Texte intégral
M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le garde des sceaux, merci de votre présence devant notre commission d'enquête.
En préambule, j'insiste sur la reconnaissance que les membres de la commission d'enquête souhaitent exprimer envers les personnels dont vous avez la responsabilité. Nous pensons ici aux magistrats, aux greffiers, aux agents de l'administration pénitentiaire et à tant d'autres, dont nous avons pu constater, lors de chacune de nos auditions et de chacun de nos déplacements sur le terrain, le dévouement et l'implication en première ligne dans la guerre contre le narcotrafic.
La corruption - elle reste marginale au regard du grand nombre d'agents que compte votre ministère - ne doit pas faire oublier que la très grande majorité de ceux qui défendent notre société contre les trafiquants de drogue mérite notre respect pour le travail qu'ils accomplissent, un travail dur, exigeant, parfois dangereux et souvent moins rémunérateur à court terme que le crime.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : " Je le jure. "
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Dupond-Moretti prête serment.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Le sujet qui nous intéresse aujourd'hui est d'une particulière gravité. Notre pays, le Gouvernement, nos enquêteurs, nos magistrats mènent un combat quotidien contre les trafics de stupéfiants : ce phénomène, que nous appelons désormais « narcotrafic », tue notre jeunesse, terrorise nos concitoyens et met à l'épreuve nos institutions, notre République et même l'État de droit.
Aucun territoire ne semble aujourd'hui épargné ; pire encore, le narcotrafic semble bénéficier d'une image valorisante, aidé en cela par des réseaux sociaux. De trop nombreux jeunes répondent à l'appel de l'argent facile et s'enorgueillissent parfois d'appartenir à un réseau criminel, tandis que ce fléau atteint une partie de notre jeunesse, enrôlée d'abord, puis menacée ensuite, pour " charbonner " ou guetter.
L'usage du cannabis s'est banalisé et, si sa consommation décline chez les plus jeunes pour la première fois depuis vingt ans, les points de deal se sont diversifiés, tout comme les substances proposées. Qui plus est, les trafiquants ont recours à des techniques commerciales offensives, sans oublier les nouvelles drogues de synthèse qui arrivent sur notre territoire. Les moyens financiers et logistiques des réseaux criminels ne sauraient être minorés, d'autant qu'ils disposent de relais sur l'ensemble du territoire national, ainsi qu'à l'étranger.
Si ces constats ne sont pas nouveaux, le phénomène s'amplifie, les organisations criminelles ayant désormais recours à une violence totalement débridée : les trafiquants tuent leurs rivaux, assassinent les membres de leur propre réseau et exécutent les " petites mains " des trafics, alors que les habitants vivent dans la terreur des balles perdues.
Le constat ainsi dressé ne doit surtout pas nous conduire à baisser les bras, mais bel et bien à redoubler d'efforts dans cette lutte sans merci que nous livrons aux trafiquants. Ce combat doit être mené sans relâche sur l'ensemble du territoire, toutes les juridictions, interrégionales ou locales, étant concernées par une lutte qui doit être menée avec les armes de l'État de droit.
Je souhaite tout d'abord vous assurer de ma résolution, de celle de mon ministère et de celle de tous les agents qui servent la justice. Comme vous l'avez fait en introduction, j'apporte mon soutien à l'ensemble des magistrats, des greffiers et des agents de l'administration pénitentiaire engagés dans cette lutte contre le narcotrafic. Ces derniers s'adaptent, au gré des enquêtes, aux évolutions du trafic ; élaborent et mettent en place de nouvelles stratégies ; innovent, en lien avec les enquêteurs spécialisés, afin de déployer de nouvelles techniques permettant d'investiguer au plus vite, avec l'objectif de faire tomber les réseaux. Je veux, devant votre commission, saluer leur courage, leur détermination et leur investissement.
Au-delà des mots, il existe des preuves de ce soutien, à commencer par la création, entre 2017 et 2022, de 700 postes de magistrats, de 850 postes de greffiers et de 2 100 postes de contractuels qui ont désormais été pérennisés. Entre 2023 et 2027 ensuite, 1 500 postes de magistrats ont été créés, ainsi que 1 800 postes de greffiers et 1 100 postes d'attachés de justice. Je tiens d'ailleurs à saluer le rôle du Sénat, qui a toujours soutenu le Gouvernement dans cet effort de recrutement.
Afin que chacun comprenne ce que cet effort représente, je rappelle que 102 postes de magistrats ont été supprimés entre 2007 et 2012, et que seulement 20 postes de magistrats ont été créés entre 2012 et 2017. À titre de comparaison également, je signale que nous avons envoyé 54 magistrats supplémentaires à Marseille depuis 2017. Si nous réarmons ainsi la justice, c'est bien parce qu'il n'est pas question de nous résigner : nous n'avons pas failli face au terrorisme, nous ne faillirons pas face au crime organisé.
Nous sommes incontestablement mis à l'épreuve par le fléau de la criminalité organisée : l'État est testé, ainsi que la police et la justice, mais cette dernière fait face et fera face. Je me suis battu pour obtenir une augmentation considérable du budget de la justice et un renforcement des juridictions en magistrats, en greffiers et en contractuels, et je me battrai tout aussi fermement afin que mon ministère puisse agir encore plus efficacement contre le narcotrafic. Je n'écarte aucune piste de réflexion ou de réforme en la matière, et vos travaux viendront nourrir les miens. Ce combat est au coeur des actions de mon ministère.
Les réseaux des narcotrafiquants ont connu trois grandes évolutions. Premièrement, s'ils se sont mondialisés depuis plusieurs années, la dimension internationale de cette nouvelle criminalité est aujourd'hui consolidée sous la forme d'alliances entre les différents groupes criminels. Pour blanchir les fonds provenant des trafics de stupéfiants, les narcotrafiquants français n'hésitent ainsi pas à s'allier avec des groupes implantés en Asie. S'ajoutent, à ces unions d'opportunité, des alliances plus éphémères et spontanées entre groupes criminels locaux et réseaux étrangers : ce phénomène s'observe notamment aux Antilles pour ce qui concerne le trafic de cocaïne. De la même manière, l'acheminement du cannabis en France suppose évidemment une coopération intensive avec des groupes de trafiquants implantés au Maroc.
