Déclaration de M. Roland Lescure, ministre délégué, chargé de l'industrie et de l'énergie, sur le contrôle des investissements étrangers en France comme outil d'une stratégie d'intelligence économique au service de la souveraineté de la France, au Sénat le 29 mai 2024.

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  • Roland Lescure - Ministre délégué, chargé de l'industrie et de l'énergie

Circonstance : Débat organisé au Sénat à la demande du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants

Texte intégral

Mme la présidente. L'ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, sur le thème : " Le contrôle des investissements étrangers en France comme outil d'une stratégie d'intelligence économique au service de notre souveraineté ".

Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s'il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur, pour une durée de deux minutes ; l'orateur disposera alors à son tour d'un droit de réplique, pour une minute.

Monsieur le ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé sa place dans l'hémicycle.

Dans le débat, la parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. Jean-Baptiste Lemoyne, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, c'est une première et, une fois de plus, cela se passe au Sénat ! En effet, si Marie-Noëlle Lienemann et moi-même avions émis le souhait que soit institutionnalisé un débat sur le contrôle des investissements étrangers en France, et si la commission des affaires économiques avait adopté à l'unanimité cette recommandation, encore fallait-il passer l'acte. Aujourd'hui, c'est chose faite !

Je remercie mes collègues du groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, tout particulièrement son président, François Patriat, d'avoir permis une telle avancée, sur le temps de la niche du groupe.

Ce débat vise à nous assurer que le patrimoine économique tricolore est bien protégé face aux menaces croissantes, dans un monde en état de guerre économique permanente – l'expression n'est pas trop forte.

Nous sommes à l'ère de la course à l'innovation qui, pour certains, justifie que tous les coups soient permis pour s'emparer et maîtriser les technologies critiques. Bonne nouvelle, la France est bel et bien dans la course, grâce à France 2030 et aux stratégies de filières qui se déploient dans les domaines de l'intelligence artificielle, de la quantique et de l'hydrogène.

Une forme de planification est de retour : c'est heureux et cela produit des résultats. Ainsi, le secteur de l'intelligence artificielle a vu le nombre de start-up augmenter de 20% et a bénéficié de six fois plus de fonds levés en quatre ans.

Nous sommes aussi à l'ère où la compétition fait rage, notamment entre rivaux, mais aussi entre alliés. Adversaires ou alliés, qu'importe : ils peuvent avoir recours aux mêmes armes, telles que les subventions massives, les droits de douane, les barrières non tarifaires, voire les mesures de privation de liberté, comme Frédéric Pierucci, ancien président de la division chaudière d'Alstom, l'a, hélas ! expérimenté aux États-Unis.

Les chiffres sont édifiants : d'après le service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), les alertes de sécurité ont crû de 30% entre 2022 et 2023, leur nombre étant passé de 694 à 900. Face à cela, la France a pris des mesures fortes depuis 2017. À l'échelon national comme à l'échelon européen, le Président de la République, Emmanuel Macron, s'est constamment engagé pour que l'Union européenne soit moins naïve et pour que nous cessions d'être les idiots du village global en étant ouverts à tous les vents.

Alors que les Français sont amenés à s'exprimer le 9 juin prochain sur l'Europe qu'ils souhaitent, ils doivent savoir que la France a été un artisan du réveil des nations européennes, pour moins de naïveté et plus de souveraineté.

Cependant, avec ce débat, notre groupe a voulu aller au-delà du seul contrôle des investissements étrangers en France (IEF). Reprenons les termes du débat : ce contrôle est " un outil d'une stratégie d'intelligence économique au service de notre souveraineté ". Il s'agit donc d'un élément compris dans la palette des mesures et des actions à mettre en œuvre.

La notion d'intelligence économique a véritablement émergé en France il y a trente ans, avec le rapport d'Henri Martre de 1994, intitulé Intelligence économique et stratégie des entreprises.

Qu'est-ce que l'intelligence économique, demanderont certains ? Au-delà de la définition académique, le rapport Martre, dans son introduction, précise qu'il s'agit de " [la] gestion stratégique de l'information économique permettant à la France d'appréhender efficacement les opportunités et les risques liés à la mondialisation des échanges ".

Si nombre de constats alors dressés demeurent d'actualité, saluons aussi les efforts qui ont pu être faits grâce à la persévérance d'acteurs de l'intelligence économique, dont certains assistent aujourd'hui à notre débat. Je pense en particulier à Christian Harbulot, qui a contribué au rapport Martre et a fait des petits, si vous me permettez cette expression, grâce aux cohortes d'élèves issus de l'École de guerre économique (EGE).

Je pense aussi à Claude Revel qui, dans la lignée d'Alain Juillet, fut une déléguée interministérielle à l'intelligence économique pugnace, quand cette fonction existait encore.

N'oublions pas non plus Pascal Dupeyrat, qui a décortiqué le fonctionnement du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) – soit le Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis –, afin d'en tirer un certain nombre de leçons, au profit tant des Français que des Européens.

Je veux aussi mentionner la personne morale qu'est l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), qui fait énormément via les formations à l'intelligence économique qu'il organise lors de toutes ses sessions. Il a ainsi créé une sorte de réserve du patriotisme économique très utile.

Enfin, je citerai notre assemblée, car c'est tout à l'honneur du Sénat de veiller au maintien de la flamme de l'intelligence économique et d'être une vigie de la protection des intérêts et du patrimoine économiques de la Nation.

Ainsi, je vous renvoie à la mission d'information mise en place par la commission des affaires économiques, dont les travaux ont abouti à vingt-trois recommandations adoptées à l'unanimité, ainsi qu'à la proposition de loi transpartisane visant à faire de l'intelligence économique un outil de reconquête de notre souveraineté, déposée au Sénat en septembre 2023 par Marie-Noëlle Lienemann, Serge Babary, Franck Montaugé et moi-même.

Par ailleurs, un amendement transpartisan a été adopté la semaine dernière, lors de l'examen de la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France. En cas d'adoption définitive du texte, ce que je souhaite ardemment, il permettrait que le rapport remis au Parlement sur le contrôle des investissements étrangers en France soit enrichi d'un suivi dans la durée des engagements pris par les investisseurs.

Le Sénat opère aussi comme vigie de l'intelligence économique grâce aux travaux de la mission d'information sur l'avenir d'Atos, à laquelle a participé notre collègue Fabien Gay,…

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Il est partout, décidément ! (M. Fabien Gay sourit.)

M. Jean-Baptiste Lemoyne. … et de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérateurs d'influences étrangères, conduite par Dominique de Legge et Rachid Temal.

Le Sénat s'honore donc par sa constance, et il ne doit pas craindre de persévérer, car c'est bien l'échelon législatif qui constitue la clé de voûte de l'équilibre entre liberté des investissements et sécurité nationale.

C'est la loi de 1966 qui, la première, a posé le principe de liberté des relations financières entre la France et l'étranger. Simultanément, elle a prévu que ce principe pouvait connaître des restrictions au nom de la défense des intérêts nationaux.

Quant à la loi de 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, défendue par M. Lescure dans ses précédentes fonctions, elle a donné plus de pouvoirs non seulement au ministre de l'économie en matière de sanctions, mais aussi au Parlement en matière d'information et de contrôle.

Combien de dossiers seraient passés sous les radars si le Parlement ne s'en était pas emparé ? Je pense par exemple à Photonis, cette pépite de l'optronique, qui serait passée sous pavillon américain sans l'intervention de lanceurs d'alerte au sein de l'État, du Parlement et des médias – n'est-ce pas, cher Pascal Allizard ? (M. Pascal Allizard opine.)

Cette mobilisation a conduit l'État à s'opposer au rachat du groupe par l'américain Teledyne Technologies. Aujourd'hui, Photonis, devenu Exosens, est adossé au fonds européen HLD. Autrefois chassé, le groupe Photonis est devenu chasseur : il a procédé à cinq acquisitions et a doublé son chiffre d'affaires.

Cet exemple montre que la France doit savoir " dire non ", pour citer les grands auteurs. Pour cela, elle a musclé son jeu depuis 2017, veillant à ce que toute dépendance soit minime, consentie et maîtrisée – tels sont les critères énoncés par le directeur de l'industrie de défense, Alexandre Lahousse.

L'enjeu n'est autre que de garantir notre souveraineté et notre résilience dans les domaines industriels et technologiques. Ainsi, sur l'initiative du Président de la République, une véritable politique de sécurité économique a été mise en place, une doctrine a été posée par la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) et une gouvernance a été établie par le décret du 20 mars.

L'État est donc en ordre de marche sur ce volet défensif, grâce à une structuration très opérationnelle.

Le contrôle des investissements étrangers en France a été renforcé à plusieurs reprises via l'abaissement des seuils de déclenchement et l'extension des domaines d'activité concernés.

À l'échelon européen, c'est bien la France qui a été le moteur de l'évolution de la doxa parmi les États membres ; on lui doit ainsi la mise en place d'un mécanisme de coopération en matière de contrôle des investissements étrangers. L'action de la France n'a pas toujours été une promenade de santé – je peux aisément en témoigner, ayant siégé au conseil des ministres chargés du commerce extérieur de l'Union européenne –, même si elle a abouti à des progrès notables. Plus d'États se sont dotés d'une législation en la matière et une culture et des principes communs ont été forgés.

En définitive, la France est désormais mieux armée pour faire face aux menaces et aux risques de prédation économique, sans que cela porte toutefois atteinte à son attractivité. En effet, les chiffres montrent que nous sommes toujours en haut du podium.

Je ne serai pas plus long. Mes chers collègues, je ne doute pas que, sur ce sujet d'intérêt national, nos convergences seront plus fortes que nos divergences. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

Mme la présidente. Dans la suite du débat, la parole est à M. Franck Montaugé. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Franck Montaugé. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je remercie Jean-Baptiste Lemoyne d'avoir proposé l'inscription de ce débat à l'ordre du jour de notre assemblée. Dès 2015, j'avais personnellement appelé l'attention de la commission des affaires économiques sur ce sujet resté confidentiel : je me suis donc réjoui qu'une mission d'information puisse le mettre en lumière.

Dans le prolongement de cette mission, les enjeux et la place de l'intelligence économique dans notre stratégie de souveraineté nationale sont objectivés dans la proposition de loi transpartisane de Marie-Noëlle Lienemann, à l'élaboration de laquelle j'ai participé au nom du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

Notre pays s'est jusqu'ici focalisé sur le contrôle des investissements étrangers en France, en faisant évoluer le dispositif par différentes mesures procédant du décret de mars 2019. C'était nécessaire, dont acte !

Au-delà de l'évaluation du dispositif actuel et de son impact réel sur notre économie, je pense que l'intelligence économique devrait constituer le cadre global de notre stratégie de souveraineté économique nationale, le contrôle des investissements étrangers en France étant l'une de ses déclinaisons.

Pour quelle raison ? Le concept de guerre, aujourd'hui trop galvaudé à mon sens, se révèle pertinent dans le contexte mondial de libre-échange économique, dès lors qu'il est nécessaire de prendre en compte les risques divers d'agression auxquels nos entreprises sont en permanence soumises, sous des formes hybrides.

En quelques décennies, la guerre économique a émergé comme un domaine de savoir et de recherche ; l'École de guerre économique en illustre aujourd'hui la reconnaissance et le bien-fondé. Les enseignements et la culture qui résultent de cette science doivent faire l'objet d'une appropriation par tous les acteurs économiques et leurs partenaires, dont les collectivités locales.

Au plus haut niveau de la République, l'État doit définir et se doter des moyens de pilotage et d'administration d'une stratégie nationale d'intelligence économique englobant notamment les dispositifs actuels relatifs aux investissements étrangers en France, sans les remettre en question, je le précise.

C'est tout le sens de la proposition de loi déposée en septembre 2023, qui vise à inscrire dans la loi l'intelligence économique et à en faire le cadre d'une politique publique de reconquête de notre souveraineté économique.

Cette politique publique, débattue et votée par la représentation nationale, serait pilotée par une structure dédiée, dont la loi permettrait de garantir la pérennité.

