Déclaration de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, sur les difficultés économiques de l'Europe et les moyens pour les résoudre, à Berlin le 19 mars 2024.

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  • Bruno Le Maire - Ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Circonstance : Conférence « EUROPE 2024 » organisée par les médias DIE ZEIT, Handelsblatt, Tagesspiegel et WirtschaftsWoche

Texte intégral


Bonjour à tous,

Je vais commencer par un constat lucide et sans concession sur la situation économique européenne. L'Europe est menacée de déclassement économique.

Nous avons une croissance trop faible ; 1 à 1,5 point en dessous des États-Unis, c'est inacceptable ! C'est inacceptable économiquement et c'est dangereux politiquement.

Ça n'est pas un accident de l'histoire. Cela fait 10 ans que nous avons une croissance largement inférieure à celle de nos partenaires américains.

Nous sommes trop lents. Trop lents sur les innovations, trop lents sur les innovations de rupture, en particulier sur l'intelligence artificielle. Notre productivité, qui était notre force, recule. Elle recule en Allemagne, elle recule en France, elle recule dans toute la zone euro.

Notre énergie est trop chère. Notre énergie n'est pas assez abondante. Et la guerre en Ukraine a provoqué un choc gazier et énergétique sans équivalent depuis le choc pétrolier des années 70.

Mon ami, Guillaume Faury, président d'Airbus, présent aujourd'hui mais aussi d'autres industriels me le rappellent sans cesse. Pendant la guerre en Ukraine, le prix de l'énergie a augmenté de 254% en Europe, de 54 % aux États-Unis, de 5% en Asie. Comment voulez-vous que nos industriels puissent être compétitifs ?

Plus largement, notre modèle économique européen du XXe siècle reposait sur des principes simples : libre-échange absolu, dépendance énergétique totale, ouverture aux autres marchés, consommation de masse plutôt que production de masse.

Ce modèle économique européen du XXe siècle est caduc. Les règles du jeu commercial ont changé. C'est ce qu'ont compris la Chine et les États-Unis.

L'Europe est la dernière à respecter ces règles du jeu. Or, le dernier qui, dans un jeu respecte les règles que les autres ne respectent plus, a perdu.

C'est ce que risque l'Europe aujourd'hui. Nous devons donc, et c'est l'urgence absolue, inventer ensemble, Français et Allemands, Allemands et Français, notre modèle économique européen pour le XXIe siècle.

C'est urgent, c'est impératif et cela ne peut se faire qu'entre les gouvernements français et allemands, qu'entre les industriels français et allemands, qu'entre les entreprises françaises et allemandes, qu'entre les scientifiques français et allemands.

Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, les États-Unis ont un modèle économique : le protectionnisme. Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, les Chinois ont un modèle économique : l'interventionnisme. Où est le modèle économique européen ? Et qui pourrait le définir en un seul mot ?

Et je voudrais vous proposer aujourd'hui, non pas un modèle prêt-à-porter mais au moins quelques piliers pour ce modèle européen du XXIe siècle, avec 6 mots d'ordre très rapides. Des mots d'ordre qui sont volontairement provocants, car nous avons besoin aujourd'hui d'audace, de mouvement, d'énergie, de volonté. Nous avons besoin de croire en nous.

Le premier mot d'ordre, c'est le risque. Depuis des années, depuis des décennies, l'Europe met en avant le principe de précaution. Eh bien, moi, je mets en avant le principe de risque. Nous devons mettre en avant le risque.

L'Europe de l'après-guerre s'est faite autour du charbon et de l'acier. L'Europe de demain doit se faire autour de l'intelligence artificielle. Nous avons créé l'Europe en créant la communauté européenne du charbon et de l'acier. Je vous fais aujourd'hui à Berlin cette proposition : créons ensemble, Français et Allemands, la communauté européenne de l'intelligence artificielle.

Acceptons d'innover avant de réguler. Nous avons la passion de la régulation. Mais je préfère innover sur mes propres innovations que réguler les innovations des autres.

Innovons. Gardons nos scientifiques. Accueillons des data-centers. Accompagnons nos start-ups. Prenons, dans la création de cette communauté européenne de l'intelligence artificielle, la mesure de ce que ça représente du point de vue scientifique, mais aussi du point de vue énergétique.

Accueillir des data-centers a un coût énergétique considérable. Les data-centers de nouvelle génération exigent autant d'énergie que la consommation d'une ville de 500 000 à 1 million d'habitants. Développons ce principe du risque et de l'innovation dans d'autres domaines.

Prenez l'exemple de l'espace. Comment en sommes-nous arrivés à voir les Etats-Unis avoir 10 ans d'avance sur nous en matière spatiale ? Pourquoi n'avons-nous pas su collectivement prendre le risque du lanceur réutilisable ?