Par ailleurs, cette internationalisation des réseaux spécialisés dans le narcotrafic est facilitée par la professionnalisation des organisations criminelles. Leurs membres sont devenus des experts, notamment en dissimulation, à l'aide de solutions de téléphonie cryptées.
Le dernier marqueur de cette nouvelle criminalité est en revanche plus récent et renvoie au recours à une violence débridée. Contrairement aux méthodes plus anciennes des groupes mafieux, fondées sur le caractère dissimulé et précis des modes opératoires, les narcotrafiquants contemporains n'hésitent pas à afficher auprès du grand public leurs méthodes ultraviolentes. L'utilisation d'armes automatiques, confiées à de très jeunes individus rémunérés à l'acte, est de plus en plus fréquente, l'objectif consistant à asseoir l'ascendance du groupe criminel au travers de la conquête d'un territoire.
Le phénomène des règlements de comptes, qui concernait principalement Marseille, Grenoble, Nantes et la région parisienne, touche désormais des villes moyennes traditionnellement épargnées telles qu'Amiens, Valence, Besançon, Saint-Nazaire, Metz, Cherbourg ou encore Belfort. Selon la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), 85 règlements de comptes entre malfaiteurs ont été recensés en 2023 sur l'intégralité du territoire, soit une augmentation de 27% en l'espace d'un an. Nous avons tous en tête les victimes collatérales de ces actions criminelles, dont ce gamin de 10 ans, mortellement touché dans une voiture à Nîmes en août 2023, et cette jeune femme de 24 ans qui se trouvait dans sa chambre, à Marseille, en septembre dernier.
L'implantation de ces groupes criminels sur notre territoire a désormais atteint un niveau très élevé, même si la France n'a pas été confrontée à des tentatives de déstabilisation similaires à celles qui sont subies par nos voisins néerlandais et belges. Je rappelle que la princesse héritière néerlandaise et le ministre de la justice belge ont été directement menacés.
Cette mondialisation doit nous amener à accorder la plus grande vigilance aux événements survenant dans les ports, dans lesquels des organisations criminelles menacent et intimident les dockers. L'importance de notre façade maritime et de l'activité de nos aéroports nous expose davantage aux arrivées de cocaïne et d'héroïne : en 2022, 27,7 tonnes de cocaïne et 130 tonnes de cannabis ont été saisies par les autorités françaises, soit des volumes en augmentation de 15% par rapport à 2021.
Dans ce contexte, le ministère de la justice s'est investi dans la définition d'une politique de répression déterminée et pragmatique, tenant compte non seulement des évolutions globales du trafic, mais aussi de ses ancrages dans certains de nos territoires. Au niveau national, j'ai fait de la lutte contre le narcotrafic une priorité de ma politique, en rappelant dans la circulaire de politique pénale générale de septembre 2022 que les parquets devaient être pleinement mobilisés contre ce fléau, en s'attaquant à la fois à l'offre et à la demande. Au niveau local, j'ai assuré la diffusion de circulaires relatives à la politique pénale territoriale, dont celle du 13 octobre 2021 relative au département des Bouches-du-Rhône érigeant la lutte contre le trafic et l'usage de stupéfiants au rang de priorité absolue.
La réponse judiciaire repose en réalité sur deux axes. D'une part, un circuit court de traitement vise à limiter le nombre de points de vente et à décourager le recrutement de vendeurs ou de guetteurs par les réseaux ; d'autre part, un circuit long d'investigation doit permettre de démanteler les groupes criminels les plus actifs.
Au titre du premier axe, je me dois d'évoquer les opérations " place nette " menées conjointement avec les forces de sécurité intérieure. Adossée au traitement d'une procédure identifiée avec l'autorité judiciaire, la mobilisation des différents moyens et des services de l'État permet de doubler les opérations de police judiciaire et de police administrative, afin d'assurer une remise en état des lieux.
Comme je l'ai rappelé dans la dépêche adressée aux procureurs et aux procureurs généraux en date du 12 mars 2024, je crois fermement à l'action concertée de l'ensemble des services de l'État : celle-ci doit être forte et visible afin de contrecarrer les phénomènes d'emprise sur l'espace public. Je crois d'ailleurs tout autant que de telles opérations répondent à l'objectif premier de démantèlement des réseaux et de lutte contre les infractions connexes. Si les ouvertures d'information judiciaire demeurent privilégiées dès lors que des stratégies spécifiques d'enquête doivent être mises en oeuvre, les opérations " place nette " permettent également d'apporter une réponse pénale rapide à l'encontre des " petites mains " qui sévissent sur les points de vente.
Les défèrements décidés par les parquets à l'issue de telles opérations sont nombreux : pour les huit ressorts concernés par les opérations " place nette XXL " lancées depuis trois semaines, le bilan s'élève à 365 individus déférés devant la justice, dont plus de la moitié a été déférée en comparution immédiate. Cette voie de poursuite présente l'avantage d'une réponse pénale rapide, permettant de limiter le recrutement des vendeurs et des guetteurs, notamment par le biais d'interdictions de paraître ou de séjour sur les lieux du trafic. Par ailleurs, près d'une centaine de mandats de dépôt ont été prononcés dans le cadre de ces opérations.
Le deuxième axe, d'investigation, s'inscrit davantage dans la durée et repose tant sur une approche patrimoniale que sur la coopération internationale. Le premier aspect correspond à l'un des piliers prioritaires de mon action, qui consiste à frapper les narcotrafiquants au portefeuille. Il convient de souligner les efforts accomplis par les juridictions en la matière : l'année dernière, près de 1,4 milliard d'euros d'avoirs criminels a été saisi, soit le double du montant saisi l'année précédente et quatorze fois plus que les 109 millions d'euros saisis en 2011.
Ces chiffres parlent d'eux-mêmes et montrent que l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) est devenue le bras armé de l'État en matière de confiscations et de saisies, l'un des axes structurants de la politique pénale que je conduis. Je m'engage d'ailleurs à ce que cette mobilisation totale continue sans relâche. Depuis 2021, mesdames et messieurs les sénateurs, huit antennes régionales ont été créées, notamment à Marseille, Lyon et Rennes, assurant une efficacité redoublée de l'Agence dans la conduite de ses missions, au plus près des juridictions et des réalités locales de la délinquance, afin d'améliorer la gestion des scellés à visée confiscatoire et l'exécution des décisions de confiscation.