À partir de cette analyse du contexte, jugez-vous utile, monsieur le ministre, voire nécessaire, que la France se dote d'une stratégie nationale d'intelligence économique et d'un secrétariat à l'intelligence économique, structure interministérielle qui serait rattachée au Premier ministre ?

Le cas échéant, comment entendez-vous sensibiliser les acteurs économiques de nos territoires à ce sujet qui les concerne tous, à des degrés divers ?

À cette fin, nous proposons que des comités régionaux à l'intelligence économique déclinent et pilotent la stratégie nationale, en lien avec les entreprises locales et les chambres de commerce et d'industrie (CCI.) Ces dernières seraient missionnées dans le cadre de leurs contrats d'objectifs et de performance pour prendre en compte, sur leur territoire, la stratégie nationale d'intelligence économique.

En cohérence, les schémas régionaux de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SRDEII) devraient aussi intégrer un volet consacré à l'intelligence économique.

In fine, l'évaluation de cette politique publique de souveraineté ferait l'objet d'un rapport annuel traitant spécifiquement de l'intelligence économique, en sus des investissements étrangers en France.

Monsieur le ministre, l'intelligence économique doit occuper une place centrale dans les politiques publiques visant à améliorer notre souveraineté économique nationale.

Il n'est pas question, ici, de remettre en cause le dispositif actuel des investissements étrangers en France, qui doit faire l'objet d'évaluations spécifiques. Pour autant, on ne peut s'en contenter, car il ne couvre qu'une partie, au demeurant très importante, du champ de la souveraineté économique.

La guerre économique n'est pas une vue de l'esprit. Dans un monde de menaces et d'affrontements qui vont croissant, elle est une réalité géopolitique qui nous oblige en tant que Français, pour le destin de la France. Elle concerne toutes nos entreprises et nécessite une acculturation spécifique, voulue au plus haut niveau de la République et de l'État français.

Monsieur le ministre, quelles suites entendez-vous donner à nos propositions concernant la mise en place d'une stratégie nationale d'intelligence économique et d'un secrétariat spécifique ? Entendez-vous favoriser l'implication des entreprises via la mobilisation des conseils régionaux et des chambres de commerce et d'industrie ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Je suis d'accord avec vous, monsieur le sénateur Montaugé : l'intelligence économique ne se limite pas au contrôle des investissements étrangers en France, même s'il en est une composante importante, elle va au-delà.

Il faut ainsi garantir les lignes d'approvisionnement ; à défaut, comme on l'a vu pendant la crise du covid 19, le risque est de provoquer un réel problème économique. Il faut aussi protéger les actifs stratégiques, notamment dans le cadre du décret relatif aux investissements étrangers en France, et prévenir l'application de réglementations étrangères susceptibles d'affecter nos entreprises. Tous ces éléments sont très importants.

La politique de sécurité économique existe depuis 2019, monsieur le sénateur ; elle a été élaborée et présentée par l'État. Vous souhaitez qu'elle puisse être placée sous l'autorité du Premier ministre. Or, aujourd'hui, elle est conduite par le ministre de l'économie et des finances, que la commission des affaires économiques peut régulièrement auditionner dans le cadre de ses travaux ; au-delà, le ministre pourrait même vous présenter cette politique et son application.

Le Sisse, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), l'ensemble de l'appareil économique et financier de l'État et le Quai d'Orsay sont tous attachés, dans une logique interministérielle, à la mise en œuvre de la politique d'intelligence économique. Leurs représentants sont d'ailleurs présents à mes côtés aujourd'hui même au banc du Gouvernement.

Nous considérons que le dispositif mis en place en 2019 et piloté par Bercy est utile, nécessaire et efficace. Nous devons conserver l'organisation existante, mais toutes les améliorations proposées par la représentation nationale, qu'il s'agisse du rapport sur les investissements étrangers en France ou du suivi de l'ensemble de la politique d'intelligence économique, sont les bienvenues.

Mme la présidente. La parole est à M. Franck Montaugé, pour la réplique.

M. Franck Montaugé. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre, je partage vos propos. Nous souhaitions surtout insister sur l'émergence et la prise en compte de la notion d'intelligence économique dans la démarche de l'État visant à améliorer la sécurité de l'économie française.

La notion d'intelligence économique mérite d'être mise en lumière, d'être utilisée et diffusée dans les territoires. L'enjeu d'acculturation est considérable.

M. Roland Lescure, ministre délégué. C'est vrai !

M. Franck Montaugé. Les véritables pépites que sont les petites entreprises peuplant nos territoires sont exposées à des risques profonds. D'où la proposition de loi que j'évoquais précédemment, dont l'objectif central est de mettre en lumière l'intelligence économique, dans l'intérêt de tous les acteurs économiques français.

Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Allizard. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Pascal Allizard. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me réjouis, moi aussi, de l'inscription à l'ordre du jour de nos travaux de ce débat, et je remercie Jean-Baptiste Lemoyne de l'avoir organisé.

Après la " mondialisation heureuse ", qui s'est révélée être une chimère, nous entrons dans une ère plus raisonnée, sans doute marquée par un regain du protectionnisme. Dans ce contexte, les équilibres sont complexes à trouver.

La crise du covid-19 et le retour de la guerre sur le sol européen et au Proche-Orient ont fait lentement évoluer les mentalités. Les orateurs qui m'ont précédé l'on dit abondamment : les mots " souveraineté ", " sécurité économique " et " intelligence économique " viennent enfin au premier plan.

Tout n'est pas réglé pour autant. En parallèle, l'attractivité devient le nouveau mantra de notre économie fragilisée et désindustrialisée, de notre commerce extérieur dégradé. La consommation des ménages ne peut plus être le principal moteur de l'économie. En outre, le mur de la dette limite les capacités d'intervention publique.

Parmi les initiatives qui ont été prises, on peut citer le sommet Choose France, qui s'est tenu voilà quelques semaines. À cette occasion, 15 milliards d'euros d'investissements ont été annoncés, preuve que cet événement phare pour l'attractivité de la France, destiné à capter les investissements internationaux, va dans le bon sens.

La réindustrialisation est nécessaire, même si elle est difficile et qu'elle peine à se matérialiser, tant l'objectif est ambitieux. Reconnaissons que nous partons d'assez loin, d'où l'impératif de travailler collectivement.

Dans ce contexte, nous devons trouver un équilibre délicat entre souveraineté et attractivité, tout en veillant à ne pas laisser entrer un loup dans la bergerie qui, par ses investissements et ses actions, aurait des intentions inamicales, prédatrices ou déstabilisatrices.

Dans les relations internationales, les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts, comme l'affirmait le général de Gaulle. Toutefois, les États peuvent avoir des alliés.

En revanche, je sais, pour avoir longtemps œuvré dans ce domaine, qu'en matière économique, il n'y a ni amis ni alliés. Même les alliés et les partenaires peuvent se faire de mauvaises manières, notamment en utilisant leurs outils de sécurité à des fins d'intelligence économique et, au besoin, pour orienter leurs investissements à l'étranger.

Nos compétiteurs stratégiques ne se privent pas d'user de tous leurs moyens : subventions publiques, mesures protectionnistes, renseignement, désinformation, investissements, etc. Au service de la puissance, cette confrontation relève d'une véritable guerre économique.

La prise de conscience, en France comme dans l'Union européenne, est assez lente chez les gouvernants, quels qu'ils soient, plus encore à l'échelon des territoires. Le débat d'aujourd'hui est d'autant plus utile que le Sénat travaille sur le sujet de l'intelligence économique depuis plusieurs années et qu'il a formulé des propositions.

En France, sous la pression des événements géopolitiques et du risque de prédations sur des pépites technologiques, des dispositions défensives ont été prises pour renforcer le contrôle des investissements étrangers. Divers pays viennent aussi de mettre en place de telles dispositions.

Le contrôle se révèle d'une importance cruciale pour notre base industrielle et technologique de défense (BITD), qui compte environ 4 000 entreprises et assure à nos armées la capacité de défendre nos intérêts dans le monde, en toute indépendance.

Des actions devraient aussi être menées par le Gouvernement à l'échelon européen pour mieux tenir compte des spécificités du secteur de la défense dans les réglementations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG). Ces contraintes unilatérales freinent nos investisseurs.

Certains États hors de l'Union européenne font, au contraire, tout pour soutenir leur BITD. Ils s'affranchissent des ONG, instrumentalisent leurs prises de position, voire les suscitent. L'intelligence économique passe aussi par là et, faute de vision d'ensemble, nous peinons à résister à ces manœuvres.

La défense n'est pas le seul domaine nécessitant une attention en matière de contrôle, comme l'ont démontré les crises récentes. Ainsi que le relevait le chef du service de l'information stratégique et de la sécurité économique, la France fait face à une forte augmentation de la menace économique étrangère, souvent de nature capitalistique.

En ces temps troublés, avec des moyens comptés, il s'agit donc de ne pas baisser la garde et de passer à une phase plus offensive. Il convient en outre d'agir le plus en amont possible, afin d'éviter que nos entreprises ne deviennent des proies pour certains investisseurs.

Ma question est donc simple, monsieur le ministre : sur ces différents sujets, quelles solutions proposez-vous ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Je vous remercie d'avoir évoqué les enjeux d'équilibre de cette stratégie, qui doit être source d'ouverture. En effet, si nous voulons exporter et laisser nos entreprises et nos industriels se projeter dans le monde, notamment via des opérations capitalistiques, il faut que la France reste ouverte. Toutefois, cela suppose de garder nos yeux bien ouverts, ce que permet le dispositif que nous avons mis en place avec l'appui du Parlement. La loi Pacte, que j'ai défendue dans mes précédentes fonctions, comme l'a rappelé le sénateur Lemoyne, a renforcé le dispositif de contrôle du Parlement sur ces dossiers.

Nous avons également investi dans les équipes et, monsieur Montaugé, dans les territoires. Cela nous permet d'alerter davantage les entreprises, en particulier les petites et moyennes entreprises (PME), et de les former sur ces sujets.

Bref, le nouveau dispositif que nous avons mis en place est assez complet. Nous sommes prêts à rendre compte au Parlement de sa mise en œuvre au moins une fois par an, comme c'est le cas aujourd'hui.

Conséquence de ce nouveau dispositif : nous recevons davantage d'alertes. On dénombre plus de malades parce qu'on a mis plus de médecins dans les cabinets ! Même si les menaces, je suis prêt à le reconnaître, sont en hausse dans le monde, il est difficile de dire si les quelque mille alertes qui remontent tous les ans sont en partie liées ou non au fait qu'on les mesure mieux.

Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Allizard, pour la réplique.

M. Pascal Allizard. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre. Nous sortons collectivement d'une grande phase de naïveté sur ce sujet, et c'est heureux.

Pour finir, j'insiste sur la problématique de la BITD française, notamment sur les plus petites entreprises. Aujourd'hui, des États, des ONG et des compétiteurs instrumentalisent leurs discours et leurs méthodes. Cela fonctionne plutôt bien, car le secteur bancaire et financier pratiquant en France la sur-compliance, les sources de financement se sont taries. Pour le coup, nous sommes réellement victimes d'intelligence économique étrangère.

Je vous en supplie, monsieur le ministre, prenez ce sujet à bras-le-corps : le financement de la BITD est exposé à un réel danger. Si tel est le cas aujourd'hui, c'est parce que des compétiteurs internationaux arrivent à faire valoir leur position, tandis que nous attendons trop sagement que le temps passe.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Il a raison !

Mme la présidente. La parole est à M. Aymeric Durox.

M. Aymeric Durox. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le contrôle des investissements étrangers en France est en effet crucial pour retrouver notre souveraineté.

Cependant, avec un gouvernement dirigé par M. Emmanuel Macron, qui, depuis 2012, en tant que secrétaire général adjoint de l'Élysée, ministre de l'économie, puis Président de la République, contribue à vendre la France et ses entreprises au monde entier, il est à la fois paradoxal et urgent de parler de souveraineté.