Je suis en charge de la question de l'espace. J'ai relu des notes d'ingénieurs très avisés européens, français, allemands, italiens, qui tous expliquaient par A plus B, il y a 20 ans, le lanceur réutilisable est sans avenir.

Le lanceur réutilisable, celui de Falcon 9, est en train de nous dépasser de 10 ans parce que nous n'avons pas pris le risque de la réutilisation des lanceurs. Ne soyons pas naïfs, par ailleurs, Falcon 9 est le produit d'une initiative privée mais bénéficie largement de milliards d'euros de subventions de l'administration américaine et de la NASA.

Je vous propose donc, deuxième proposition aujourd'hui, de rassembler nos forces pour faire réussir ensemble, Allemands et Français, Ariane 6. On peut critiquer Ariane 6, on peut se dire “Ce n'était pas la bonne option”. Est-ce qu'il y en a une autre pour demain ? Non.

Alors au lieu de critiquer, bâtissons ensemble, faisons réussir Ariane 6 et investissons ensemble dans un nouveau lanceur qui sera réutilisable.

L'Allemagne veut une compétition sur les lanceurs. D'accord, nous sommes prêts à la compétition. Vous aimez la compétition ? J'aime la compétition. Donc lançons-nous dans cette compétition sur les lanceurs renouvelables et que le meilleur gagne. Mais une fois que le meilleur a gagné, il faudra coopérer ensemble.

La compétition doit être le préalable à une coopération sur les lanceurs spatiaux entre la France, l'Allemagne, l'Italie et les autres grandes puissances européennes. Elle ne doit pas être le prélude à un affrontement entre nations européennes. Je veux être clair : il n'y a pas de place pour deux lanceurs lourds en Europe. Il n'y a de place que pour un lanceur conjoint sur lequel nous construirons une fois la compétition achevée.

Enfin, je veux vous donner la mesure de ce défi qui nous attend et pourquoi le risque est si important.

Chaque année, la Chine construit deux réacteurs nucléaires nouveaux. Chaque année la Chine ouvre 40 Gigafactories de semi-conducteurs, 40. Chaque année, la Chine réalise des milliers de kilomètres de voies ferrées à grande vitesse. Chaque année, la Chine assemble 9 millions de véhicules électriques.

Prenons la mesure des ambitions des autres grandes nations. Prenons les mêmes risques, décidons vite, décidons fort, décidons ensemble et décidons loin.

Deuxième mot d'ordre, il est très simple : l'argent. Nous avons besoin d'argent et je n'ai pas un mot à retirer à ce qu'a dit Olaf Scholz sur l'union des marchés de capitaux.

La Chine soutient son industrie avec des commandes publiques massives et avec des aides financières. Les États-Unis vont investir 370 milliards de dollars dans l'Inflation Reduction Act. Ces deux grandes nations, ces deux grands continents vont pouvoir sortir les mêmes produits que nous, de la même qualité : éoliennes, aimants permanents, panneaux photovoltaïques, véhicules électriques, hydrogène vert à un prix 20 à 30% moins cher que le nôtre. Si nous ne réagissons pas, nous sommes morts.

Prenons la mesure de ce défi et mettons l'argent nécessaire pour nous remettre au niveau du continent chinois et du continent américain. Ouvrons les yeux ! Réveillons-nous ! Il est temps ! Comment est-ce que nous pouvons faire ? Il faut de l'argent public, bien sûr. C'est le rôle de NextGenerationEU. Je suis d'ailleurs un peu surpris de voir que quand il faut protéger nos concitoyens face à la crise du Covid, nous avons su… à l'époque, Olaf Scholz était ministre des Finances, nous avons su casser la vaisselle, penser autrement, mettre en place de la dette en commun, pour protéger, nous sommes toujours présents ; pour innover, nous sommes trop absents.

Comment se fait-il que l'Europe ne prenne pas la même initiative pour financer l'innovation et les nouvelles technologies que celle qu'elle a prise pour faire face à la crise du Covid ?

Mais l'argent public, je le dis très simplement, ne suffira pas. Pour une raison simple, vous l'avez parfaitement rappelé, nous devons rétablir nos comptes publics. Et croyez-moi, il n'est pas facile, en ce moment, d'être ministre des Finances français.

Mais ma détermination à rétablir les comptes publics est totale. Pas au nom de l'austérité, je ne crois pas à l'austérité, pas au nom de la rigueur, je ne crois pas à la rigueur pour la France ni pour l'Europe, mais tout simplement pour que l'argent soit bien employé pour l'innovation, la compétitivité, la protection des plus modestes et des plus faibles, et pas la protection de gens qui n'en auraient pas besoin.