Depuis la loi du 8 avril 2021 améliorant l'efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale, les biens immobiliers confisqués peuvent faire l'objet d'une réaffectation sociale au bénéfice d'associations - caritatives la plupart du temps. En 2022, une villa confisquée par le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre a ainsi été remise à une association chargée de prévenir la récidive en matière de violences conjugales.
Nous avons surtout considérablement renforcé les moyens de l'Agrasc, dont les effectifs sont passés de 45 agents en 2020 à plus de 85 agents en 2022. De surcroît, notre arsenal sera renforcé par la proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels déposée par le député Jean-Luc Warsmann, que je soutiens : récemment adopté par le Sénat, ce texte facilitera grandement de telles actions.
En outre, le développement d'un nouveau dispositif administratif de gel des avoirs ayant vocation à s'appliquer lorsque l'action judiciaire a cessé ou qu'elle paraît inopérante, notamment à l'encontre d'importants narcotrafiquants déjà condamnés ou en fuite à l'étranger, me paraît parfaitement opportun.
J'en viens au second aspect de cet axe relatif à l'investigation, à savoir l'inscription de la lutte contre le trafic de stupéfiants dans une dimension internationale. Les magistrats de liaison constituent un réseau essentiel dans l'animation de la coopération internationale, au service de l'action des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Ce réseau doit être renforcé pour accélérer les processus d'entraide aux fins d'enquête et de remise des personnes interpellées.
Il convient d'investir les zones principales d'exportation de stupéfiants, ainsi que les territoires où les commanditaires s'abritent et où ils blanchissent le produit de leurs trafics. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé de créer deux postes supplémentaires de magistrats de liaison dans des pays clés, le premier aux Émirats arabes unis, le second dans la zone Caraïbes, à Sainte-Lucie.
Par ailleurs, le ministère de la justice participe activement - aux côtés du ministère de l'intérieur - à la coalition créée à la fin de l'année 2021 à l'initiative des Pays-Bas et dédiée au renforcement de la coopération en matière de criminalité organisée, principalement autour de la lutte contre les trafics de stupéfiants et de la problématique portuaire. À ce titre, nous soutenons la feuille de route de l'Union européenne relative à la lutte contre la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants présentée au mois d'octobre 2023, qui doit permettre d'améliorer la coordination des opérations répressives dans les ports. Cette initiative vise notamment à renforcer le partenariat entre les acteurs publics et privés contre l'infiltration des ports par les réseaux criminels, tandis qu'un réseau de procureurs et de juges spécialisés dans cette problématique portuaire devrait voir prochainement le jour, avec le soutien d'Eurojust.
Enfin, concernant l'administration pénitentiaire, nous savons que le trafic se poursuit parfois au sein des établissements pénitentiaires et nous mettons donc en oeuvre plusieurs actions de sécurisation. Tout d'abord, la sécurisation des domaines pénitentiaires et la lutte contre les projections font l'objet d'une action prioritaire, via l'achat de différents équipements, la mise en oeuvre de plans pluriannuels de sécurisation ou l'optimisation du parc de vidéosurveillance. La politique pénitentiaire de lutte anti-drogue et le brouillage des communications illicites constituent également deux axes forts du combat contre les stupéfiants en milieu carcéral.
Les équipes locales de sécurité pénitentiaire (ELSP) permettent quant à elles de renforcer la sécurité périmétrique et interne des établissements : 100 ELSP ont été créées à ce jour, et leur déploiement se poursuit. Les équipes régionales d'intervention et de sécurité (Éris) viennent par ailleurs en renfort des structures lors des opérations de fouille de grande envergure nécessitant un dispositif de sécurité renforcée. De surcroît, les trois équipes cynotechniques pénitentiaires, dotées de chiens spécialisés en recherche de produits stupéfiants, de billets, d'explosifs et d'armes, interviennent régulièrement au sein des établissements.
J'ai d'ailleurs demandé le lancement d'opérations « place nette » en milieu carcéral, avec des opérations de fouille ciblées dans les cellules de détenus impliqués dans le milieu du narcobanditisme. Dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, ces opérations ont mobilisé plus de 250 personnels pénitentiaires : 60 téléphones portables ont été saisis, ainsi que 600 grammes de produits stupéfiants, 18 clés USB, 13 cartes SIM et des armes artisanales. Ces opérations se poursuivent, en espérant que l'analyse des téléphones et des cartes SIM permettra de transmettre de précieux renseignements à la justice.
Je ne peux pas conclure ce propos liminaire sans avoir un mot sur la demande de stupéfiants. Le débat sur ce point est sans arrêt relancé, et même si nos amis allemands ont fait un choix bien différent, je persiste et signe : nous souhaitons conduire une politique pénale dissuasive à l'égard des consommateurs. Alors que l'usage du cannabis ne faisait l'objet que de rares poursuites depuis fort longtemps, le recours à l'amende forfaitaire délictuelle (AFD) pour usage illicite de stupéfiants, dès septembre 2020, a permis, outre la déstabilisation des points de deal, la verbalisation d'un grand nombre d'usagers. Au 31 décembre 2022, 275 637 verbalisations ont ainsi été dressées par AFD pour usage de stupéfiants. Qu'on le veuille ou non, les consommateurs participent au développement des trafics et à l'enrichissement des organisations : il convient donc de les responsabiliser et d'ajouter une dimension sanitaire à notre réponse pénale. C'est pourquoi j'ai invité les parquets à se servir des obligations de soins s'agissant des personnes souffrant d'addiction, et à recourir aux stages de sensibilisation aux dangers de l'usage des stupéfiants pour les usagers occasionnels, y compris pour les mineurs.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons précédemment auditionné le ministre de l'économie, selon qui le chiffre d'affaires - ou le bénéfice, les calculs étant malaisés - du narcotrafic en France s'élève à environ 3,5 milliards d'euros. Selon d'autres données, le chiffre d'affaires avoisinerait plutôt 6 milliards d'euros, pour un bénéfice proche de 4 milliards d'euros. Or ces montants représentent quasiment la moitié du budget du ministère de la justice que vous avez augmenté - c'est incontestable - et porté à environ 10 milliards d'euros. Autant dire que le narcotrafic dispose d'une force de frappe assez exceptionnelle, ce constat étant valable partout en Europe, ainsi qu'aux États-Unis. Les forces de police et les magistrats ont ainsi exprimé le sentiment d'avoir affaire à une véritable déferlante.