Devons-nous ici évoquer de nouveau la vente scandaleuse d'Alstom, véritable trahison des intérêts de l'État ? Nous devons aussi au président Macron la cession de l'équipementier télécom Alcatel-Lucent au Finlandais Nokia, du parapétrolier Technip à l'Américain FMC, de l'aéroport de Toulouse-Blagnac à la Chine, et peut-être demain d'Atos. J'en passe, et des pires !

La liste est malheureusement longue et les gouvernements qui se sont succédé depuis quarante ans en portent aussi la responsabilité, avec la désindustrialisation à marche forcée de notre pays qui a détruit des emplois créateurs de valeur et affaibli notre souveraineté, nous rendant dépendants de l'étranger dans bien des domaines.

À ces échecs stratégiques s'ajoute aussi la menace de l'extraterritorialité américaine et, de plus en plus, chinoise, qui met à mal notre tissu industriel. Si le Président de la République pouvait intervenir dans notre débat aujourd'hui, que dirait-il ? " Il faut agir en Américain… " – pardon, mon lapsus est révélateur – " … en Européen ! "

Vraiment ? Dois-je rappeler que, l'an dernier, une économiste américaine ayant travaillé pour Microsoft, Apple et Amazon a été nommée au poste de chef économiste à la direction générale de la concurrence européenne ? On a connu mieux comme défense de la souveraineté ! M. le président Macron pourrait aussi affirmer : " Cela fait partie du marché ", comme il l'a récemment déclaré au média Bloomberg en acceptant l'idée que la Société Générale puisse être rachetée par une banque espagnole.

Il est temps, monsieur le ministre, mes chers collègues, de défendre réellement notre souveraineté. Au-delà des mots, cela passera, je vous le dis solennellement, par un changement complet de politique économique et, donc, par la mise en œuvre de l'alternance politique souhaitée par les Français.

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Monsieur le sénateur, jusqu'ici, tout allait bien, mais voilà que nous entrons dans la polémique, dans les non-dits et les faussetés.

Je suis désolé de devoir vous corriger : si l'économiste en chef de la direction de la concurrence de la Commission européenne n'a pas été recrutée, contrairement à ce que vous affirmez, c'est bien grâce à l'intervention de la France, qui s'est émue à juste titre d'un conflit d'intérêts au regard de son expérience passée.

Vous évoquez le rachat d'une banque française de qualité par je ne sais quelle banque espagnole. Je n'ai jamais entendu le Président de la République mentionner cela, pas plus qu'aucun membre du Gouvernement.

En revanche, même si, sur le fond, nous sommes en désaccord, mais vous avez raison sur un point : la meilleure défense, c'est l'attaque. Nous souhaitons que les entreprises françaises soient offensives à l'international, à l'exportation, y compris dans un cadre européen, dans des secteurs stratégiques où nous sommes persuadés que nous serons plus forts à trois, à cinq ou à vingt-sept que seuls.

Sur ce point, nous avons, c'est vrai, de sérieux désaccords de fond. Les Français auront bientôt l'occasion de trancher ; je forme le vœu qu'ils choisissent l'offensive et l'ouverture plutôt que le repli et la défense.

Mme la présidente. La parole est à Mme Vanina Paoli-Gagin.

Mme Vanina Paoli-Gagin. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis cinq ans, la France est le pays européen qui attire le plus de capitaux étrangers. Nous pouvons en être fiers, cela prouve que notre pays est redevenu attractif et que le site France a retrouvé sa compétitivité.

Alors que la concurrence internationale n'a jamais été aussi rude, entre le dumping structurel permanent de la Chine et la politique agressive de l'Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis, cette attractivité retrouvée est un atout stratégique pour la France. Elle nous oblige.

Faire entrer des capitaux étrangers sur notre sol, se reposer sur ces flux pour irriguer notre tissu économique peut aussi exposer notre Nation à des intérêts qui ne sont pas les siens. C'est là le propre des sociétés ouvertes et la condition de toute puissance économique démocratique.

Dans le contexte que je viens de rappeler, nous aurions donc tort de verser dans l'irénisme : le libéralisme n'interdit pas l'intervention de l'État ; il l'encadre pour éviter qu'elle n'entrave le fonctionnement du marché. On peut parfaitement défendre l'économie de marché et confier à la puissance publique la mission de contrôler les investissements étrangers. Le meilleur exemple s'en trouve outre-Atlantique.

Il y a encore quelques années, le concept de souveraineté avait chez nous très mauvaise presse. On ne l'utilisait que pour dénoncer les excès de la mondialisation ou pour s'opposer au commerce international. L'ère de la naïveté est terminée et la France, comme, plus globalement, l'Europe, a compris que leur destin géopolitique dépendait de leur capacité à défendre leur appareil productif et leur souveraineté économique. Cette prise de conscience, sans doute tardive, est salutaire.

C'est pourquoi je remercie nos collègues du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants d'avoir inscrit à l'ordre du jour ce débat sur le contrôle des investissements étrangers en France. Nous sommes nombreux ici à considérer qu'il s'agit d'un outil stratégique au service de cette souveraineté.

Sur ce point, en 2019, la loi Pacte avait déjà renforcé notre arsenal public de contrôle des investissements étrangers dans certains secteurs stratégiques.

Plus récemment, le Gouvernement a encore rehaussé cette ambition en pérennisant le contrôle des franchissements de seuil de 10% dans les sociétés cotées et en élargissant son champ d'application. Il serait intéressant, monsieur le ministre, que Bercy fournisse à la représentation nationale des informations sur les cas d'usage de cette nouvelle mesure, devenue effective le 1er janvier dernier.

C'est évidemment sur les aspects capitalistiques que ce contrôle est le plus stratégique et je tiens à dire que notre groupe soutient pleinement cette approche.

Dans la même logique, il me semblerait pertinent de renforcer notre arsenal de contrôle des investissements étrangers par le biais du levier fiscal. En effet, l'attractivité de notre site France, que j'évoquais en préambule, tient aussi en grande partie aux mécanismes d'incitation fiscale que nous déployons pour qu'une entreprise étrangère décide de s'installer chez nous plutôt qu'ailleurs.

Parmi ces mécanismes, il en est un que vous connaissez tous et qui a la part belle : le crédit d'impôt recherche (CIR). Avec plus de 7 milliards d'euros annuels, cette dépense fiscale constitue évidemment un outil très puissant pour attirer des investissements étrangers.

Pour autant, j'ose espérer, monsieur le ministre, que les entreprises étrangères ne choisissent pas de venir en France seulement à cause du CIR. L'attractivité de notre pays ne doit pas se payer en deniers publics, mais bien en opportunités économiques.

En tout état de cause, il me semble pertinent de renforcer les contrôles dans l'utilisation du crédit d'impôt recherche, concernant, en particulier, la sous-traitance. Il s'agit vraiment de garantir que les dépenses fiscales bénéficient d'abord et surtout à notre propre écosystème d'innovation, en France et en Europe.

Ce raisonnement vaut également pour d'autres leviers fiscaux. Alors que le Gouvernement a prévu de rationaliser les dépenses, il nous semble inévitable de rouvrir le sujet lors de l'examen du prochain projet de loi de finances. Il y va de l'efficacité de nos dépenses publiques. Dans le cadre de la mission d'information sur la recherche et l'innovation que j'avais eu l'honneur de rapporter il y a environ deux ans, nous avions identifié ce sujet comme un levier stratégique pour accélérer la réindustrialisation.

Cette réindustrialisation de nos territoires, qui vous doit beaucoup, monsieur le ministre, ne saurait se résumer à l'arrivée d'investissements étrangers en France. Nous devons, en premier lieu, nous assurer que les deniers publics favorisent notre écosystème d'innovation, nos instituts de recherche publics, nos start-up industrielles, tout ce continuum qui permet à une découverte scientifique de qualité de devenir un produit compétitif sur le marché.

Il ne s'agit peut-être pas du pari le plus rémunérateur à court terme, mais, à long terme, c'est le seul qui nous permettra de recouvrer cette souveraineté économique que nous appelons de nos vœux. Monsieur le ministre, mes chers collègues, c'est cela qui doit guider notre action. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDPI.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Madame la sénatrice Paoli-Gagin, je vous remercie de votre intervention ainsi que de tout ce que vous faites afin de soutenir le secteur de l'innovation en France.

Celui-ci va dégager des revenus et de la prospérité, mais aussi préparer la France de demain et d'après-demain dans tous les domaines où nous en avons tant besoin : l'industrie verte, les technologies, l'énergie ou la défense.

Vous l'avez souligné, le CIR, et la fiscalité en général, ne fait pas tout. Pour autant, cela fait partie des atouts retrouvés de la France. De ce point de vue, la stabilité ne nuit pas, bien au contraire : notre capacité à donner de la visibilité sur tous les dispositifs fiscaux qui permettent à des entreprises de choisir la France est bienvenue.

Le dispositif « investissements étrangers en France » constitue également un atout, à condition qu'il soit transparent et clair. Si les entreprises savent à quelle sauce elles vont être mangées, si je puis dire, l'installation en France sera plus simple pour celles qui le souhaitent. La plupart d'entre elles sont disposées à engager le débat avec l'État de manière à satisfaire à certaines conditions si nécessaire.

Un dernier point très important de votre intervention mérite d'être souligné : choisir la France concerne d'abord et avant tout les entreprises françaises, qui doivent elles aussi faire le choix d'investir sur notre territoire. S'il est excellent d'attirer des capitaux étrangers, dont nous manquons, il est tout aussi positif de garder les capitaux en France.

À cet égard, je me réjouis que, au-delà des investissements de Choose France, nous ayons récemment eu l'occasion d'annoncer des investissements substantiels. Sanofi va ainsi investir plus de 1 milliard d'euros dans la recherche en France, tandis que le groupe Bolloré, via son entreprise Blue Solutions, installera une gigafactory de batteries dans le Grand Est. Voilà qui est également fort bienvenu. La France attire tout le monde !

Mme la présidente. La parole est à Mme Anne-Sophie Romagny.

Mme Anne-Sophie Romagny. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, lors de leurs travaux sur l'avenir de l'entreprise Atos en avril 2024, les rapporteurs de la commission des affaires économiques et de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat ont souligné les moyens limités dont disposait la direction générale du Trésor en matière de contrôle des investissements étrangers.

Pourtant, notre pays a été l'un des premiers au sein de l'Union européenne à développer ces mécanismes, et les siens sont parmi les plus stricts.

La France, à l'instar de nombreux États, s'est dotée d'une politique de vérification des investissements étrangers qui repose sur un équilibre entre le principe de liberté des relations entre la France et l'étranger et la défense des intérêts nationaux.

Certains financeurs extérieurs sont ainsi soumis à une autorisation préalable du ministre de l'économie.

Ce dispositif concerne les investissements dans les activités participant, même à titre occasionnel, à l'exercice de l'autorité publique, ou étant de nature à porter atteinte à l'ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale, ou relevant d'une activité de recherche, de production ou de commercialisation d'armes et de substances explosives.

La France a mis en place dès 1966 un dispositif de contrôle préalable des investissements directs étrangers. Ce mécanisme a été renforcé en 2005 par l'introduction d'une liste de secteurs pouvant faire l'objet d'un tel contrôle dans le but de protéger les champions nationaux contre des acquisitions potentielles par des investisseurs étrangers.

La liste précise des activités concernées par ces contrôles des investissements étrangers a été progressivement étendue entre 2014 et 2024. Sont désormais concernées, par exemple, les activités portant sur des matériels, des biens ou des services essentiels pour garantir l'approvisionnement en électricité, en eau ou en énergie, la sécurité et l'intégrité des réseaux de transport ou de communication, le stockage de données stratégiques ou encore les services essentiels pour garantir la sécurité alimentaire.

Depuis le 1er janvier 2024, ce contrôle s'étend également aux activités essentielles à l'extraction, à la transformation et au recyclage des matières premières critiques, ainsi qu'aux activités de recherche et de développement dans la photonique.