Il est donc indispensable aussi de nous appuyer sur de l'argent privé. Et de ce point de vue-là, il me semble indispensable d'avancer sur l'union des marchés de capitaux.

Soyons très concrets. J'ai proposé à mon ami Christian Lindner de mettre en place un projet de produit d'épargne commun européen. Mettons en place dans les mois qui viennent un produit d'épargne commun européen pour mobiliser toute l'épargne qui dort au service de notre croissance et au service de notre activité. Je vous donne les chiffres : 35 000 milliards d'épargnes privées en Europe.

L'argent, il est là, mais il ne va pas là où il faut. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas d'union des marchés de capitaux. Un tiers de ces 35 000 milliards d'euros dort sur des comptes. Un tiers de ces 35 000 milliards d'euros finance l'économie américaine. Formidable ! L'argent européen qui finance l'économie américaine.

Eh bien, je propose que nous accélérions sur une union des marchés de capitaux, que nous mettions en place, avec l'Allemagne et d'autres pays européens, ce produit d'épargne commun européen pour financer nos PME, nos start-ups, le risque, l'innovation. Et je propose que nous réglions une bonne fois pour toutes cette question de la supervision européenne des marchés de capitaux.

Je connais depuis 7 ans les divergences qui peuvent exister entre l'Allemagne et la France sur la supervision des marchés de capitaux. Les divergences sont faites pour être surmontées. C'est une question de volonté politique.

Nous devons, sous quelques mois, marquer des progrès majeurs sur la supervision européenne des marchés de capitaux, car sans supervision commune, il n'y a pas d'union des marchés de capitaux. Et sans union des marchés de capitaux, nous verrons nos start-ups naître à Berlin, naître à Paris et grandir à Washington, à New York ou à San Francisco - ce n'est pas ce que nous souhaitons pour l'avenir européen.

Je souhaite également que nous continuions à modifier les règles prudentielles en matière d'assurance. Nous avons fait Solvency II, ça n'est pas suffisant. Il n'est pas normal qu'à chaque fois que des assureurs dépensent 1 euro vers l'innovation, vers le risque, vers les nouvelles technologies, elles soient obligées de mettre de côté tellement de capitaux que finalement, elles y renoncent.

Là aussi, prenons des risques. Avançons sur une nouvelle modification des règles prudentielles pour les assureurs. Avançons rapidement pour financer fortement notre économie.

Troisième mot d'ordre : la débureaucratisation. L'Europe est devenue une gigantesque machine à produire de la norme.

Au XXème siècle, l'Europe fabriquait les meilleures machines-outils, les meilleurs avions, les meilleures voitures et les meilleurs produits chimiques. L'Europe continue à produire les meilleurs avions, chez Guillaume Faury, de très loin. Et je préfère la situation d'Airbus à celle de Boeing. Et je préfère désormais voler en Airbus que de voler en Boeing, ma famille aussi, elle tient à moi.

Au XXIème siècle, l'Europe risque de ne produire que les meilleures normes. Il y a donc une urgence vitale pour notre économie à rétablir un meilleur équilibre entre la production de biens et la production de normes.

Nous avons combattu l'inflation sur les prix. Je vous propose de combattre l'inflation sur les normes. Avec mon ami Robert Habeck, nous voulons engager sans délai la débureaucratisation de la construction européenne. Et pour cela, je fais une troisième proposition concrète, je propose que l'Allemagne et la France travaillent à une directive omnibus qui, après les élections européennes, révisera l'intégralité des normes européennes qui pèsent sur notre industrie et sur notre économie, en vue de les simplifier, de les alléger et de supprimer toutes celles qui sont inutiles ou obsolètes.

Quatrième mot d'ordre : l'indépendance. Nous devons viser une indépendance totale en matière énergétique. Et tirer les leçons du coût considérable que la guerre en Ukraine a eu et continue d'avoir sur l'économie européenne.

Il n'y a pas de succès économique au XXIème siècle sans économie décarbonée, sûre et pas chère.

Aucune puissance économique ne pourra poursuivre son industrialisation, ne pourra accueillir des data-centers, ne pourra faire de l'hydrogène vert, ne pourra avoir des électros liseurs, ne pourra avoir des usines, ne pourra décarboner son industrie sans une production massive, je dis bien massive d'énergie décarbonée à un prix compétitif.

Et cela ne sert à rien de passer d'une dépendance à une autre. Renoncer à la dépendance à la Russie pour devenir dépendant des panneaux solaires ou des éoliennes produites en Chine, ce n'est pas très avantageux pour l'Union européenne.