Comment peut-on expliquer le montant des saisies ne soit pas proportionné à un tel chiffre d'affaires ? Vous avez mentionné des progrès incontestables dans ce domaine, mais ceux-ci restent modestes.
Par ailleurs, les personnes auditionnées ont souligné que les moyens juridiques et procéduraux ne sont pas nécessairement à la hauteur face à cette déferlante. S'agissant des moyens d'investigation, les réseaux de narcotrafiquants vont plus vite que nous sur des sujets touchant à l'intelligence artificielle (IA) et au cryptage des communications : la politique du Gouvernement est-elle suffisante pour lutter contre ce phénomène ?
Concernant les avocats, nous avons constaté, au cours de multiples auditions, que les magistrats se plaignent du fait que certains avocats peuvent user de stratagèmes en s'appuyant sur la complexité du code de procédure pénale. L'un de ces stratagèmes consiste à adresser une demande de mise en liberté à une juridiction sans l'intituler comme telle et en la glissant, en quelques lignes, au milieu d'un document important. Quelles sont les pistes de travail sur ce sujet au sein de votre ministère ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Les chiffres que vous évoquez au sujet du chiffre d'affaires du narcotrafic doivent en effet nous inciter à être plus performants.
Dans les cités, le trafic de stupéfiants ne s'accompagne pas de signes extérieurs de richesse : généralement habillés en survêtement, portant des baskets et une casquette à l'envers, les trafiquants habitent dans des appartements la plupart du temps très modestes, voire dans des logements sociaux. Je pense que les flux d'argent générés par le trafic repartent très souvent - et très rapidement - par le chemin inverse qu'empruntent les stupéfiants, et souvent vers l'étranger.
Nous interpellons rarement des trafiquants au volant d'une Ferrari, la plupart d'entre eux menant un train de vie visiblement modeste. Cette caractéristique n'est pas sans nous poser problème, car elle nous empêche de recourir à certaines armes de notre arsenal législatif, qui permettent notamment d'incriminer les personnes incapables de justifier la provenance de tel ou tel élément de leur fortune.
Nous travaillons également sur les cryptoactifs, qui constituent un refuge relativement récent pour les narcotrafiquants. L'Agrasc, en pleine expansion, va prochainement mettre en vente le yacht Stefania : d'une valeur de plusieurs dizaines de millions d'euros, ce sublime navire a été saisi à des narcotrafiquants. Nous avançons donc, mais je concède que notre marge de progression demeure importante.
Pour ce qui concerne les moyens d'investigation, nous avons nous aussi beaucoup évolué : je pense ainsi au renforcement de la législation européenne sur les preuves électroniques stockées dans un autre État membre - les normes dites " e-evidence " - initié durant la présidence française de l'Union européenne. Je rappelle que nous nous trouvions par le passé dans une situation folle : si deux trafiquants français échangeaient via une plateforme logée en Irlande, il était quasiment impossible d'y accéder tant les autorisations demandées étaient nombreuses. Nous disposons désormais de cet outil supplémentaire.
S'agissant des nullités de procédure, l'ancien avocat que je suis exploitait bien sûr les possibilités offertes par le code de procédure pénale, ladite procédure étant selon l'adage la soeur jumelle de la liberté. Néanmoins, adresser une demande de mise en liberté à une autorité qui n'est pas compétente, tout en insérant des phrases sans lien avec la requête afin de semer la confusion relève de la tricherie. J'ai été très clair lorsque cette question a été portée à mon attention : s'il s'avère qu'un avocat ne se comporte pas correctement, le magistrat qui constate ces faits doit saisir le procureur de la République, qui saisira à son tour l'ordre des avocats, qui statuera sur le caractère acceptable ou non du comportement en cause. Les avocats ne sont pas au-dessus des lois et doivent respecter un certain nombre de règles, dont la loyauté.
J'ajoute que nous travaillons d'arrache-pied à la simplification de la procédure pénale, tâche suivie par un comité scientifique et soumise à un contrôle parlementaire. Vous pouvez ainsi vous assurer que nous respectons les limites du droit constant, comme je m'y étais engagé devant le Parlement. Ce travail considérable - pour ne pas dire titanesque - débouchera sur une simplification de notre procédure pénale, demandée par les magistrats comme par les policiers, tout en préservant bien sûr les équilibres inhérents à l'exercice des droits de la défense.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les forces de sécurité nous ont indiqué que l'utilisation des nouvelles technologies pose problème dès lors que celles-ci sont susceptibles d'être révélées, au cours du débat contradictoire, aux prévenus et à leurs conseils, risquant ainsi d'être fragilisées. Que pensez-vous de la mise en place d'un dossier " coffre ", à l'instar de ce qui a été décidé en Belgique et accepté par les juridictions européennes en charge des droits de l'homme ?
Pour en revenir à mon interrogation sur l'appréciation du montant des saisies par rapport à celui du trafic, nous avons constaté la faiblesse, au niveau de l'enquête comme des juridictions, des dispositifs de soutien à la recherche des produits du trafic et du blanchiment. Quelle est votre opinion concernant l'utilisation du renseignement et des services fiscaux dans ce domaine ? Comment pourrait-on, par exemple, associer davantage la direction générale des finances publiques (DGFiP) aux procédures d'enquête, de manière à mieux comprendre les circuits de blanchiment et à en saisir les produits ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Des travaux sont en cours au sujet du secret de l'enquête et du dossier " coffre ", car les opérations " place nette " ne sauraient suffire, même si elles sont importantes, tant pour moi que pour le ministre de l'intérieur. Nous réfléchissons ainsi à plusieurs évolutions, dont la mise en place d'un statut du repenti, en partant du constat d'une faiblesse de la législation actuelle, qui n'est que très peu utilisée.
Dans le cadre des travaux en cours, nous nous sommes inspirés du modèle développé par les Italiens, qui connaissent les phénomènes mafieux depuis des temps immémoriaux, comme nous l'avons fait en matière de confiscation et de réattribution des biens à des associations caritatives.