Parallèlement, le seuil de détention de droits de vote ou de capital déclenchant une procédure de contrôle a été abaissé : de 33,33% jusqu'en 2019, il a été fixé à 25%, puis à 10% en juillet 2020, afin de protéger certaines sociétés fragilisées pendant la pandémie pouvant être l'objet de participations minoritaires opportunistes, ce qui ferait peser un risque sur la sécurité nationale.

Cette mesure temporaire a été prorogée en 2023, puis pérennisée par décret depuis le 1er janvier 2024. Nous nous félicitons de cette pérennisation, préconisée dès juillet 2022 par nos collègues de la commission des affaires économiques dans leur rapport Cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique.

Malgré le renforcement du dispositif, nos entreprises restent encore trop vulnérables aux stratégies d'acquisition d'acteurs étrangers.

Dans leur rapport d'information intitulé Anticiper, adapter, influencer : l'intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté, notre collègue Jean-Baptiste Lemoyne et notre ancienne collègue Marie-Noëlle Lienemann recommandaient notamment de renforcer le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France par un suivi obligatoire des engagements souscrits ayant conditionné l'autorisation d'investissement.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. C'est crucial.

Mme Anne-Sophie Romagny. Trop souvent, un tel suivi n'est pas systématique ; de plus, il est centralisé et mis en œuvre par des services distincts de ceux qui fixent les conditions aux investisseurs. Cela complexifie et dilue le contrôle.

Les administrations centrales doivent impérativement disposer de moyens suffisants pour contrôler l'effectivité du respect des conditions assorties à une autorisation du ministère de l'économie. En 2022, sur 131 investissements autorisés au titre du contrôle IEF, 53% ont été assortis de conditions. Monsieur le ministre, pouvez-vous nous assurer que vos services auront la capacité de contrôler le respect de ces conditions ?

La question de la souveraineté de la France a fait l'objet de nombreux travaux au sein de notre assemblée et notre constat est unanime : il est absolument nécessaire que l'intelligence économique soit repensée de manière globale et intégrée plus largement à notre politique économique.

Il apparaît également essentiel que les parlementaires soient mieux associés aux dispositifs de contrôle des investissements étrangers et à la politique d'intelligence économique pratiquée par le Gouvernement.

Depuis 2020, notre pays fait face à de nombreux chocs. Les conséquences de la crise sanitaire du covid-19 et les tensions sur les matières premières liées au conflit russo-ukrainien ont révélé nos dépendances dans de très nombreux secteurs : agriculture, industrie, numérique, médicaments et énergie. Replacer l'intelligence économique au cœur de nos politiques publiques est urgent et nécessaire afin de préserver notre souveraineté. (M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Madame la sénatrice, je vous remercie de votre intervention.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. Très bonne intervention !

M. Roland Lescure, ministre délégué. Je souhaite rappeler à l'ensemble des sénateurs et des sénatrices ici présents qu'en 2017, lorsque nous sommes arrivés aux responsabilités, il n'existait pas de bureau dédié au contrôle des investissements étrangers en France. Aujourd'hui, un bureau spécifique rassemblant une trentaine de personnes s'acquitte de cette mission cruciale, avec des moyens accrus et une efficacité nettement renforcée.

Cette amélioration notable s'explique en grande partie par une sensibilisation croissante de nos entreprises, du Gouvernement, mais aussi de la représentation nationale vis-à-vis de ces dossiers stratégiques.

Il convient de souligner que le nombre de dossiers examinés a triplé depuis 2017 ; cette hausse d'activité a été rendue possible par l'augmentation des moyens alloués.

De plus, nous avons renforcé le dispositif à trois reprises, en élargissant le nombre de secteurs concernés et en durcissant le régime des sanctions applicables. Les seuils de déclenchement ont été abaissés à 10 % pour les entreprises cotées ciblées par des investisseurs non européens. Dès que ce seuil est franchi, une alerte est émise et une analyse approfondie est menée. L'an dernier, une dizaine de cas ont ainsi été passés au crible. Aujourd'hui, la France dispose d'un des dispositifs les plus aboutis d'Europe en la matière.

S'agissant des enjeux de contrôle évoqués, nous mettons en place un programme annuel qui nous conduira à mener chaque année de façon systématique, au-delà des alertes individuelles, une centaine de contrôles des conditions préalablement fixées.

Mme la présidente. La parole est à Mme Anne-Sophie Romagny, pour la réplique.

Mme Anne-Sophie Romagny. Monsieur le ministre, je vous remercie de votre réponse. Réussir à contrôler systématiquement l'intégralité des conditions fixées lors de l'octroi des autorisations d'investissement étranger serait idéal, en effet. Nous comptons sur votre vigilance à ce sujet.

Mme la présidente. La parole est à M. Akli Mellouli. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. Bernard Buis applaudit également.)

M. Akli Mellouli. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais tout d'abord saluer le travail remarquable accompli par Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne, ainsi que leurs préconisations, qui devraient davantage être suivies d'effets.

Au tournant des années 2000, notre pays ne jurait que par la mondialisation, nos dirigeants étaient alors les chantres de la mondialisation heureuse, nos grandes écoles et nos universités formaient les élites de demain, sans aucune prise en compte des enjeux stratégiques. Cette approche crédule a provoqué une vulnérabilité de notre tissu économique et, par la même occasion, une perte de souveraineté profonde et transversale. Sans le savoir, nous avons sacrifié sur l'autel de cette mondialisation heureuse notre industrie, nos intérêts stratégiques et notre souveraineté.

Le réveil a été brutal. Les turbulences traversées par la mondialisation ces dernières années, les crises sanitaires et les tensions géopolitiques, notamment l'invasion de l'Ukraine par la Russie, ont révélé les fragilités de notre modèle économique et ont poussé nos décideurs à reconsidérer notre stratégie.

Une prise de conscience salutaire a émergé, conduisant notre pays à réévaluer l'équilibre entre l'attraction des investissements étrangers et notre souveraineté. Cela s'est traduit par des évolutions structurelles dans l'accompagnement des investissements étrangers dans les secteurs sensibles, ainsi que dans l'évaluation et la prévention des menaces que ces investissements peuvent faire peser sur notre sécurité.

Ainsi, nous assistons au développement de tout un écosystème autour de cette question à la croisée de la politique, de la géopolitique, de l'économie, de la finance, de la défense et du droit.

La France, comme de nombreux États, a récemment réformé et renforcé son dispositif de contrôle des investissements étrangers. Le champ des secteurs qui y sont soumis a, en particulier, été étendu. Initialement centrée sur la défense et la sécurité, leur liste a été élargie pour inclure les activités d'approvisionnement en eau et en énergie, les réseaux de transport et de communications électroniques, ainsi que les technologies critiques comme la cybersécurité, l'intelligence artificielle et les biotechnologies.

La loi Pacte et ses textes d'application ont également renforcé ce dispositif en abaissant le seuil de déclenchement du contrôle des investissements étrangers, désormais fixé à 25% des droits de vote d'une entité de droit français. Les prérogatives de l'administration ont été renforcées, permettant notamment au ministre de l'économie d'assortir les autorisations de conditions relatives à la gouvernance.

Pour autant, afin de garantir l'indépendance de notre économie et de préserver nos intérêts nationaux, il est crucial d'aller plus loin. Il convient à cette fin d'admettre, d'abord, certaines vérités qui ne sont pas agréables à entendre : les investissements directs étrangers (IDE) traduisent surtout un manque de financement et de prise de contrôle par nos acteurs financiers, publics et privés, soit des défaillances dans l'actionnariat et le financement des investissements locaux.

Par exemple, concernant le défi de l'intelligence artificielle, Bruno Bonnell, secrétaire général pour l'investissement chargé du plan France 2030, rappelle que la France ne peut pas s'appuyer sur la commande d'État pour soutenir ces entreprises innovantes, comme le font la Chine ou les États-Unis, en raison des réglementations de l'Union européenne, une fragilité face à laquelle il appelle les États européens à réagir. Il déplore également la faiblesse de l'investissement privé en France, de la part des grands groupes comme des fonds d'investissement. Aujourd'hui, ceux-ci n'en font pas assez.

L'autre vérité dérangeante est que, dans le domaine des investissements étrangers, il faut malheureusement aussi se méfier de ses alliés. L'affaire Gemplus en est un exemple frappant. En 2002, ce leader mondial des cartes à puce a été partiellement acquis par Texas Pacific Group (TPG), un fonds d'investissement américain. Cette acquisition a soulevé de nombreuses inquiétudes quant à la perte de contrôle sur une technologie stratégique pour la sécurité nationale. Les autorités françaises ont découvert par la suite que TPG entretenait des liens avec la CIA, exacerbant les craintes d'espionnage industriel et de fuites de technologies sensibles.

L'affaire Alstom, particulièrement révélatrice des dangers associés aux investissements étrangers, même de la part de nos alliés, offre un autre exemple. En 2014, la vente de la branche énergie d'Alstom à General Electric a marqué une perte significative pour la France dans les secteurs de l'énergie et de la défense.

Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d'Alstom, a été arrêté aux États-Unis en 2013, accusé de corruption dans une affaire qui semblait viser à affaiblir l'entreprise française. Son arrestation a mis en lumière les pratiques d'intimidation utilisées pour faciliter l'acquisition d'Alstom par General Electric, au détriment de Siemens.

Nous avons alors renoncé à créer un Airbus de l'énergie, qui aurait pu être un acteur majeur de la transition énergétique. Cette affaire démontre clairement comment des alliés peuvent exploiter des failles pour obtenir des avantages stratégiques, soulignant l'importance de renforcer notre vigilance et nos dispositifs de contrôle des investissements étrangers afin de protéger nos intérêts nationaux et notre souveraineté industrielle.

Par ailleurs, et plus globalement, je recommande d'aborder la problématique sur un plan systémique, car celle-ci n'est pas uniquement économique, elle est également politique et culturelle : tous les pans de la société doivent entamer une révolution en la matière. L'intelligence économique doit être intégrée dans nos politiques publiques, dans notre système éducatif et dans nos entreprises. La sensibilisation à la protection des savoir-faire et à la gestion des risques doit devenir une priorité nationale.

Il est impératif, monsieur le ministre, que nous nous dotions d'un ministère de l'industrie et de l'énergie de plein exercice.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. D'accord !

M. Akli Mellouli. La reconquête de notre souveraineté économique passera par notre réindustrialisation et notre capacité à appréhender la transition énergétique, qui est l'enjeu majeur de ce siècle. Ce sujet constitue une cause nationale qui doit tous nous transcender.

Enfin, il est impératif et urgent de travailler ensemble à la protection et à la promotion des intérêts stratégiques de notre pays ! (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et CRCE-K. – Mme Hélène Conway-Mouret et M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Monsieur le sénateur Mellouli, le ton de votre intervention pouvait laisser penser à une critique, mais au fond, vous avez abordé de nombreux points sur lesquels nous sommes en accord.

M. Akli Mellouli. Avant d'être critique, je suis constructif, monsieur le ministre !

M. Jean-Baptiste Lemoyne. C'est de la conviction !

M. Roland Lescure, ministre délégué. Votre approche se révèle aussi convaincue, voire passionnée. Les exemples que vous avez donnés doivent effectivement nous inciter à demeurer alertes quant aux enjeux de l'ouverture internationale, sans que la France se ferme pour autant.

Vous avez évoqué le cas d'Alstom. Si la France n'était pas ouverte aux investissements internationaux, Alstom n'aurait sans doute pas été en mesure d'acquérir Bombardier, une société canadienne, pour en faire le premier groupe mondial de transport, derrière son concurrent chinois. Il nous faut donc trouver un juste équilibre.

Telle est, me semble-t-il, l'essence de la plupart des interventions entendues aujourd'hui, à une exception près, peut-être : parvenir à concilier une France et une Europe ouvertes sur le monde, mais nullement naïves et pleinement conscientes des risques y afférents.

La procédure que nous avons établie ensemble, systématiquement renforcée depuis cinq ans désormais, nous permet de nous approcher au plus près de la vérité, ou à tout le moins de disposer de l'un des processus de protection les plus aboutis au monde.