Vous connaissez la position du Gouvernement français. Et comme je suis heureux d'être à Berlin et que j'adore mes séjours à Berlin, je ne voudrais pas soulever des sujets conflictuels en rappelant à quel point je crois au nucléaire.

Mais je le fais quand même parce qu'entre amis, on doit se parler franchement.

La France croit au nucléaire, elle respecte les décisions souveraines de l'Allemagne. Nous demandons juste que l'Allemagne respecte aussi les nôtres.

Nous allons construire de nouveaux réacteurs nucléaires. Nous pensons que le nucléaire est indispensable pour réindustrialiser notre pays. Nous souhaitons que le nucléaire soit totalement intégré dans la politique énergétique européenne et nous nous réjouissons également que la recherche sur les réacteurs de nouvelle génération, notamment les réacteurs à fusion qui évitent les déchets, puissent être financés par la Banque européenne d'investissement.

Cinquième et avant dernier mot d'ordre : la confiance. C'est un mot d'ordre politique, mais il est essentiel. Et là aussi, je rejoins ce qu'a dit Olaf Scholz : ayons confiance en nous.

Nous ne sommes ni une annexe de Washington, ni une cible de Pékin. Nous sommes des alliés des Etats-Unis d'Amérique. Et nous sommes des partenaires commerciaux de la Chine. Nous sommes de vieilles. Mais de grandes puissances économiques.

Olaf Scholz l'a rappelé, l'Allemagne reste la troisième ou quatrième puissance économique de la planète avec 84 millions d'habitants. La France reste la cinquième ou la sixième puissance économique de la planète avec 68 millions d'habitants. Car nous avons un capital humain, technologique, scientifique et culturel incomparable à travers la planète.

Nous devons donc poursuivre notre ambition, réaffirmer notre confiance en nous, en nos nations et dans la construction européenne.

Regardons tout ce que nous avons fait ensemble. Nous avons réalisé de nouvelles chaînes de valeur. Nous avons créé des usines de batteries électriques alors que nous étions dépendants à 90% de la Chine. Nous sommes en train de créer une coopération sur l'hydrogène vert. Nous pouvons rattraper notre retard sur l'espace. Nous pouvons accueillir des gigafactories de semi-conducteurs. Nous avons réussi à taxer les géants du numérique et à créer une nouvelle fiscalité internationale plus juste et plus efficace. Nous l'avons fait avec une personne qui me manque aujourd'hui, qui manque à l'Europe, qui manque à la vie politique européenne et pour lequel je voudrais avoir un mot avec beaucoup d'émotion et beaucoup de coeur, mon ami Wolfgang Schäuble qui a disparu il y a quelques semaines.

Alors allons au bout de notre stratégie, prenons en compte les réalités géopolitiques de demain, avançons vers le XXI? siècle, les yeux ouverts. L'Amérique est et restera protectionniste.

Que Joe Biden ou Donald Trump l'emportent dans quelques mois, cela ne changera rien à la politique protectionniste américaine. Les Chinois resteront interventionnistes, ils continueront à subventionner largement leur production. Et comme la croissance ralentit en Chine, nous savons déjà que les produits chinois — véhicules électriques, batteries, panneaux solaires, éoliennes — arriveront sur le marché européen qui est le plus grand marché de la planète.

Alors à nous de mettre en place des dispositifs de rééquilibrage de notre balance commerciale avec l'Europe et la Chine. Je ne crois pas au protectionnisme, mais je crois au level playing field.

Je ne crois pas à la fermeture des frontières, mais je pense que quand on demande à nos industriels de se décarboner, quand on demande à une grande usine de production d'aluminium d'utiliser un four électrique et pas un four au gaz ou au charbon, qui va demander 5, 6, 10 milliards d'euros d'investissement, il est légitime qu'il y ait une taxe carbone aux frontières pour compenser le surcoût pour notre industrie et garder notre industrie chez nous.

Ayons confiance dans notre force. Nous sommes le premier marché commercial de la planète. Les États-Unis ont besoin de nous, la Chine a besoin de nous.

Les États-Unis ont besoin de nos consommateurs, la Chine a besoin de nos consommateurs.

Nous pouvons et nous devons établir un rapport de force. Ayons conscience de ce que nous sommes et de notre puissance. C'est mon dernier mot d'ordre. L'Europe doit être puissante, avec des états forts et respectés.

Je termine sur une note plus personnelle pour vous dire à quel point je crois dans l'Allemagne et à quel point je crois dans la coopération franco-allemande. Tout change dans le monde. Tout.

Une chose ne doit pas changer : l'amitié franco-allemande et la force du couple franco-allemand.


Source https://www.economie.gouv.fr, le 20 mars 2024