En outre, il me semble évident que nous n'allons pas informer les narcotrafiquants des techniques employées et que le contradictoire peut avoir cette limite : je pense que tout le monde peut l'entendre.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Qu'en est-il d'une meilleure implication de la DGFiP et des autres dispositifs dépendant du ministre de l'économie et des finances ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous souhaitons évidemment une collaboration accrue avec Tracfin. De manière générale, le travail en commun paye, qu'il s'agisse des violences intrafamiliales, de la délinquance de droit commun ou des phénomènes de violence observés dans l'éducation nationale. Une réunion récente tenue place Beauvau a permis d'associer - pour la première fois, me semble-t-il - des procureurs généraux, des recteurs et des préfets. Nous avons intérêt à ne plus nager chacun dans son couloir, mais, au contraire, à partager nos expériences.
J'ai demandé aux procureurs d'aller vers davantage de saisies et de confiscations. C'est en train de monter en puissance. Il est indispensable que les juridictions s'emparent de cet outil.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Un policier de premier rang nous a raconté que la seule fois où il a vu pleurer un trafiquant, c'est quand on lui a annoncé la saisie de sa maison. La commission, dans son rapport, vous invitera sans doute à faire pleurer souvent les trafiquants !
M. Jérôme Durain, président. - Monsieur le ministre, vous avez détaillé les moyens importants déployés entre 2023 et 2027 : 1 500 magistrats, 1 800 greffiers et 1 100 attachés de justice. Vous avez parlé de circuit court et de circuit long. Je parlerai, quant à moi, de haut du spectre et de bas du spectre. À de très nombreuses reprises, des policiers nous ont dit être contraints de s'arrêter au milieu du spectre. On a du mal à aller chercher ceux qui roulent en Ferrari - car il y en a.
Il reste un sujet quantitatif, à en croire tous ceux que nous avons auditionnés, et un sujet qualitatif. Deux tribunes sont parues hier dans la presse. Si leurs auteurs n'ignorent pas les efforts que vous déployez, la première regrette que " face à la montée en puissance du crime organisé, la justice française souffre d'un manque durable de moyens " et que l'on ne parvienne pas aller chercher les volets financiers des dossiers de blanchiment, où, pourtant, des bénéfices exceptionnels sont réalisés. La deuxième tribune souligne que " la lutte contre la délinquance financière est un investissement vital pour la démocratie et l'État de droit ". Elle déplore que la lutte contre la délinquance financière reste un parent pauvre de la chaîne pénale alors qu'elle est un investissement rentable. A-t-on vraiment les moyens d'aller chercher les généraux, en haut du spectre ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui et d'ailleurs, on en trouve. Nous venons de demander l'extradition d'un homme interpellé au Maroc, considéré par la police comme l'un des chefs du trafic marseillais - c'est une réussite.
Si je n'y croyais pas, je n'irais pas, dans les prochains jours, inaugurer le nouveau poste de magistrat de liaison à Dubaï. Pourtant, on a eu du mal à y récupérer des trafiquants de haut niveau. Il en est de même à Sainte-Lucie. La demande m'a été formulée lorsque je suis allé dans l'arc antillais.
La Junalco a été créée pour traiter le haut du spectre. Je réfute l'idée que l'on ne traite que les petits dealers, qui emboliseraient les audiences correctionnelles, sans traiter le haut du spectre.
Nous avons beaucoup recruté. Quelque 1 350 magistrats ont été répartis sur l'ensemble du territoire. D'autres suivront. La création de la Junalco est à elle seule la démonstration que l'on peut atteindre le haut du spectre. On peut toujours faire mieux. C'est la raison pour laquelle je suis allé en Italie voir ce qui se faisait, et je n'aurai aucune difficulté à m'inspirer de votre rapport. Votre commission a aussi pour but de nourrir les réflexions des différents ministres - intérieur, finances, justice.
On a beaucoup avancé. Les taux de réponse pénale sont en évolution. Les peines d'emprisonnement sont en hausse. La sévérité s'accroît. J'en veux pour preuve les propos de la Cour des comptes et la surpopulation carcérale. Si nos prisons sont pleines, c'est que l'on y envoie des gens !
M. Jérôme Durain, président. - Avec toute la courtoisie qui sied aux commissions d'enquête sénatoriales, nous exprimerons un désaccord. Nous considérons que nous sommes encore trop faibles sur le haut du spectre. Pour un Félix Bingui, dit " Le Chat ", interpellé, trop de chefs de clan sont encore épargnés.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Si vous voulez dire que nous devons être meilleurs, je l'entends bien volontiers. Je ne suis pas venu faire un exercice de culturisme devant vous. Mais nous ne sommes pas inactifs. Nous n'avons pas les deux pieds dans le même sabot. Nous réfléchissons à un certain nombre de mesures. Par exemple, comment explique-t-on que, dans notre droit, les trafiquants de haut niveau ne soient plus jugés par des jurés ? Parce que certains ont été menacés. Or ceux qui tuent, dans le cadre du trafic de stupéfiants, sont jugés par la cour d'assises ordinaire. Cela ne va pas.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - On l'a bien noté.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous réfléchissons à ce non-sens. Les jurés sont encore plus menacés en cas d'assassinat qu'en cas de trafic. La cohérence s'impose à nous. Nous travaillons, évidemment.
M. Jérôme Durain, président. - Nous savons que vous n'êtes pas inactif sur le sujet. Nous formulerons des propositions utiles dans notre rapport.
Il y a la question des moyens ; il y a aussi la question de l'organisation. Les chefs-de-filât ne sont peut-être pas suffisamment bien assumés. On a créé le parquet national financier (PNF), le parquet national antiterroriste (Pnat). N'est-il pas temps, face à une menace croissante et très sérieuse, de créer un parquet national antistupéfiants (Pnast) ?
M. Francis Szpiner. - Non !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous y réfléchissons ; notre réflexion n'est pas aboutie. Ce qui est sûr, c'est que nous voulons renforcer la Junalco, et ne pas dévitaliser les Jirs. La réponse ne doit pas être apportée dans la précipitation. Nous ne nous interdisons aucune réflexion, en dépit de l'intervention spontanée de M. Szpiner.
M. Laurent Burgoa. - Merci, monsieur le garde des sceaux, pour vos propos. Vous avez valorisé, avec raison, le travail des magistrats, qui mènent un réel combat. Votre volonté de mener des actions fortes face à ce fléau est claire.
J'ai été un peu surpris de lire dans la presse que l'État serait prêt à réduire les sanctions face au trafic de drogue en prison. Je profite de votre présence, qui honore le Sénat, pour vous interroger. Est-ce une fake news ? Si c'était vrai, le message ne serait pas très bon.