Dans une vie antérieure, j'ai été moi-même un investisseur relevant du CFIUS et je suis donc passé sous les fourches caudines de l'administration américaine. Notre dispositif n'est pas très éloigné de ceux qui sont en vigueur dans ce pays, où le Congrès examine également ces questions avec la plus grande attention.

Mme la présidente. La parole est à M. Akli Mellouli, pour la réplique.

M. Akli Mellouli. Nous estimons que la critique se doit d'être constructive, c'est pourquoi nous faisons preuve d'un tel esprit. Nous appelons de nos vœux des évolutions dans la gouvernance de nos entreprises, notamment au sein de nos conseils d'administration. Il nous paraît en effet nécessaire d'y associer davantage les organisations syndicales de salariés et de renforcer certains volets du dispositif actuel.

Dans ce cadre, monsieur le ministre, vous pouvez compter sur le soutien du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires pour vous accompagner dans les mesures qui vont dans le bon sens.

Nous devons néanmoins redoubler de vigilance, car les enjeux de demain revêtent une importance cruciale : la transition écologique constituera l'un des vecteurs essentiels de notre souveraineté pour les années à venir.

Mme la présidente. La parole est à M. Fabien Gay.

M. Fabien Gay. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d'abord à remercier notre collègue Jean-Baptiste Lemoyne et notre ancienne collègue Marie-Noëlle Lienemann d'avoir mené ce travail et proposé ce débat aujourd'hui.

Naïveté, passivité ou complicité ? La crise du covid-19 et le manque de masques ont mis en lumière une perte de souveraineté sur nombre d'activités stratégiques et industrielles, nous laissant incapables de répondre aux besoins essentiels des peuples.

Pourtant, ce constat était connu. Depuis plus de cinquante ans, notre pays a connu plusieurs vagues de désindustrialisation. Le résultat est limpide : deux millions d'emplois industriels ont été supprimés, des savoir-faire et des compétences détruits, laissant des régions entières dans un état sinistré. Cela s'est également fait en bradant notre outil industriel à des puissances étrangères : Technip, Nokia, les Chantiers de l'Atlantique, etc. La liste est bien trop longue.

Le président Macron voudrait faire oublier qu'il était déjà aux affaires sous le mandat de François Hollande et qu'il s'est rendu coresponsable des désastres économiques et industriels que nous connaissons depuis plus de dix ans.

Le pire est sans conteste le cas de General Electric. En 2019, le géant américain a préféré acquitter 50 millions d'euros de pénalités plutôt que de créer les emplois promis. Désormais, il rapatrie les brevets aux États-Unis tandis qu'on laisse EDF se débattre pour conserver les turbines Arabelle.

C'est la raison pour laquelle notre groupe plaide depuis des années en faveur d'un renforcement du contrôle des investissements étrangers, mais surtout d'un suivi au fil de l'eau des engagements pris.

Comme le souligne le rapport de la mission d'information consacrée à l'avenir du groupe Atos, fleuron industriel français du numérique désormais en grande difficulté, la France a, certes, renforcé ses modalités de contrôle des investissements étrangers, à l'instar des autres États européens, mais il reste du chemin à parcourir.

Nos administrations centrales ne disposent ainsi toujours pas de moyens suffisants pour contrôler l'effectivité de la mise en œuvre des conditions imposées lors des autorisations d'investir. En outre, ce suivi demeure trop faible, car il n'est ni systématique ni centralisé.

C'est là que l'intelligence économique prend tout son sens. La stratégie déployée aujourd'hui est uniquement défensive, par un renforcement du contrôle de certains secteurs stratégiques, malgré, reconnaissons-le, de rares décisions politiques, comme le refus de vendre Carrefour au géant canadien Couche-Tard opposé par le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Il nous faut à présent construire une stratégie offensive, notamment parce que toute politique de réindustrialisation doit s'accompagner d'une reprise en main de l'ensemble des chaînes de valeur, et ce dans chaque secteur.

Ainsi, si la question de la souveraineté numérique et de la protection de nos données revêt une importance cruciale, nous nous félicitons de l'implantation de data centers. Pour autant, cette activité est gourmande en énergie, et son effet en termes d'emplois reste à démontrer, puisqu'une partie des compétences et des savoir-faire qu'elle requiert, comme le traitement des données, ne seront pas mis en œuvre depuis le territoire français.

Dans le même ordre d'idées, nous observons l'implantation de gigafactories de batteries électriques, alors que, simultanément, Stellantis et Renault sont en train d'opérer la liquidation de leurs sous-traitants, comme l'entreprise MA France à Aulnay-sous-Bois ou encore Impériales Wheels à Châteauroux, seul fabricant français de jantes en aluminium. Notons que le dernier repreneur de cette entreprise a perçu 45 millions d'euros d'aides d'État pour convertir sa chaîne de production en chaîne électrique zéro émission.

Résultat, la boîte fermera le 20 juin prochain. Et que fait le Gouvernement ? Il reste les bras ballants, ou alors, comme vous l'avez fait, monsieur le ministre, il sermonne les ouvriers qui luttent pour conserver leur emploi et sauvegarder leur outil industriel.

Il ne suffira pas, pour promouvoir une véritable intelligence économique, de mener une politique d'offre et de créer les conditions fiscales favorables aux investissements décidés à Choose France, en priant pour que les grands groupes créent de l'emploi. Il faut également conditionner les aides publiques à des garanties sociales et environnementales, demander leur remboursement lorsque des emplois sont détruits et, surtout, responsabiliser les donneurs d'ordre pour éviter les délocalisations. Y êtes-vous prêt, monsieur le ministre ?

J'estime enfin que l'intelligence économique et la souveraineté de la France doivent s'inscrire dans une logique de politique générale qui concerne tous les secteurs, y compris la culture et le sport. Comment admettre, par exemple, que l'emblématique club de football, le Paris Saint-Germain (PSG), soit actuellement aux mains des Qataris, qui abritent du reste – je le dis au passage – le chef du Hamas ?

Preuve des liens étroits entretenus par votre gouvernement et cette puissance étrangère, vous avez même envisagé, un temps, de leur vendre le patrimoine commun que constitue le Stade de France !

L'intelligence économique et le contrôle des investissements étrangers appellent une politique globale, ainsi que les outils législatifs permettant le contrôle et le conditionnement des aides, sans naïveté, y compris à l'égard de nos amis allemands, par exemple, qui ont tout fait pour affaiblir notre énergie nucléaire et notre industrie. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Vous avez ratissé large, si je puis dire, monsieur le sénateur Fabien Gay ! Votre intervention est en effet allée bien au-delà des investissements étrangers en France, que nous contrôlons du reste davantage depuis 2017, avec la mise en place du dispositif que j'ai précédemment décrit. J'ai en déjà cité de nombreux exemples.

M. Fabien Gay. Et MA France ?

M. Roland Lescure, ministre délégué. Prenons Atos, que vous évoquez. Si Atos était resté un fleuron, comme vous le dites, une entreprise en développement et en mesure de conquérir le monde, nous n'en serions pas là aujourd'hui.

En ce qui me concerne, je suis pour des entreprises industrielles qui investissent et qui se développent, fût-ce avec l'appui de capitaux étrangers. J'estime en revanche que ce n'est pas en défendant encore et encore tous les actifs créés que nous renforcerons notre attractivité et la capacité de nos entreprises à se développer, y compris au niveau européen. Sur ce dernier point, nous pourrons sans doute nous accorder sur notre désaccord, monsieur le sénateur.

Faisons par ailleurs preuve d'un peu de discernement. Je conviens que le Stade de France est un très bel actif. Le 12 juillet 1998, comme tant d'autres Français, je me trouvais devant mon téléviseur quand nous y avons gagné la Coupe du monde de football. Il reste que, si les Qataris achetaient le Stade de France – ce qui ne sera vraisemblablement pas le cas –, celui-ci ne serait pas déplacé à Dubaï ou à Abu Dhabi pour autant. Cet actif resterait là où il se trouve.

Ce décret vise les secteurs qui sont réellement stratégiques. Concentrons nos interventions sur ces secteurs qui méritent d'être défendus, et pour tout ce qui n'en relève pas, gardons l'esprit et les yeux ouverts !

Mme la présidente. La parole est à M. Fabien Gay, pour la réplique.

M. Fabien Gay. J'estime pour ma part qu'une politique de réindustrialisation de notre pays doit viser toute la chaîne de valeur, monsieur le ministre. De fait, vous ne me répondez pas sur le fond.

L'on est en train d'implanter des gigafactories. Très bien ! Mais, dans le même temps, on laisse des entreprises, dont certaines sont françaises et dont l'État est actionnaire – Stellantis et Renault –, liquider l'ensemble de la sous-traitance. Estimez-vous que notre pays sera plus fort lorsque, demain, nous ne détiendrons plus l'ensemble de la chaîne de valeur des filières automobile, aéronautique et de tant d'autres filières ?

À l'issue de votre entrevue avec le patron de l'entreprise MA France, située à Aulnay-sous-Bois, votre seule parole a été pour sermonner les syndicats et les salariés qui se sont mis en grève pour soutenir leur emploi et sauvegarder l'entreprise, monsieur le ministre. Le résultat, c'est qu'en une semaine, le tribunal de commerce a liquidé l'entreprise.

Vous persistez pourtant à donner raison au patronat. Vous ne voulez pas responsabiliser les donneurs d'ordre. Je vous le dis avec beaucoup de colère, monsieur le ministre : c'est un véritable scandale ! Et pendant ce temps, la désindustrialisation continue sur l'ensemble du territoire. (M. Akli Mellouli applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à M. Christian Bilhac. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – MM. Bernard Buis et Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)

M. Christian Bilhac. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat attire notre attention sur le sujet du rapport d'information intitulé Anticiper, adapter, influencer : l'intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté, remis au nom de la commission des affaires économiques en juillet 2023.

Ma première remarque portera sur la définition de l'" intelligence économique " : les rapporteurs évoquent la nécessité de se " mettre en alerte " afin de préserver la " compétitivité " de notre économie.

Il s'agit, plus simplement, d'un aspect du renseignement économique, pratiqué par tous les États, et qui constitue une composante à part entière de la guerre économique. L'intelligence économique s'inscrit dans le champ plus large du contre-espionnage pratiqué de tout temps. Le renseignement économique est d'usage entre puissances étrangères, y compris alliées, intéressées par les technologies et les savoir-faire, en l'occurrence français.

Il serait faux d'affirmer que notre pays est désarmé face à l'espionnage économique. Je pense notamment au dispositif d'autorisation préalable des investissements étrangers en France, mentionné dans le rapport.

Ce cadre juridique et administratif donne au ministre de l'économie la faculté de contrôler en amont les projets d'investissement d'origine étrangère et extraeuropéenne dans les secteurs relevant de notre souveraineté.

Défini principalement par décret, le champ de cette autorisation préalable avait été élargi par le volet sur la protection des entreprises stratégiques de la loi Pacte du 22 mai 2019. Il s'agit d'une exception au principe de libre circulation des capitaux, consacré par ailleurs dans le droit international, que tous les États soucieux de leur souveraineté, y compris les plus libéraux, mettent toutefois en œuvre.

Depuis 2019, sont entrées dans le champ du contrôle préalable les entreprises des secteurs de l'aérospatial et de la protection civile, ou encore la recherche et développement en matière de cybersécurité, d'intelligence artificielle, de robotique, ainsi que les activités liées aux semi-conducteurs et celles des hébergeurs de certaines données sensibles.

D'après les informations de la direction générale du Trésor, ce renforcement réglementaire ne s'est pas fait au détriment de l'attractivité économique française.

Enfin, a été pérennisé le contrôle du franchissement du seuil de 10% des droits de vote dans les sociétés cotées sur un marché réglementé par des investisseurs étrangers.

Des trous dans la raquette demeurent toutefois.

Si le cadre réglementaire et législatif existe, les enjeux portent davantage sur sa mise en œuvre. Il faut désormais améliorer le suivi a posteriori des engagements des investisseurs.

