traitent les demandes d'asile.
Vous avez également parlé d'un " fichage " : il est normal que les personnes qui se présentent aux frontières de l'Union soient enregistrées, qu'on leur fasse passer des tests sanitaires - beaucoup d'entre elles sont malades -, ou sécuritaires. Cette procédure nous permet de traiter les demandes plus rapidement que par le passé, ce qui, d'une certaine manière, contribue à un traitement plus humain des situations. J'ajoute que ce " fichage " ne concerne que les familles : les mineurs non accompagnés en ont été exclus. C'est la preuve que nous veillons à un certain équilibre en la matière. Enfin, il ne faut pas oublier les quelques avancées que nous avons obtenues : gratuité du conseil juridique aux migrants, meilleur accompagnement des demandeurs, et attention particulière aux solutions d'hébergement pour les familles qui ont déposé une demande d'asile. À mon sens, une véritable solidarité s'est manifestée entre les Vingt-Sept en matière d'asile et de migration alors que, comme vous le savez, c'était loin d'être évident, en raison notamment du blocage de la Hongrie et de la Pologne.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie, madame la Ministre.
Source https://www.senat.fr, le 8 février 2024