M. Francis Szpiner. - Une grande partie des affaires de stupéfiants sont initiées à la suite du travail d'informateurs. Vous avez parlé d'un statut du repenti. Envisagez-vous de créer un statut de l'informateur ? Beaucoup de policiers sont déconcertés par des jurisprudences contradictoires. Ils sont dans l'incertitude quant à ce qu'ils ont le droit de faire.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - C'est grâce à la brigade de soutien d'urgence, dont la création a été annoncée lors de votre passage en Guyane en octobre 2022, que les opérations " 100% contrôle " ont pu être menées. Cette brigade n'a pas vocation à durer. Toutefois elle permet de contourner le problème d'attractivité de la Guyane. La ferez-vous perdurer ? Vous êtes certainement informé de l'ampleur que prend la lutte contre les factions provenant du Brésil. Envisagez-vous d'augmenter les moyens, notamment humains, pour que la lutte contre les gangs et la lutte contre le trafic de stupéfiants puissent être menées de front ?
Il est indéniable que le travail mené sur le terrain porte ses fruits. Le noeud gordien se situe dans la faible capacité à juger ces personnes. Le créneau d'audience au tribunal de Cayenne serait extrêmement cher. Comment faire en sorte que le tribunal de Cayenne juge ces personnes dans un délai raisonnable ?
Mme Karine Daniel. - Ma question porte sur les saisies et le gel des avoirs. Où en est la réflexion ? Concrètement, quelles avancées peut-on espérer ?
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Tout à l'heure, monsieur le garde des sceaux, vous avez dit qu'il n'était pas question de se résigner face au crime organisé : la justice fait face et fera face. On peut dire la même chose de la police. Et c'est exactement ce que nous avons entendu de toutes les personnes auditionnées. Nous avons cependant acquis la conviction qu'il faut passer à la phase supérieure.
L'opération « place nette XXL » est nécessaire. C'est l'occasion pour les populations des quartiers défavorisés que la République s'intéresse à eux. Mais on ne peut pas la présenter comme une nouvelle méthode de lutte contre le trafic. C'est insuffisant. Tout à l'heure, vous avez dit que vous arrêtiez souvent des « petites mains », que rien n'empêche de revenir. Nous voudrions nous attaquer tant aux « petites mains » qu'au haut du spectre. Ce n'est pas toujours la peine d'aller le chercher loin. Il est quelquefois à Dubaï, quelquefois au Maroc, mais quelquefois aussi dans les prisons françaises.
Aux Baumettes, on nous a dit que les brouilleurs rendaient la prison étanche, et voilà qu'à la radio on entend un mafieux interviewé depuis sa cellule. Les prisons françaises sont-elles des passoires ?
Les saisies de l'opération " place nette " en prison sont impressionnantes. Comment faire en sorte que les prisons ne soient plus des passoires d'où les mafieux commanditent des assassinats ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Monsieur Burgoa, c'est une fake news ! Le disciplinaire, en prison, est chronophage. Sur le bas du spectre, tel que le jet de détritus, on met en place une réparation immédiate : " Tu casses, tu répares ; tu salis, tu nettoies ", selon la formule du Premier ministre. Évidemment que les outrages, les violences, les trafics et la consommation de stupéfiants restent du ressort du disciplinaire classique. C'est donc une fake news. J'espère vous avoir rassuré.
M. Laurent Burgoa. - Vous m'avez convaincu !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Monsieur Szpiner, le statut des informateurs relève du ministère de l'intérieur. Vous interrogerez Gérald Darmanin.
M. Francis Szpiner. - Tout cela se fait sous le contrôle des magistrats !
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Les informateurs et leurs traitants sont parfois poursuivis. C'est pour cela que la question vous a été posée.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Le statut de l'informateur et le lien avec les officiers traitants relèvent du ministère de l'intérieur.
M. Francis Szpiner. - Lorsque, dans les procédures judiciaires, l'informateur doit être protégé, cela se fait sous le contrôle des magistrats ; or, dans un certain nombre de décisions de justice, il est reproché aux policiers d'avoir utilisé des informateurs au-delà de ce qui est admis. Les jurisprudences fluctuent. Monsieur le garde des sceaux, vous ne pouvez pas dire que la justice ne peut pas s'y intéresser. Vous avez votre mot à dire sur ce sujet.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - On ne peut pas mélanger l'informateur et le repenti. Je travaille, pour ma part, sur le statut du repenti, qui a besoin d'un vrai réaménagement, parce qu'il est peu utilisé, n'est ni efficace ni efficient, et que la protection proposée ne vaut rien et n'est pas incitative. En outre, le périmètre du statut exclut une partie des infractions. Sur ce sujet comme sur d'autres, la porte de la Chancellerie est ouverte à tous ceux qui ont des idées.
On a déjà un nouveau statut du X. Ce n'est plus celui de l'informateur anonyme digne de foi, qui avait cours il y a trente ans. Nous avons amélioré la judiciarisation, sous le contrôle du juge des libertés et de la détention. La protection est certes minimale, mais elle existe.
M. Francis Szpiner. - Je viendrai vous voir !
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Je participerai à la réunion avec M. Szpiner.
Un informateur entre dans le réseau. On ne le lui interdit pas. Il peut être sanctionné, car on peut considérer qu'il est manipulé. Si, à l'inverse, on lui interdit d'entrer dans le réseau, là encore, sa situation juridique est fragile, car on peut lui reprocher de ne pas suffisamment lutter contre l'infraction. Deux jurisprudences sur le statut de l'informateur se contredisent.
M. Jérôme Durain, président. - On nous dit que les policiers se mettent en danger sur le terrain, étant dans une zone grise et un inconfort professionnel.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - C'est pour répondre à toutes ces questions que nous créons un nouveau statut.
Les gens ne parlent pas, soit par fidélité, soit parce qu'ils ont peur pour eux ou leur famille, et qu'ils savent que la protection n'est ni efficace ni efficiente. Il faut que le repenti y trouve un certain bénéfice. Il n'agit pas par bonté d'âme ni sens de la justice.
Nous sommes en cours de finalisation. Venez pour que nous en discutions.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il y a deux sujets distincts : celui des repentis et celui des informateurs ; ce dernier touche les policiers du quotidien et de la proximité. S'ils n'en font pas assez, ils peuvent souffrir d'une fragilité juridique, et s'ils en font trop, ils peuvent être considérés comme participant à l'infraction ou l'ayant provoquée.