Plus largement, et cela nous distingue de nombre de nos partenaires et concurrents internationaux, une véritable culture de la sécurité économique nous fait encore défaut à ce jour. Cela inclut bien sûr la cybersécurité, point sur lequel le Sénat s'était penché dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique.

La défense de notre souveraineté ne saurait donc reposer exclusivement sur l'action de l'administration. Elle doit être l'affaire de chacun, avec une formation nécessaire dans tous les secteurs, qu'il s'agisse des étudiants, des chercheurs, des salariés ou des chefs d'entreprise, en particulier de PME.

L'on se réjouit des bons résultats de l'attractivité économique de la France depuis plusieurs années, mais connaissons-nous toujours les réelles intentions des investisseurs ?

Quid du foncier agricole de notre pays, qui aiguise l'appétit de nombreux investisseurs étrangers ? Ce sujet a déjà fait l'objet d'initiatives législatives, ici même, au Sénat.

Quid des investissements opportunistes visant à bénéficier de subventions publiques sans volonté de s'implanter durablement sur le territoire français ?

Le temps me manque pour revenir sur d'autres points intéressants du rapport, tels que la place de la France dans les comités internationaux d'élaboration des normes.

Vous l'aurez compris, mes chers collègues, le thème de notre débat est au cœur de notre souveraineté. Dans un contexte international préoccupant, sa prise en compte doit présider à la nécessaire réindustrialisation de notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – Mme Hélène Conway-Mouret ainsi que MM. Pierre-Alain Roiron et Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Vous parlez d'or, monsieur le sénateur : s'il convient d'instaurer des dispositifs, d'édicter des règles et d'allouer des moyens – et nous l'avons fait –, il nous faut désormais changer de logiciel national, car la sécurité économique est aussi affaire de culture.

Je me réjouis donc de constater que la représentation nationale se saisit de ce sujet. Il convient que les entreprises s'en saisissent également et que les chambres de commerce les accompagnent sur le terrain en les sensibilisant à cet enjeu.

Il en va de la sécurité économique comme de la cybersécurité. Cette problématique a émergé au cours des dix à quinze dernières années et elle est en passe de devenir un véritable danger, mais aussi un véritable atout pour les entreprises qui s'en saisissent.

Cette révolution culturelle doit avoir lieu. Le dispositif complet dont nous disposons désormais, le rapport que vous citez, monsieur le sénateur, et les débats que nous avons régulièrement y contribuent.

Ce débat est pour moi l'occasion d'engager toutes les entreprises, notamment moyennes et petites, à se saisir de ce défi majeur, qui, s'il est envisagé avec prudence, peut devenir un avantage comparatif considérable.

Des fonctionnaires du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) sont présents dans chaque région, sur le terrain, et prêts à accompagner nos entreprises dans ce processus.

Mme la présidente. La parole est à M. Christian Bilhac, pour la réplique.

M. Christian Bilhac. Nous sommes presque d'accord, monsieur le ministre. Permettez-moi toutefois de vous faire une suggestion : plutôt que d'enquiquiner à longueur de journée, à longueur de mois, à longueur d'année les chefs d'entreprise à coups de paperasserie et de dossiers, l'administration devrait consacrer son temps à former les chefs d'entreprise dans ce domaine.

Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Buis. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – Mmes Guylène Pantel et Hélène Conway-Mouret applaudissent également.)

M. Bernard Buis. Madame la présidente, monsieur le ministre, cher Jean-Baptiste Lemoyne, instigateur de ce débat, mes chers collègues, plus de 15 milliards d'euros d'investissement pour cinquante-six nouveaux projets : telle fut la bonne nouvelle de la septième édition du sommet Choose France, qui a réuni, le 13 mai dernier, plus de 180 chefs d'entreprise étrangère à Versailles.

Depuis cinq ans, la France est le pays européen attirant le plus de capitaux étrangers. C'est dire l'importance des investissements extérieurs en France. Des investissements qui permettent non seulement de renforcer notre compétitivité, mais aussi de créer des emplois pour des milliers de Français. Autant de raisons, mes chers collègues, pour encourager ces investissements.

Il ne faut toutefois pas s'y méprendre : l'investissement étranger, bien que bénéfique pour notre croissance, peut parfois porter préjudice à notre souveraineté économique.

Il faut garder à l'esprit que l'objectif primordial de ces investissements est d'acquérir un intérêt durable dans une entreprise et d'exercer in fine une influence significative sur sa gestion, comme le rappelle l'Insee.

Or les turbulences que traverse la mondialisation ces dernières années, qu'elles soient sanitaires ou géopolitiques, nous imposent de rester vigilants et d'agir en faveur d'une meilleure maîtrise de la situation. Mieux maîtriser, c'est être capable de mieux contrôler. Or sans contrôle, il n'y a pas de souveraineté. Si la peur n'évite pas le danger, le contrôle, lui, permet de l'éviter.

C'est pourquoi je ne peux que saluer les mesures qui ont été prises à la fin de 2019 afin de retirer les antennes 5G du géant chinois Huawei face au risque avéré d'espionnage, ainsi que la mise en place, au début de l'année, de mesures de contrôle et de protection des entreprises et des technologies clés pour notre sécurité. Je pense notamment à l'intelligence artificielle et à la protection de nos données.

Les dispositions prises paraissent toutefois éluder l'élément essentiel de notre souveraineté économique qu'est notre savoir-faire. De la méthode ancestrale d'élaboration de la clairette de Die (Sourires.) à l'artisanat français incarnant l'art de vivre à la gauloise, notre savoir-faire français émerveille à l'international, de l'Australie à la Colombie, en passant par la Roumanie.

Si nos méthodes de production peuvent être développées grâce aux investissements étrangers, ces derniers sont également susceptibles de les menacer.

Prenons, par exemple, le domaine viticole. En 2015 déjà, selon une étude du réseau professionnel Vinea Transaction, 41% des domaines bordelais étaient financés par des investissements étrangers, cette proportion s'établissant à 18% dans le Languedoc et à 13% en Provence.

La Chine – il convient de le noter – a investi massivement dans notre pays, si bien qu'en moins de vingt ans, plus de 47% des investissements étrangers en Nouvelle-Aquitaine étaient chinois.

Il ne vous aura sans doute pas échappé, mes chers collègues, que ces données datent de presque dix ans. À n'en pas douter, la tendance n'est pas à la baisse.

La Chine possède certes désormais 900 000 hectares de vignes sur son sol, mais, fort heureusement pour nous, la diversité des cépages dont nous disposons est unique au monde.

Tous ces investissements ne sont pas sans conséquence. Ils permettent de préserver notre patrimoine et de faire en sorte que notre excédent commercial en la matière perdure.

Cependant, les acteurs de la viticulture bordelaise dénoncent une perte de maîtrise des savoir-faire qui étaient transmis de génération en génération. Le commissaire général de l'événement " Bordeaux fête le vin " pointe notamment du doigt un manque d'expérience et de compétences dans le secteur, conduisant parfois à des liquidations de domaines.

En matière de contrôle des investissements étrangers, la situation actuelle de notre pays peut donc donner lieu à plusieurs lectures.

Les outils de contrôle, comme tous les outils qui sont à la disposition de l'être humain, sont sans doute perfectibles.

Comment les affûter, dans un contexte où, malgré la situation géopolitique instable, la France consolide son attractivité depuis plusieurs années ? Loin d'être une lubie, cette nouvelle attractivité doit nous interroger sur le degré d'attention que nous devons porter, y compris au Parlement, aux financements étrangers.

Je salue à ce titre l'adoption de l'amendement de notre collègue Jean-Baptiste Lemoyne à la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France. Cet amendement, que j'ai cosigné, visait à instaurer un débat annuel au Parlement sur l'intelligence économique et à assurer le suivi du respect des engagements pris par les investisseurs étrangers en incluant ces informations dans le rapport annuel remis au Parlement. Investir est une chose, tenir ses engagements en est une autre !

Notre arsenal juridique a déjà été renforcé par le biais du décret du 28 décembre 2023 relatif aux investissements étrangers en France, qui a pérennisé le contrôle du franchissement du seuil de 10 % des droits de vote dans les sociétés cotées sur un marché réglementé par des investisseurs extraeuropéens.

Le filtre européen ne peut-il toutefois pas être amélioré ? Faut-il contraindre nos voisins membres de l'Union européenne à se doter de mécanismes de contrôle clairs et fiables ?

À l'horizon d'une Europe plus protectrice se dessine, de fait, une France plus souveraine.

Derrière la question de la souveraineté de la France se cachent en réalité les dangers de la captation de notre savoir-faire par des investissements étrangers.

L'échelon local compte autant, sinon plus, que l'échelon européen. Comment associer davantage les réseaux professionnels dans le contrôle ? Que ferons-nous lorsque 50% des parcelles de vignes, dans le Bordelais ou en Bourgogne, seront détenues par des capitaux asiatiques ?

Certaines limites sont tracées pour ne pas être franchies. Celle de notre souveraineté, a fortiori lorsqu'il s'agit de nos liqueurs fruitées, doit à mon sens ne l'être jamais. Il nous revient de continuer à veiller sur le contrôle de ces investissements étrangers.

Quel est votre engagement dans la préservation de notre savoir-faire, et quelles mesures supplémentaires pourrions-nous envisager en ce sens, monsieur le ministre ? Quelle voix la France peut-elle porter auprès de ses partenaires européens afin de renforcer notre coopération et de mutualiser nos protections ? (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Monsieur le sénateur Buis, je veux vous rassurer : si la clairette de Die n'est pas soumise au décret IEF, elle est une appellation d'origine protégée (AOP) bien de chez nous, et elle est à ce titre protégée, y compris dans les accords de commerce international.

Les enjeux que vous mentionnez, notamment viticoles, ne relèvent certes pas directement du champ de la procédure IEF, mais ils sont pris en compte dans le cadre de la gestion du foncier agricole. Le rôle et le pouvoir des sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), outil très français, a été renforcé, à la fin du précédent mandat, par la loi du 23 décembre 2021 portant mesures d'urgence pour assurer la régulation de l'accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires, dite loi Sempastous, du nom du député auteur de ce texte.

Je partage votre conviction que l'investissement étranger n'est pas une fin en soi. Je préférerais pour ma part que des investissements français et européens permettent à toutes nos entreprises de se développer.

La réalité – nous avons évoqué ce point hier encore à Berlin, lors du conseil des ministres franco-allemands, où je me suis rendu avec le Président de la République – est toutefois que nous manquons, en Europe, de capitaux de long terme, ce qui n'est pas le cas des grandes zones d'investissement telles que l'Amérique du Nord. Pour remédier à cette situation, il nous faut renforcer notre capacité collective à développer une épargne française et européenne susceptible d'investir dans les entreprises.

En France, des milliards d'euros se trouvent sur des comptes dormants ou sont investis dans des obligations, des supports monétaires, tandis que nous avons trop peu d'investissements dans le capital-actions.

Nous travaillons au renforcement de l'union des marchés des capitaux au niveau européen. Nous travaillons également à l'allongement de l'horizon de nos investissements, afin de donner envie, y compris à nos jeunes, d'investir dans les entreprises. Tel est le sens du plan d'épargne avenir climat instauré par la loi du 23 octobre 2023 relative à l'industrie verte, dite loi Industrie verte.

Nous y travaillons également en Européens, puisque le chancelier allemand Olaf Scholz et le président Macron sont convenus de porter un projet de produit d'épargne européen qui nous permettra de renforcer les entreprises européennes.

Je vous rejoins donc sur la direction à prendre, monsieur le sénateur. Soyez assuré que nous nous y employons. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret. (M. Akli Mellouli applaudit.)

Mme Hélène Conway-Mouret. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je remercie les collègues qui ont sollicité l'inscription de ce débat à l'ordre du jour.

Alors que les États-Unis, le Canada ou encore l'Australie ont mis en place des mécanismes de contrôle des investissements étrangers dès les années 1970, la prise de conscience par les pays européens, notamment la France, a été plus tardive.