Je note que vous êtes preneur d'échanges, et je m'en réjouis.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il existe plusieurs sortes d'informateurs. Certains sont rémunérés, d'autres non.
J'en viens à la Guyane. Nous avons réparti les nouvelles embauches dans les différents tribunaux, selon un principe de déconcentration que les chefs de cour appelaient de leurs voeux. Des recrutements sont à venir d'ici à 2027. Le tribunal de Cayenne sera doté de 15 magistrats, 12 greffiers et 7 attachés de justice supplémentaires.
Les brigades d'urgence ont été inventées par la Chancellerie. L'idée était de proposer aux magistrats de partir six mois à Cayenne ou à Mayotte, pour découvrir, y trouver un intérêt financier, et surtout aider. Ces brigades ont connu un certain succès. Elles fonctionnent et seront pérennisées, car la situation n'est pas stabilisée en Guyane.
Nous avons mis en place le " 100 % contrôle ", qui donne des résultats, avec une baisse assez drastique des quantités de stupéfiants importées vers l'Hexagone. La pérennisation de la brigade de Guyane, j'y reviens, est d'ailleurs prévue par la dernière loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice.
La réflexion sur le gel des avoirs est en cours avec Bruno Le Maire. Le gel administratif, que l'on estime très opportun, s'inspire de ce que nous faisons en matière de terrorisme. C'est complémentaire aux saisies et aux confiscations. Ce sera utile lorsque les mesures judiciaires sont obérées, par exemple dans le cas d'une personne condamnée en fuite.
Mme Carlotti m'a demandé si les prisons étaient des passoires. Dans le cadre de l'opération " place nette ", après la fouille, peu de temps après, nous sommes retournés dans la même cellule, pour éviter tout pied de nez. Nous avons considérablement augmenté les budgets en faveur des brouilleurs et de la lutte contre les drones.
Nous n'avons pas encore parlé du renseignement pénitentiaire. Ses effectifs se sont beaucoup accrus, parce que ce renseignement est utile et qu'il travaille très bien avec le renseignement classique. Cela permet de déjouer un certain nombre de plans mis en place depuis la prison.
L'administration pénitentiaire porte une attention particulière au placement des différents détenus, afin que leur communication soit rendue plus compliquée. Mais nous devons encore améliorer le dispositif.
Parfois les choses sont compliquées. Il arrive qu'un brouilleur affecte tous les voisins de la prison. Si elle doit s'améliorer, la technique a déjà beaucoup évolué. Certains outils sont très performants.
Mme Catherine Conconne. - Il y a un an, monsieur le garde des sceaux, vous êtes venu en Martinique. Le " 100 % contrôle " de Guyane, par ricochet, déverse une grande quantité de trafiquants sur la Martinique. Pour prendre souvent l'avion, je n'ai pas encore bien constaté l'application de ce « 100 % contrôle » dans mon territoire.
En Martinique, nous avions réussi à stabiliser la population carcérale, mais nous sommes de nouveau en surpopulation. La Jirs fonctionne à plein régime. Qu'en est-il des renforts d'effectifs ? Sous les tropiques, le trafic augmente et on réalise des saisies considérables.
M. Pascal Martin. - Monsieur le ministre, vous avez évoqué la question sensible de la corruption du personnel placé sous votre autorité. Quels sont les moyens mis en place pour lutter contre ce phénomène ? Quelle en est l'ampleur ?
M. Guy Benarroche. - Monsieur le ministre, je souhaite une réponse plus précise sur le brouillage au sein des prisons. On nous a dit que seules quatre d'entre elles étaient pourvues de brouilleurs, que cela coûterait 200 millions d'euros et que l'on n'était pas sûr de leur efficacité. Un marché public a-t-il été passé ? Des tests sont-ils en cours ? Quand cela sera-t-il mis en place ? Les gens ne comprennent pas que l'on puisse téléphoner depuis une prison pour commanditer un crime ou animer un réseau.
L'économie du narcotrafic est le nec plus ultra de l'économie libérale mondialisée, sur des produits interdits. Ce sont les mêmes réseaux, les mêmes modes de fonctionnement, les mêmes impératifs économiques. Il faut toucher la production et la répartition des richesses, avec le gel et la confiscation. Y a-t-il des coopérations envisagées avec certains pays pour y freiner ou y arrêter la production de stupéfiants ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - D'ici à 2027, le tribunal de Fort-de-France sera renforcé par 8 magistrats, 6 greffiers et 6 attachés de justice.
La corruption est tout à fait résiduelle. Quand un parquet est saisi d'un tel fait, il enclenche immédiatement une procédure. Nous avons réalisé une sensibilisation particulière du personnel pénitentiaire, avec un plan d'action spécifique de prévention du risque corruptif communiqué à l'Agence française anticorruption (AFA) en novembre 2023. Des déontologues et des formateurs relais ont été formés par l'École nationale d'administration pénitentiaire, dans huit des dix directions interrégionales des services pénitentiaires. Pour les deux dernières, c'est programmé au premier semestre de cette année.
Récemment, dans un établissement pénitentiaire où il y avait des suspicions, des membres du personnel ont été mis en examen ; certains ont été placés en détention. Nous n'avons pas de chiffre. Dès qu'il y a une suspicion, le procureur fait son travail. Personne n'a intérêt à ce qu'il y ait des corrompus parmi les agents du ministère de la justice.
M. Jérôme Durain, président. - Je vous trouve optimiste, monsieur le garde des sceaux. Nous avons le sentiment que ce sont des choses qui progressent çà et là.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - " Çà et là ", " le sentiment " ... Moi, je vous réponds de façon objectivée. De tels cas ne sont pas relevés tous les jours. Attention au message que nous envoyons.
M. Jérôme Durain, président. - À l'issue de plusieurs de nos auditions, notamment avec les inspections générales de la police, de la gendarmerie et des douanes, l'impression qu'une corruption de basse intensité semble poindre nous inquiète.
Nous mesurons les efforts de certaines administrations, dont la pénitentiaire. Mais il n'y a pas que l'appât du gain, il y a aussi les menaces qui pèsent sur de nombreux fonctionnaires. Cela vaut aussi pour la pression qui règne dans certaines audiences. Ce paysage à de quoi préoccuper.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il n'est pas une strate de notre société qui soit totalement immunisée contre le venin de la corruption. Cela doit arriver, mais cela reste résiduel. Aucune procédure ne m'a été remontée - aucune ! Mais quand on trouve, on sanctionne.
Monsieur Benarroche, vous me demandez quels sont les opérateurs de brouillage que nous utilisons. Je suis incapable de vous répondre à l'instant, d'autant que nous utilisons des appareillages différents.
J'entends ce que vous me dites sur les pays producteurs. Pensez-vous que nous avons la possibilité de demander aux Colombiens de ne plus produire de cocaïne, aux Marocains de ne plus produire de kif ? Les choses ont été dites. Pour autant, nous en sommes là aujourd'hui. Et franchement, cela dépasse mon périmètre.
En outre, sont susceptibles d'arriver en Europe des produits de synthèse d'une extraordinaire dangerosité qui touchent déjà l'Amérique du Nord.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Sur les brouilleurs, ce n'est pas la marque qui compte. Y en a-t-il assez ? Comment peut-on réagir ?
M. Guy Benarroche. - Je demandais si vous aviez des contrats, et si oui, avec qui et combien. À quoi les fournisseurs sont-ils tenus ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je pensais que vous vouliez la marque des brouilleurs. On m'a déjà demandé celle des bracelets électroniques...
Le brouillage a commencé en 2017. Quelque 19 établissements sont équipés. Cela représente un budget de 15 millions d'euros par an. En 2024, 33 dispositifs supplémentaires ont été commandés. Quelque 45 sites sont dotés d'outils anti-drones. Fin 2024, 60 sites seront équipés, pour un budget entre 3 et 4 millions d'euros. Vous ai-je bien répondu ?...
M. Guy Benarroche. - En partie. Quels sont les contrats ? On nous a dit que seuls 4 établissements étaient pourvus de brouilleurs. La technique permet-elle de faire aujourd'hui ce à quoi on aspire ? N'a-t-on pas d'autre choix que d'attendre des progrès techniques ? On nous a dit qu'il était impossible de communiquer depuis les prisons, et le lendemain, nous avons eu la preuve du contraire. Il n'y avait d'ailleurs nul besoin de preuve, puisque tout le monde sait que les détenus téléphonent.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - La communication ne passe pas que par les portables. Il y a aussi le téléphone fixe de la prison, le parloir, ou celui qui sera libéré dans quatre jours et qui peut faire passer un message. Le brouillage, cela fonctionne là où les établissements sont équipés. Je vous ai donné les chiffres. La progression est extrêmement importante. Mais il est illusoire de penser que la communication ne passe que par le téléphone portable.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Ces opérations " place nette ", au coeur de l'actualité, sur lesquelles on communique beaucoup, nous rapprochent-elles du haut du spectre ? Elles sont indiscutablement utiles pour la tranquillité et la paix publiques, mais on nous a dit qu'elles pouvaient gêner des enquêtes en cours.
Dans votre dépêche du 12 mars, vous demandez aux procureurs de la République de se rapprocher des préfets de telle sorte qu'il y ait une coordination entre la police et la justice. Des magistrats nous expliquent que ces opérations perturbent les services, en y déversant une foule de citations directes ou d'instructions. La coordination entre l'institution judiciaire et la préfecture est-elle satisfaisante ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Merci pour vos propos sur ces opérations, qui sont très utiles. Comme d'habitude, il y a eu des polémiques. Le Président de la République s'est rendu à Marseille. Il y avait des centaines de membres des forces de sécurité intérieure, de magistrats. J'ai trouvé formidable qu'on vienne les encourager.
J'ai du mal à penser que ces opérations entravent les instructions en cours, puisqu'il y a une judiciarisation en amont. On ne débarque pas à Marseille au premier rayon de soleil. Le procureur de la République, les forces de sécurité intérieure, le préfet savaient qu'il y aurait cette opération au jour dit, et personne, à ma connaissance, n'a regretté que cette opération ait lieu. Cela fait du bien aux gens. La présence incarnée de l'État a du sens. J'ai entendu des gens me dire que c'était formidable que l'on soit là. Bien sûr, cela ne règle pas tout. On peut toujours critiquer. J'étais, avec le procureur Bessone, le Président de la République, le commissaire de police Frizon, pour regarder la carte de l'opération, sur le capot d'une voiture. Tout se fait en concertation totale avec la justice. Je travaille très bien avec Gérald Darmanin et si je pensais que ces opérations entravaient le cours ordinaire de la justice, je le dirais.
Peut-on trouver un gros poisson au cours de ces opérations ? C'est tout à fait possible au gré des interpellations, et il est envisageable de trouver un numéro de téléphone ou tout autre indice permettant d'aller plus loin. Outre les comparutions immédiates, des informations judiciaires plus larges ont été ouvertes. On part parfois d'un simple contrôle d'une plaque, qui conduit à un contrôle du véhicule, puis du conducteur, puis, de fil en aiguille, à découvrir quelque chose d'extrêmement important.
Le temps de la justice, plus long et bien distinct du temps médiatique et du temps politique, permettra d'obtenir un certain nombre de résultats. La centaine de mandats de dépôt que j'ai mentionnée n'a d'ailleurs pas été décidée au hasard, puisqu'elles correspondent à des indices graves et concordants d'une culpabilité dans le domaine du trafic de stupéfiants.
M. Jérôme Durain, président. - Un objectif de communication n'est pas choquant en soi, l'affichage du retour de l'État dans les quartiers et les zones de non-droit nous paraissant tout à fait bienvenu. Nous soulevons bien la question de l'efficacité au long cours, celle-ci passant, au-delà des opérations " place nette ", par un " plan stups " rénové. La trame qui nous a été communiquée - mais peut-être n'est-elle que provisoire - ne nous paraissait guère fournie : elle ne mentionnait pas les propositions que vous avez formulées sur les repentis, et seules quelques lignes étaient consacrées à la réforme de la procédure pénale.
J'ignore si vous avez déjà une date pour la publication de la nouvelle version du " plan stups ", mais il faudra y insérer tous les sujets que nous venons d'évoquer afin de le rendre plus attrayant.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Nous y travaillons et j'espère que nous pourrons présenter un plan ciselé qui recueillera l'adhésion de la représentation nationale. Nous serons prêts à brève échéance.
M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup, monsieur le garde des sceaux.
Source https://www.senat.fr, le 16 avril 2024