Cela s'explique naturellement par le fait que l'Europe s'est construite autour d'un marché commun gouverné par les principes de la libre circulation des biens et des capitaux, du libre-échange, mais aussi de la liberté des relations financières avec l'étranger, dont la Chine bénéficie de plus en plus, en dehors des investisseurs traditionnels que sont les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Canada. L'exemple le plus frappant est la prise de contrôle, par la Chine, des principaux ports européens, qui a commencé par celle du Pirée, en 2016.

La pandémie a fait bouger les lignes et poussé l'Union européenne à se doter d'un mécanisme de filtrage afin de renforcer son autonomie stratégique.

Au sein de ce mouvement mondial, la France doit trouver un équilibre subtil entre les deux impératifs – vous l'avez évoqué, monsieur le ministre – que sont, d'une part, le renforcement de son attractivité pour accroître sa compétitivité, dont le sommet Choose France, avec ses promesses d'investissements à hauteur de 15 milliards d'euros, est l'un des leviers, et, d'autre part, la réduction de ses dépendances et la protection des secteurs sensibles de la prédation d'investisseurs étrangers derrière lesquels des États concurrents peuvent être à la manœuvre.

C'est dire toute l'importance d'être en mesure de tracer les chaînes de capitaux. Le renforcement du niveau de contrôle le 1er janvier 2024 tout comme l'extension de son champ à de nouveaux domaines vitaux vont dans le bon sens.

Prenons garde, toutefois, que ces mesures ne dissuadent nos potentiels investisseurs et ne débouchent sur des mesures de rétorsion.

Parmi les secteurs sensibles que nous devons protéger, je pense naturellement à celui de la défense, qui a attiré 42 % des investissements contrôlés en 2022 et qui fait l'objet d'un contrôle renforcé du fait de son caractère stratégique et consubstantiel à notre souveraineté.

Ce tissu industriel est fort de 4 000 entreprises et de 200 000 emplois en France. La guerre en Ukraine a prouvé l'importance de notre base industrielle et technologique de défense, aux dépendances limitées, maîtrisées et, surtout, consenties.

Alors qu'il est demandé à ces entreprises de produire plus, plus vite et de prendre des risques, celles-ci sont confrontées à deux obstacles majeurs.

Si la commande publique est un gage de sécurité pour les industriels, elle ne constitue tout d'abord pas une garantie pour autant. L'allongement du calendrier d'un certain nombre de commandes et de livraisons de plusieurs programmes – Scorpion, Rafale, frégates – par rapport à ce que prévoit la loi de programmation militaire l'atteste.

Nos industriels, en particulier les TPE, PME et start-up, peinent ensuite à emprunter du fait des réticences des établissements bancaires à leur consentir des prêts. Ils peinent aussi à lever des capitaux du fait de la frilosité des investisseurs français, avec pour conséquence l'abandon de leurs activités duales, ce qui prive de plus en plus le domaine militaire de la recherche innovante du monde civil.

Il n'est donc pas surprenant que nos entrepreneurs soient tentés de faire appel à des capitaux étrangers. Ce manque d'intérêt des investisseurs français va jusqu'au rachat par des groupes étrangers d'entreprises au cœur de notre souveraineté, telle Exxelia, entreprise qui produit les composants électroniques complexes utilisés par nos sous-marins nucléaires d'attaque, nos avions de combat ou nos lanceurs Ariane. Les exemples de rachat sont, hélas ! nombreux.

L'intelligence économique, qui vise précisément à procéder à une lecture fine des intérêts manifestés par des opérateurs publics ou privés étrangers à l'égard de nos industriels pour nous renseigner sur les segments qui font défaut à nos concurrents, ne mérite-t-elle pas d'être consolidée ? Elle doit in fine permettre d'éviter à temps la disparition de sous-traitants stratégiques, la fuite des compétences et la captation de pépites technologiques par nos compétiteurs, en particulier extraeuropéens, comme ce fut le cas in extremis pour Photonis, car c'est bien sûr par l'avance technologique que se jouera la prééminence militaire dans les prochaines années.

Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.

Mme Hélène Conway-Mouret. Si la prise de conscience de la nécessité de protéger nos intérêts est bien là, le cœur du problème demeure l'insuffisance des financements.

N'est-il pas urgent de développer de nouveaux instruments, tels qu'un produit d'épargne européen, pour trouver des financements sans créer de nouvelles dépendances, monsieur le ministre ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. La réponse est oui, madame la sénatrice ! Le Président de la République et le chancelier de la République fédérale d'Allemagne ont annoncé hier qu'ils souhaitaient développer un produit d'épargne qui permettra notamment d'investir davantage dans l'industrie européenne, et sans doute en premier lieu dans l'industrie de défense, qui – il faut le reconnaître – est aujourd'hui encore trop nationale.

La France est un grand pays de défense, mais aussi un grand pays d'industrie. Pour avoir une industrie de défense de classe mondiale, il faut que le marché de celle-ci dispose de débouchés au-delà du territoire national.

Si le secteur de la défense est fort dans notre pays, c'est pour l'heure en partie grâce à la commande publique. Comme vous le savez, bien que la défense soit exclue du code de la commande publique par des directives européennes, nous avons la possibilité – et c'est heureux – de nous prévaloir de la préférence nationale, pour notre défense nationale comme pour l'exportation.

Il nous faut parvenir à marcher sur ces deux jambes.

Certains dossiers relatifs au secteur de la défense ont été bloqués, tandis que d'autres dossiers ont été autorisés sous réserve de conditions très strictes. Chaque dossier fait l'objet d'un travail d'orfèvre guidé par la souveraineté nationale, en lien avec le ministère de la défense, notre objectif étant de développer une industrie de défense puissante et de qualité. Cela suppose de disposer de davantage de capital, notamment européen.

Toute action concourant au renforcement de notre capacité de défense européenne est naturellement bienvenue.

Comme le Président de la République l'a indiqué dans son discours de la Sorbonne, la défense est l'un des grands axes stratégiques européens qui doivent faire l'objet de manière durable d'une préférence européenne, ce qui est le cas en France, mais pas nécessairement partout ailleurs en Europe.

Mme la présidente. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret, pour la réplique.

Mme Hélène Conway-Mouret. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre. Avec Pascal Allizard, nous avons convoqué les mêmes arguments pour souligner l'importance de soutenir le financement de la base industrielle et technologique de défense et éviter les difficultés qu'emporte la situation actuelle, en particulier la nécessité, pour nos entrepreneurs, de faire appel à des investisseurs étrangers.

En ce qui concerne les mécanismes de contrôle qui sont à l'œuvre et qui peuvent être renforcés, je citerai le veto que les États-Unis opposent une dizaine de fois par an au rachat d'entreprises américaines par des entreprises étrangères, quand nous ne bloquons que trois projets de ce type chaque année dans notre pays. Peut-être avons-nous des progrès à faire dans le sérieux que nous devons exiger des investisseurs qui peuvent avoir des envies de prédation sur ce que nous possédons de plus précieux.

Mme la présidente. La parole est à Mme Marta de Cidrac.

Mme Marta de Cidrac. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, hier Arcelor, leader mondial de l'acier, Pechiney, leader mondial de l'aluminium, Alstom, géant mondial de l'énergie, mais aussi Technip, Lafarge, Alcatel et Essilor ; demain, peut-être, Biogaran ou Atos : depuis quinze ans, la fragilisation et la vente de nos fleurons industriels ont été sans précédent.

Jamais, en si peu de temps, nous n'avons perdu ce que des générations de Français ont mis des décennies à bâtir.

À qui la faute, me direz-vous, mes chers collègues ? Au tournant des années 2000, la faute à cette idée folle : ce « monde qui vient » verrait les pays développés délocaliser à l'étranger, pour ne garder que les services. En somme, une mondialisation heureuse où le marché n'entrerait jamais en concurrence avec les intérêts nationaux.

Pendant quinze ans, cette vaine croyance a infusé dans toutes les sphères, politique, économique, financière. Une sorte d'exception française s'appuyant sur l'idée que les investisseurs n'ont pas de passeport.

Tous les courants politiques ont leur part de responsabilité, mais certains plus que d'autres. Le Président de la République a été ministre de l'économie entre 2014 et 2016. Son revirement souverainiste post-covid, certes salutaire, paraît tardif et surtout, une fois de plus, soufflant dans le sens du vent.

Le mal a été fait. S'il s'annonce peu aisé, le rétablissement doit tous nous mobiliser.

Pour mémoire, nous débattons d'un dispositif qui a pour origine un décret jugé trop protectionniste à l'époque, et qui avait été réactivé par Arnaud Montebourg avant sa démission. « On a toujours tort d'avoir raison trop tôt », disait Marguerite Yourcenar.

S'il n'est plus possible de réparer la casse de ces quinze dernières années, tentons aujourd'hui de défendre ce qui peut l'être.

Le contrôle des investissements étrangers est, à ce titre, une arme. Nous avons vu en septembre dernier le Gouvernement élargir le champ des activités dites stratégiques aux matières premières critiques, de même que le Sénat a voté récemment un suivi plus soutenu des engagements pris au titre du dispositif IEF.

Indéniablement les choses avancent, et il faut le saluer.

Terminé le temps des grandes fusions, aux éléments de langage préparés par les banques conseils, les cabinets et les agences de communication – " mariage entre égaux ", " nouveau leader mondial " ! La crise de souveraineté vécue pendant le covid-19 aura rendu inaudibles ce genre d'arguments auprès des Français. Nos compatriotes ont montré qu'ils étaient attachés à leurs fleurons, et en tant que décideurs publics nous devons accompagner ces aspirations.

Assez ironiquement, les liquidateurs d'hier sont de toute évidence devenus les grands défenseurs de la souveraineté française d'aujourd'hui, quitte parfois à " montrer les muscles " en surjouant l'esprit du dispositif IEF. Chacun en conviendra : une vision souveraine met du temps à s'acquérir.

D'un extrême à un autre, nous sommes passés en 2014 de la vente d'Alstom à General Electric, qui ne concernait rien de moins que notre autonomie nucléaire, au blocage, en 2021, de la fusion entre Carrefour et Couche-Tard ; celle-ci ne présentait pourtant aucun risque pour la souveraineté alimentaire. Sept ans s'étaient écoulés, pendant lesquels le Président de la République d'aujourd'hui a fini par désavouer le ministre de l'économie de François Hollande qu'il était alors.

Le contrôle des investissements étrangers doit donc s'exercer à bon escient : frapper juste, au bon endroit et sans excès. L'idée est d'en minimiser l'imprévisibilité sans décourager non plus les investisseurs étrangers, à plus forte raison lorsque nos intérêts stratégiques ne sont pas menacés.

Cela m'amène à la réflexion suivante. Depuis plusieurs années, notre droit se sédimente à l'épreuve du temps et des événements ; il nous faut maintenant consolider une doctrine d'emploi ferme et efficace.

Aux États-Unis, le système du CFIUS, pourtant bien plus dur que notre dispositif IEF, n'aura jamais été l'ennemi des affaires, bien au contraire !

Aujourd'hui, l'actualité rattrape la théorie et se télescope avec le présent débat. Il s'agit de la vente de Biogaran et du potentiel démantèlement d'Atos, deux dossiers qui seront scrutés quant à l'emploi que Bercy fera du dispositif IEF. Des paroles transpartisanes fortes ont été exprimées sur le dossier Atos ; je les salue et y apporte mon soutien.

Bien que n'étant doté jusqu'à présent d'aucune prérogative en la matière, le Parlement a toujours été un rempart et un aiguillon de vérité pour défendre le patrimoine industriel des Français.

Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.

Mme Marta de Cidrac. Monsieur le ministre, vous l'aurez compris, je souhaitais non pas vous poser une question, mais vous soumettre ces réflexions.

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. J'ai bien entendu vos réflexions, madame la sénatrice : je suis d'accord sur l'essentiel, mais votre présentation de certains dossiers, notamment celui d'Alstom, était quelque peu biaisée.

On oublie souvent de raconter la totalité de l'histoire : quand Alstom a décidé de vendre ses turbines à General Electric, la société était dans une situation extrêmement difficile. Elle s'est ensuite développée, puis est devenue un des champions mondiaux du transport via l'acquisition de Bombardier, que j'ai évoquée tout à l'heure. Dans le même temps, l'activité des turbines à gaz s'est effondrée dans le monde : GE a perdu énormément d'argent et a finalement décidé de revendre ses activités, que nous allons – je l'espère, car la transaction n'est pas encore complètement actée – racheter, dans le cadre de la relance du nucléaire.

Il faut donc faire attention, et regarder toute l'histoire : grâce à la transaction que certains ont regrettée, nous avons aujourd'hui un champion mondial dans le secteur du matériel de transport ferroviaire. Je ne sais pas dans quel état serait Alstom si la société avait gardé son activité turbines.

Concernant les autres dossiers sensibles – Biogaran, Atos –, nous les suivons de très près. Tout dépend de l'identité des acquéreurs potentiels, mais s'ils viennent de l'étranger, et a fortiori d'un pays situé en dehors de l'Union européenne, nous faisons un examen minutieux : nous sommes prêts à nous opposer à des transactions ou à imposer des conditions draconiennes, dans le respect de l'équilibre que j'ai précédemment présenté.

Mme la présidente. La parole est à Mme Marta de Cidrac, pour la réplique.

Mme Marta de Cidrac. Monsieur le ministre, l'idée est non pas de refaire l'histoire et de vous demander de nouveau des explications, mais d'être vigilant pour l'avenir, comme vous l'avez dit.

J'ose espérer que les parlementaires que nous sommes seront aussi associés à ces réflexions. C'était le sens principal de mon intervention, car nous abordons là des sujets très sensibles qui peuvent relever de la souveraineté nationale. J'espère que nous aurons votre attention.

M. Roland Lescure, ministre délégué. Vous l'aurez !

Mme la présidente. La parole est à M. Cyril Pellevat.

M. Cyril Pellevat. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais commencer par remercier, à mon tour, et saluer notre collègue Jean-Baptiste Lemoyne d'avoir pris l'initiative de ce débat.

Dès la proclamation du principe de liberté des relations financières entre la France et l'étranger en 1966, les sujets de défense ont été exclus de son application, au nom de l'intérêt de la Nation. Par la suite, à partir des années 1980 et plus récemment avec le décret Montebourg et la loi Pacte, la France a fait le choix de contrôler les investissements étrangers en France dans divers autres domaines, en soumettant à l'autorisation de Bercy les IEF portant sur une activité réalisée en France et qui, même occasionnellement, participe à l'exercice de l'autorité publique ou est de nature à porter atteinte aux intérêts nationaux.

Sont ainsi concernés, comme cela a été dit à plusieurs reprises – je ne les rappellerai donc pas –, les secteurs dits sensibles par nature, dont la liste est dressée par voie réglementaire.

Plus récemment, le ministre de l'économie a souhaité renforcer les contrôles et, depuis le 1er janvier 2024, ont été incluses dans cette liste les activités portant sur les matières premières critiques, la photonique, les technologies intervenant dans la production d'énergie bas-carbone et la sécurité des établissements pénitentiaires. De même, le régime d'autorisation a été étendu aux prises de contrôle de succursales en France par des entités de droit étranger, et – cela a aussi été dit, voilà l'inconvénient d'être le dernier orateur ! – le seuil déclenchant le contrôle IEF dans les sociétés françaises cotées a été abaissé de 25 % à 10 % des droits de vote.

Cette volonté de renforcer les contrôles se comprend, car elle permet de protéger les intérêts stratégiques français et d'éviter que nos fleurons puissent tomber dans les mains d'États qui pourraient chercher à nuire à la France ou dont les valeurs sont trop différentes des nôtres.

Toutefois, il faut être prudent et ne pas tomber dans un protectionnisme exacerbé. Nous ne pouvons pas, dans le cadre de notre objectif de souveraineté économique et industrielle européenne, nous désoler du manque d'investissements en Europe si nous les entravons, en particulier s'ils sont intraeuropéens. Rappelons que les entreprises de l'Union européenne sont, elles aussi, soumises à la plupart des contrôles mis en place.

Plusieurs spécialistes s'inquiètent de la tendance actuelle au durcissement des contrôles qu'ils estiment être un frein à la constitution de géants européens dans des secteurs stratégiques. Nous devons rester un pays, un continent, ouvert aux capitaux étrangers afin de permettre l'émergence d'un véritable marché de l'investissement dans l'Union européenne.

Un équilibre doit donc être trouvé entre protection de nos intérêts et développement de notre souveraineté économique et industrielle européenne.

Aussi, monsieur le ministre, je souhaiterais savoir comment vous envisagez la construction d'une approche européenne en matière d'IEF qui permettrait de concilier protection de nos actifs stratégiques et nécessité de faire émerger des géants européens dans le cadre de la construction d'une souveraineté économique européenne. La France se positionne-t-elle à Bruxelles en faveur d'une véritable vision européenne sur la question des investissements intraeuropéens ou préférez-vous vous en tenir à une vision plus nationaliste ? Si tel est le cas, pour quelles raisons ?

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué, pour répondre à M. Pellevat, puis pour quelques propos conclusifs. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l'industrie et de l'énergie. Monsieur le sénateur, je vous remercie de vos remarques, qui montrent la nécessité de trouver un équilibre : nous souhaitons une France et une Europe ouvertes sur le monde, en mode " conquête " et non en mode " citadelle imprenable, mais assiégée ".

Nous devons agir en Européens, même si un certain nombre d'éléments importants de souveraineté restent nationaux. J'y insiste, il faut trouver un équilibre. À ce stade, la coordination entre les pays est bien développée, mais sachez que cinq États membres de l'Union n'ont pas de procédure IEF ou l'équivalent, quel que soit le nom qu'on lui donne.

Un règlement européen en cours de discussion devrait contraindre chaque État membre à avoir sa propre procédure, car nous ne souhaitons pas qu'un pays ou un autre devienne le lieu privilégié pour servir de cheval de Troie.

Cher Jean-Baptiste Lemoyne, je tenais à vous remercier tout particulièrement, ainsi que Mme Lienemann, qui ne siège plus dans cet hémicycle, mais avec laquelle vous avez beaucoup travaillé sur ce dossier depuis de nombreuses années. En effet, vous nous permettez de débattre aujourd'hui de manière extrêmement franche, transparente, lucide et équilibrée du sujet des investissements étrangers en France – c'est un défi –, et plus généralement de l'intelligence économique. Il faut que nous puissions, à la fois, nous protéger et nous projeter de manière structurée et systématique, en informant la représentation nationale sur le dispositif, mais aussi en l'associant aux réflexions. Pour tout cela, je vous remercie infiniment.

Mesdames, messieurs les sénateurs, depuis 2019, nous avons profondément rénové notre dispositif national d'intelligence et de sécurité économiques, au-delà d'ailleurs du seul contrôle des investissements étrangers en France, avec trois objectifs : protéger nos actifs stratégiques d'une déstabilisation, tout en captant les opportunités de partenariats internationaux bénéfiques et en maintenant le principe d'une économie ouverte ; garantir nos chaînes d'approvisionnement, car, nous l'avons vu pendant la crise du covid-19, elles peuvent être mises à mal ; prévenir l'application d'une réglementation étrangère qui affecterait nos intérêts économiques, industriels et scientifiques – un point important, même si nous l'avons peu évoqué aujourd'hui.

Pour atteindre ces trois objectifs, nous utilisons des outils qui nous permettent de prioriser notre surveillance sur des entreprises, des laboratoires publics, des technologies critiques et des secteurs particuliers. Nous avons évidemment en tête des États dont nous nous méfions un peu plus que d'autres – il faut le reconnaître.

Ce dispositif élargi et renforcé nous a permis de détecter et de traiter près de 1 000 cas de sécurité économique en 2023, soit trois fois plus qu'en 2020, ce qui traduit la montée en puissance de notre détection et peut-être aussi celle des risques. Nous avions répertorié 350 alertes de sécurité en 2020, 480 en 2021, puis 700 en 2022 et, je viens de le dire, presque 1 000 en 2023.

Pour entrer dans le détail, près de 50% des alertes sont de nature capitalistique : investissement, achat d'une part minoritaire, etc. Ensuite, 40% des alertes concernent des risques sur les savoirs et savoir-faire stratégiques. Enfin, 10% des alertes relèvent d'actions de déstabilisation ou du simple droit commun.

En la matière, je vous assure que nous n'avons que des partenaires, et aucun ami.

Parallèlement, le Gouvernement a significativement renforcé ses instruments d'action selon le principe que toute alerte détectée doit être traitée.

Au-delà du contrôle des investissements étrangers, sur lequel je vais revenir, notre premier réflexe est de toujours établir un dialogue avec les entreprises et les investisseurs identifiés de façon à éluder, atténuer ou éliminer la menace. Face au développement des législations à portée extraterritoriale, nous avons renforcé – c'est un point très important – l'applicabilité et la reconnaissance de la loi du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, dite loi de blocage. Ce texte vise à nous prémunir contre des demandes d'information au titre de procédures judiciaires ou administratives que nous qualifierions d'abusives.

Nous avons ainsi, par un décret récent du 18 février 2022, créé un guichet d'accompagnement des entreprises qui est rapidement monté en charge – on a noté 98 saisines en deux ans –, avec une reconnaissance quasi systématique par les autorités étrangères de son action.

Nous mobilisons également des fonds publics, en lien avec Bpifrance, notamment la poche d'investissement French Tech Souveraineté dotée de 650 millions d'euros.

Enfin, nous venons, par un décret très récent du 14 mai 2024, de renforcer le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation. Il permet d'empêcher des individus ou des entités malintentionnés d'accéder aux savoirs et savoir-faire sensibles.

Par ailleurs, et l'essentiel de nos débats aujourd'hui ont porté sur ce point, la France dispose désormais de l'un des régimes les plus aboutis s'agissant du contrôle des investissements étrangers en France. Je ne le décrirai pas, car il l'a déjà largement été par vous, mesdames, messieurs les sénateurs, dans vos interventions et par moi-même dans mes réponses. Le dispositif a été renforcé trois ou quatre fois au cours de ces dernières années. En janvier 2024, il a été étendu à la recherche et développement (R&D) dans les technologies bas-carbone, d'extraction, de transformation et de recyclage de matières critiques : ces secteurs sont, si je puis dire, les derniers nouveaux venus !

Nous avons aussi renforcé les moyens humains, comme j'ai eu l'occasion de l'évoquer : près de 30 personnes travaillent quotidiennement à l'instruction des demandes et au suivi des engagements, et je les en remercie.

Malgré le ralentissement de l'activité de fusions-acquisitions dans le monde, l'activité du contrôle des IEF est restée stable en 2022. Vous aurez le rapport complet pour 2023, qui devrait être prêt d'ici à la fin du mois de juin, mais les premières indications que nous avons eues montrent une relative stabilité de l'activité. Le nombre de dossiers était de 325 en 2022, de 328 en 2021 et le chiffre sera similaire en 2023.

En 2022, 131 opérations d'investissement étranger ont été autorisées par le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, 53% d'entre elles étant assorties de conditions pour préserver les intérêts nationaux. Ce taux s'élève, dans le secteur de la défense, qui représente à lui seul 40% des procédures IEF, à 76% des autorisations délivrées.

Le rapport qui sera disponible à la fin de juin sera complété par les informations que vous aviez demandées à la suite du dernier rapport, notamment d'informations sur les contrôles des contrôles. Une fois le contrôle effectué et les conditions fixées, est-ce suivi d'effets ? La réponse est oui : le suivi est fait de manière systématique.

Mme la présidente. Il faut conclure, monsieur le ministre.

M. Roland Lescure, ministre délégué. Je ne serai donc pas plus long, même si j'avais encore de nombreuses choses à vous dire. Je me réjouis que nous soyons parvenus à porter le sujet au niveau européen, qui est la bonne échelle pour rééquilibrer le dialogue avec nos plus grands partenaires. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)


source https://www.senat.fr, le 7 juin 2024